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La visite de Bowie à Balthus

Publié le 05 mars 2015 — par Bertrand Dermoncourt

© DR

Réputé pour son mutisme, le peintre Balthus ne donnait quasiment jamais d’entretien à la presse et ne recevait que quelques célébrités dans son chalet chic de la Rossinière, en Suisse romande. David Bowie fut l’une d’elles.

En 1994, la star du rock rend visite à son aîné, et la conversation est immortalisée dans la revue Modern Painters. Pour Bowie, peintre à ses heures perdues, c’est une sorte de pèlerinage, mais il vient aussi en voisin. La plus grande maison en bois des Alpes, qui avait été acquise et restaurée par Balthus, se trouve dans le Pays-d’Enhaut, à quelques kilomètres de Lausanne où est domicilié le chanteur. Alors âgé de quatre-vingt-six ans, le vieux maître est un artiste au style figuratif reconnaissable entre mille, créateur d’un univers diaphane peuplé de jeunes adolescentes. […] En apparence, Balthus ne quitte jamais les sujets les plus classiques. Mais cette tranquillité est toujours démentie par la présence, dans ses tableaux, de motifs sexuels. À sa façon, il sait à la fois séduire et déconcerter. Solitaire et mondain, plein d’humour mais sévère, Balthus n’est pas à un paradoxe près. David Jones, alias David Bowie, dont les différents travestissements façonnent l’image d’un artiste en perpétuel devenir, doit se reconnaître dans cet affabulateur de génie, qui se présente comme le comte Balthus Klossowski de Rola, “descendant de lord Byron, cousin des Romanov et des Poniatowski”, alors qu’il était né à Paris d’émigrés polonais. […] Ses biographes, qui peinent à trouver les clés de son œuvre, préfèrent souligner la part de mystification de ce personnage hors du commun, à la fois secret et jet-set. Là encore, quand on évoque Balthus, Bowie n’est pas loin. N’est-il pas devenu, lui aussi, plus célèbre que ses œuvres ? L’un et l’autre ont le don d’être au bon endroit au bon moment.

Élève de Bonnard et de Rilke, confident de Giacometti, ami d’Artaud et de Bataille dans sa jeunesse, Balthus, ce Parisien actif, est devenu sur le tard l’Ermite du chalet de la Rossinière. […] Bowie est l’un des rares invités à entrevoir quelques peintures inachevées dont, sans doute, sa dernière toile, à laquelle il travaillait encore avant sa mort en 2001, une nouvelle Jeune fille à la mandoline, un thème récurrent dans son parcours d’artiste. Pour lui, l’expression “jouer de la mandoline” désigne les plaisirs saphiques. Mais à Bowie qui l’interroge sur la nudité de ses sujets, il répond que "l’érotisme que les gens voient toujours […] est dans leur propre regard1 ”. Pour le chanteur androgyne des mondes ambigus, aux textes souvent hermétiques, c’est une belle leçon d’équivoque. L’art de Balthus se doit d’exprimer le réel en le transfigurant. Sa vie, c’est son travail solitaire et rien d’autre. Rideau.

Bowie lui aussi s’est toujours caché, mais, contrairement à Balthus, a vécu ses travestissements en plein jour, à la face du monde. Revêtir un masque, le rendre aussi sexy que possible, inventer une musique qui va avec et la faire connaître au plus grand nombre : telle a été, depuis la fin des années 1960, sa démarche artistique. Difficile d’imaginer un parcours plus égotiste, rempli d’amitiés déçues, de groupes éphémères et de collaborations fructueuses mais souvent sans lendemain. Pas plus que Balthus Bowie n’a fait partie d’un mouvement. Il est donc piquant que sa discussion avec Balthus, telle que l’on peut la lire aujourd’hui, débute sur son regret du “sens de la communauté dans le milieu artistique”. L’auteur de l’opportuniste Let’s Dance dénonce par la même occasion “l’esprit carriériste et individualiste” contemporain : une façon bien à lui d’exprimer des remords ? De dire sa fascination pour les artistes des années 1930 ? Ou la nostalgie du Swinging London  de sa jeunesse ? On n’en saura pas plus car la conversation se poursuit directement par l’évocation du souvenir de Picasso et de Duchamp, deux figures incontournables, et dont le rayonnement personnel semble ensorceler Bowie.

Ensuite, Balthus y va de sa dénonciation du “goût étrange pour l’horreur” qui caractérise selon lui le xxe  siècle. Son interlocuteur, très à l’écoute, lui fait remarquer que “les événements extraordinairement violents” de l’époque ont pu inciter le public “à contempler la décadence plutôt que la beauté”, en pensant peut-être aux outrances du personnage qui l’a fait connaître, Ziggy Stardust. Cela ne convainc pas le vieux peintre, qui ne comprend pas “ce besoin de s’exprimer soi-même” de nombre d’artistes. Visiblement, il ne sait pas que Bowie, autodidacte,  s’est formé dans l’euphorie de la découverte de la culture populaire et antiacadémique. Tout à son admiration de Balthus, Bowie défend l’artisanat, ce qui est normal lorsque l’on a produit des disques aussi fignolés que les siens. On comprend moins son éloge des écoles d’art, qu’il n’a pas vraiment fréquentées, contrairement à Brian Eno ou Bryan Ferry. Bowie, lui, est resté tout au long de son parcours un intuitif2. Son art n’est pas intellectuel ; parfois distant,  il n’est jamais cérébral.

Si Bowie a su tirer le meilleur des cultures savantes avec lesquelles il a expérimenté, il est toujours resté dans les limites d’un environnement pop accessible. Bien plus cultivé et curieux que la moyenne de ses condisciples, il ne doit pas son succès à ses références élitistes ou à la qualité de ses disques, mais à la virtuosité avec laquelle il a joué des médias de masse. D’ailleurs, face à Balthus, pas une fois il n’évoque son propre travail. On peut y voir le signe d’une réserve un peu affectée, mais n’est-ce pas plutôt la manifestation d’un certain sens des valeurs3 ? La lucidité est au cœur de son parcours, même dans ses moments les plus fous. Avec son mélange de spontanéité et de savoir-faire, de simplicité et de sophistication, d’inspiration et d’influences extérieures, sa musique possède toujours, dans ses meilleurs moments, un étonnant sens du style. À sa façon, Bowie est bien ce “jeune homme doué d’une singulière gravité […], un ombrageux dédain doublé de sagesse”, dont parlait Pierre-Jean Jouve à propos de Balthus.


1. “Conversation avec David Bowie”, in Balthus, portraits privés, Noir et blanc, 2008.
2. Il écrit à l’occasion de l’exposition Painting and Sculpture, New Afro/Pagan and Work 1975-1995 : “En art ou en musique, je n’ai pas de véritable style, ni de métier ou de technique. Je me jette à l’eau, porté aussi bien par une vague d’euphorie qu’un état d’esprit proche de l’abattement. Tout cela tient généralement grâce à une volonté obsessionnelle de créer quelque chose de nouveau.
3. Lorsqu’on lui demande quelle est la musique qui le touche le plus, il ne cite d’ailleurs aucune de ses références pop habituelles, Pink Floyd, le Velvet Underground ou Scott Walker, mais les Quatre derniers lieder de Richard Strauss, dans l’interprétation de Karajan et Janowitz.

Extrait de David Bowie, par Bertrand Dermoncourt, préface d’Eric Dahan, Actes Sud, 2015.