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De la pop music au pop art

Publié le 02 avril 2016 — par Pierre Evil

© DR

“You could just dance to a rock’n’roll station (and it was alright)” : une autre histoire des origines du Velvet Underground.

C’est à la radio que tout a commencé, et le grand responsable de tout ça, c’est Murray the K.

Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Lou Reed, dans sa chanson « Rock’n’Roll », quand il raconte comment la vie de Jenny a été sauvée le jour où elle s’est branchée sur cette radio de New York qui passe cette « super super musique », le rock’n’roll. Et Jenny, bien sûr, c’est lui, c’est John Cale, c’est Sterling Morrison et Moe Tucker, et c’est nous quand plus tard nous entendrons sa musique à lui à la radio.

Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les Ramones quand ils chantent, produits par ce barge de Phil Sector, l’âge d’or de la radio rock’n’roll, en 1979 : « Te souviens-tu de la radio rock’n’roll ? Te souviens-tu de Murray the K, d’Alan Freed et de la haute énergie ? »

Oui, à l’origine du Velvet Underground, il y a la « rock’n’roll radio » de Jenny et des Ramones, et il y a ce type qui parlait dedans, Murray Kaufman alias Murray the K, le disc-jockey numéro 1 de New York au début des années 1960.

Tous les soirs, les 50 000 Watts des émetteurs grandes ondes de la station WINS réverbéraient sa voix sur toute la Côte Est. À 19 heures tapantes, Murray ouvrait sa Swingin’ Soiree par une chanson de Sinatra, et ensuite, pendant quatre heures, entre deux jingles fracassants, il délirait, il cabotinait, il s’excitait tout en passant les derniers sons à la mode, des chansons et des artistes qu’il était souvent le premier à lancer — en 1964, sa propagande survoltée pour les Beatles lors de leur première tournée américaine lui valut d’être ironiquement baptisé par George Harrison « le cinquième Beatle », une étiquette qu’il exploita ensuite éhontément, sur les ondes et sur la pochette des compilations qu’il sortait sous son nom.

Et quand les vacances scolaires arrivaient, il réunissait tous les artistes du moment sur la scène du théâtre Fox de Brooklyn dans des spectacles à rallonge qui attiraient des milliers d’adolescents de tout New York. De tôt le matin jusqu’à tard le soir, pour 2 dollars 50, on pouvait le voir se dandiner et éructer sur scène avec son chapeau porky pie sur la tête et sa femme Jackie the K à ses côtés, tandis qu’il faisait passer et repasser les vedettes à l’affiche, qui venaient interpréter une ou deux chansons à raison de six ou sept shows par jour.

Pendant toutes ces années, Murray the K fut le roi de New York, l’idole des jeunes, l’une des personnalités les plus influentes du music-business de la Côte Est. Et il fut aussi le trait d’union secret qui unissait déjà la petite famille du Velvet Underground avant même qu’elle ne se forme.

Lou Reed fut le premier à être converti. À 16 ans, alors qu’il rêvait de devenir une vedette du doo-wop avec son groupe de lycée les Shades, son plus beau titre de gloire fut d’entendre un soir leur 45 tours So Blue dans le programme de Murray the K — mais selon la légende colportée par Reed dans ses interviews, « le K » était malade ce soir-là, et c’est donc à un autre présentateur qu’ils durent leur bref contact avec la gloire (le 45 tours ne fut plus jamais diffusé, et les Shades se séparèrent peu après).

Et lorsque, six ans plus tard, Reed rejoignit les ateliers miteux de Pickwick Records pour débiter des imitations de hits au kilomètre, la Swingin’ Soiree de WINS était toujours son Graal. Car pour tous les tâcherons de la pop song dont il était alors, le rêve ultime, c’était qu’une de leur composition finisse dans le programme de Murray the K, entre les dernières productions sorties des studios du Brill Building, de Hitsville USA à Detroit ou de l’esprit wagnérien de Phil Spector.

Le second à succomber fut Andy Warhol. Il avait beau avoir deux fois l’âge moyen du public du K, lui aussi adorait se rendre au théâtre Fox de Brooklyn pour le voir présenter sa parade de stars juvéniles. Dans Popism, il raconte comment il y allait avec sa petite bande, et comment ils restaient là à regarder les artistes au programme ce jour-là — Dion, les Drifters ou Marvin Gaye — jouer et rejouer leurs titres toute la journée1.

C’était ce que Warhol appréciait dans la musique pop : son évidence martelée. Au début des années 1960, lorsqu’il s’était mis sérieusement à peindre, il avait ce rite avant de commencer un tableau : pour se vider l’esprit, il posait un 45 tours de rock’n’roll sur la platine et il le faisait jouer encore et encore, sans jamais l’arrêter. Et à la Factory, tandis qu’Ondine et Billy Name faisaient brailler leurs disques d’opéra, lui laissait la radio allumée pour écouter les derniers succès du hit-parade, « Sugar Shack ou Blue Velvet ou Louie Louie — ce qui passait à ce moment-là2 ».

C’était ce qu’il y avait de magique avec la radio d’alors : tout le monde l’écoutait, même des musiciens d’avant-garde comme John Cale et Tony Conrad. Le soir, lorsqu’ils étaient revenus dans leur appartement de Ludlow Street après six heures de drones cisaillés pour le Dream Syndicate de La Monte Young, eux aussi se branchaient sur la Swingin’ Soiree. Et ce n’était pas par snobisme, mais simplement parce que ce qu’ils y entendaient les excitait.

Ils aimaient écouter les élucubrations de Murray the K, parce qu’ils y entendaient passer un peu de l’électricité de l’époque, cette vague de « haute énergie » que chacun sentait confusément monter depuis le début des années 1960. Mais ce qui les enthousiasmait vraiment, c’étaient les chansons qu’il passait — le Wall of Sound des Ronettes et des Crystals, les harmonies des Everly Brothers, l’enthousiasme syncopé des Beatles.

Pour les gens sérieux, ce n’étaient là que mélodies criardes et produits de consommation jetables, de la « musique Mickey Mouse », comme disaient les cadors jazzy de Motown pour parler des chansons que Berry Gordy leur faisait jouer. Rien qui puisse parler à des adultes. Rien qui puisse parler de choses d’adultes.

C’est pourtant cette musique-là que Lou Reed et John Cale décidèrent de faire lorsqu’ils se trouvèrent, quelque part en 1964 dans les parages des studios Pickwick. Pas du folk, pas du blues, pas du jazz ni de la musique contemporaine, tous genres estampillés « légitimes » par les gens de goût. Non, ce qu’ils feraient, ce serait du rock, cette musique puérile et primaire que l’on entendait à la radio. Parce que, lorsqu’ils l’écoutaient à la radio, eux entendaient autre chose. Quelque chose de profond. Quelque chose de puissant. Quelque chose qui était encore en devenir et que l’on sentait là, caché.

Pour eux, sous la surface des succès du hit-parade, il y avait une force obscure qui palpitait, une beauté bizarre en attente d’être révélée. Et ils n’étaient pas les seuls à le penser. Le premier à l’avoir deviné fut Kenneth Anger, et de ce mystère il avait fait un film, Scorpio Rising (1963).

L’idée lui en était venue à l’été 1962, qu’il avait passé sur la plage de Coney Island à mater les garçons qui se prélassaient, roulaient des mécaniques et draguaient avec leurs transistors allumés. Scorpio Rising était le résultat direct de ses rêveries de débauche estivale bercées par les hits qui sortaient des petites radios.

Formellement, Scorpio Rising se présentait comme un film de bikers dévoyé, un hymne homo-érotique au corps masculin qui rejouait la Passion en mode sado-maso en trente minutes. Mais en réalité, Scorpio Rising, c’était d’abord une bande-son, le montage ininterrompu d’une dizaine de succès du top 40, du « Fools Rush In » de Ricky Nelson à l’instrumental surf « Wipe-Out » des Surfaris. Soigneusement choisies par Anger, toutes ces chansons, immédiatement reconnaissables pour le spectateur de 1963, soulignaient, explicitaient, amplifiaient la force des images sur lesquelles il les avait posées.

Et c’est ainsi que le « Blue Velvet » de Bobby Vinton ne célébrait plus la beauté d’une femme vêtue de velours bleu mais la virilité moulée dans un jean d’un motard anonyme ; que le « He’s A Rebel » des Crystals arrivait sur des images du Christ avec ses disciples ; que le « Party Lights » de Claudine Clark accompagnait une fête entre hommes tournant à l’orgie sadomasochiste lorsque la bande-son enchaînait sur le « Torture » de Kris Jensen… et ainsi de suite jusqu’au virage final, quand la guitare des Surfaris emmenait le motard christique d’Anger droit à la mort.

Avec son imagerie provocatrice — homosexualité, S/M, nazisme, religion, mort —, Scorpio Rising détournait le jukebox de 1963 pour en faire une suite de ritournelles malsaines, sans en changer ni les paroles, ni la musique. Signe que l’on pouvait faire autre chose de ces chansons, de cette musique. Et de fait, après ce film, Anger ne cessera plus de trimbaler son aura d’ange déchu auprès des demi-dieux païens du rock’n’roll, à San Francisco pendant le Summer of Love, puis autour des Rolling Stones et de Led Zeppelin dont il fit un temps ses hérauts lucifériens.

Scorpio Rising avait été vite remarqué dans le petit milieu des amateurs de cinéma underground. La plupart du temps, c’étaient les images d’Anger qui impressionnaient, ces corps provoquants, ces symboles morbides magnifiés par les couleurs saturées de la pellicule Ektachrome. Mais Barbara Rubin3, elle, avait parfaitement compris que la puissance du film d’Anger résidait d’abord dans l’alliage entre ses images scandaleuses et sa bande-son de chansons pop.

À la mi-1963, alors qu’elle avait à peine 18 ans, elle avait filmé sous le titre de travail Cocks and Cunts une orgie costumée dans l’appartement de John Cale et Tony Conrad. Rebaptisé Christmas on Earth en référence à un poème de Rimbaud, le film se présentait comme une succession de scènes muettes de sexe explicite projetées en surimposition. Selon les instructions de Rubin, ces images devaient être accompagnées par une radio allumée à fond sur un programme de rock.

Barbara Rubin retrouvait ainsi la magie du hasard objectif qui avait inspiré Anger à l’été 1962 quand il allait traîner sous la promenade en bois de Coney Island au son des transistors. Et elle démontrait par l’absurde que la musique pop pouvait transgresser tous les tabous, et se mettre à parler de bites et de cons, de pédés et de gouines, d’orgies et de décadence.

Alors, quand elle a découvert que John Cale chez qui elle avait tourné Christmas on Earth appartenait désormais à un groupe de rock qui faisait exactement cela — chanter Sacher-Masoch, les shoots d’héroïne, les dealers à Harlem —, elle ne put qu’être ravie de l’entendre jouer sur les images de son film. Ces chansons scandaleuses qu’elle espérait peut-être entendre un jour à la radio (d’où le dispositif qu’elle avait choisi en guise de bande-son), elles existaient désormais : c’étaient les chansons du Velvet Underground. Et c’est pour accompagner Christmas on Earth et Scorpio Rising que les Velvet jouèrent leurs premiers concerts à l’été 1965, derrière l’écran de la Cinematheque de Jonas Mekas.

Quelques mois plus tard, Barbara Rubin invitera Andy Warhol à venir les entendre au Café Bizarre, et le reste appartient à l’histoire.

Avec leurs chansons vénéneuses, les Velvet n’ont pas révélé le côté obscur du rock’n’roll. Ils ont révélé que le rock’n’roll pouvait parler du côté obscur. Franchement, sans gants, ni litote, ni métaphore. C’est ce qu’Andy Warhol aimait chez eux. Et c’est d’ailleurs à cela que l’on voit que, contrairement à ce qu’a souvent affirmé Paul Morrissey, l’arrivée du VU à la Factory n’a pas été qu’un coup de pub destiné à rapporter de l’argent. Parce que, quand on veut gagner de l’argent avec un groupe de rock, on ne met pas dans son album une chanson qui dit : « Quand je mets l’aiguille dans ma veine / J’te l’dis, les choses n’sont plus pareilles ».

Aucun disc-jockey n’aurait osé passer une chanson comme ça, en 1966. Le VU était l’enfant de l’âge d’or de la « rock’n’roll radio », mais pour l’entendre, inutile de le chercher sur les ondes. Il fallait aller dans cette salle de bal polonaise de l’East Village, le Dom. Andy Warhol avait dû installer là les Velvets parce que le promoteur du premier lieu où ils auraient dû jouer leur avait finalement préféré les inoffensifs Young Rascals ; et plutôt que d’appeler sa boîte Andy’s World, comme il l’avait initialement promis à Warhol, il avait plutôt opté pour le patronage d’une personnalité moins sulfureuse.

Le nom de cette boîte ? Murray the K’s World.

 


1. Andy Warhol et Pat Hackett, Popism, Harvest, 1990, p. 18-19.

2. Ibid., p. 64. Il s’agit de hits de l’année 1963 : « Sugar Shack » de Jimmy Gilmer & the Fireballs, « Blue Velvet » de Bobby Vinton, « Louie Louie » des Kingsmen.

3. Figure encore méconnue aujourd’hui, Barbara Rubin est cette adolescente-prodige qui fut l’une des personnalités les plus créatives du New York des années 1960 ; assistante de Jonas Mekas à la Coopérative des Cinéastes, amie et égérie d’Allen Ginsberg, elle est à jamais immortalisée en train de masser le crâne de Bob Dylan au verso de la pochette de son premier album électrique, Bringing It All Back Home.

Pierre Evil