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La Neuvième de Beethoven, phénomène de société au Japon

Publié le 09 novembre 2016 — par Michael Wasserman

— beethovenanarutocity04.jpg - © DR

Au pays du Soleil-Levant, tout un peuple fait une fixation sur la Neuvième Symphonie. L’œuvre fétiche de Beethoven relève de toute évidence à ses yeux d’une sorte de rite hivernal, comme une version laïque de la messe de minuit.

— Beethoven - Symphony No.9 (10.000 Japanese) - Freude schöner Götterfunken

Tout observateur demeurant suffisamment longtemps au Japon pour y percevoir les phénomènes sociétaux récurrents d’année en année est amené à la singulière constatation suivante : décembre est le moment de la Neuvième Symphonie de Beethoven, programmée jusqu’à plus soif par l’ensemble des orchestres symphoniques professionnels sans exception, et interprétée jusque dans les zones les plus reculées du pays par d’innombrables formations chorales. Certaines d’entre elles, les « associations pour chanter la Neuvièmedaiku wo utau kai »), n’ont d’ailleurs d’autre raison d’être que l’exécution de cet unique morceau, se réunissant à partir de l’été pour préparer, sous la direction d’un maître de musique local, le concert de fin d’année, souvent accompagnées par l’orchestre symphonique professionnel de région.

Cet étrange phénomène pose (au moins !) trois questions : pourquoi la Neuvième, pourquoi décembre, alors que l’œuvre ne présente à l’évidence aucune connotation hivernale, et surtout pourquoi une si affolante unanimité ? Le responsable bien involontaire de cette pratique est sans doute le chef Joseph Rosenstock, qui dirigea pendant une dizaine d’années l’Orchestre de la radio japonaise (l’actuel Orchestre symphonique de la NHK). Ce grand maître, pressenti pour prendre en 1933 la direction musicale de l’Opéra de Berlin, accédant ainsi à la tête de la scène lyrique allemande, avait dirigé le 31 décembre 1932 à la radio berlinoise un concert programmé pour que l’attaque du mouvement choral de la Neuvième coïncidât avec le passage à l’an nouveau. Mais la prise du pouvoir par Hitler (30 janvier 1933) l’avait bientôt cantonné à la direction de l’Orchestre du Jüdischer Kulturbund, avant de le contraindre, en 1936, à s’exiler au Japon, où il semble avoir éprouvé la nostalgie du concert de la Saint-Sylvestre berlinoise qui avait marqué l’éphémère apogée de sa carrière ; ainsi aurait-il pris l’habitude d’inscrire la Neuvième au programme de son orchestre japonais dans les tout derniers jours de l’année.

Lorsque Rosenstock quitte le Japon (non sans avoir dûment consacré son concert d’adieux à une Neuvième…) pour prendre en 1946 la direction musicale du New York City Opera, on assiste à la mise en place d’un phénomène qui ne peut plus aujourd’hui faire l’objet d’une explication pleinement satisfaisante, la documentation demeurant fragmentaire et les témoignages contradictoires. Voulut-on rendre hommage au maître qui avait joué auprès de l’orchestre, aujourd’hui l’une des grandes phalanges du circuit international, un rôle d’éducateur inégalable ? Ou bien a-t-on pensé que, si le grand Rosenstock lui-même était à ce point attaché à programmer la Neuvième en fin d’année, c’est qu’il s’agissait là d’une vénérable tradition germanique qu’il importait d’observer avec une égale vénération ?

Quoi qu’il en soit, l’Orchestre symphonique de la NHK a depuis 1947 systématiquement programmé la Neuvième à l’approche du Nouvel An, procédant même, à partir des années 1975, afin de répondre à la ferveur croissante du public, à quatre ou cinq concerts invariablement donnés entre le 22 et le 27 décembre, à guichets fermés, dans une salle de trois mille places. Il parut donc naturel aux associations orchestrales qui se constituèrent après la guerre dans l’ensemble du pays de faire de même, d’autant qu’elles y trouvèrent un puissant intérêt économique : l’engouement du public et des collectivités aidant, certaines formations, qui avaient vocation à rayonner sur une vaste région, en vinrent, dans le courant des années 1980, à assurer près de vingt exécutions de la Neuvième au cours du mois de décembre, effectuant comme une tournée de médecin de campagne auprès des associations chorales qui les sollicitaient. Le sommet de la vague se situe au tournant des années 1990 : les neuf formations symphoniques professionnelles que compte à cette époque Tokyo donnent alors une cinquantaine d’exécutions de la Neuvième, et des manifestations babyloniennes mettant à contribution entre cinq mille et dix mille choristes sont organisées annuellement dans des palais des sports à Tokyo et à Osaka.

 

Extrait du catalogue de l'exposition Ludwig van. Le mythe Beethoven, Paris, Gallimard / Cité de la musique-Philharmonie de Paris, pp. 114-115.