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Stockhausen et la constante recherche de l'Unité

Publié le 01 janvier 2016 — par Laurent Feneyrou

— Stockhausen - © DR

Des élans de Kreuzspiel aux derniers feux de Klang, l'œuvre de Karlheinz Stockhausen se révèle titanesque. Le musicologue Laurent Feneyrou en présente toutes les facettes.

— Karlheinz Stockhausen, par Laurent Feneyrou

Titanesque est l’œuvre de Karlheinz Stockhausen : plus de trois cent soixante-dix numéros d’opus (dont un cycle de sept opéras), qui jalonnent près de soixante ans de création ; dix-sept volumes d’écrits, où se déploient une pensée théorique de premier plan et une description de la plus grande minutie de ses partitions ; d’innombrables concerts, notamment du 14 mars au 14 septembre 1970, lors de l’Exposition universelle à Osaka, quand une vingtaine de solistes interprétèrent quotidiennement sa musique pendant plus de cinq heures, touchant près d’un million de visiteurs ; une intense activité pédagogique aux Cours de Cologne pour la nouvelle musique (1963-1968), à l’Université de Pennsylvanie (1965), à l’Université de Californie (1966-1967), et à la Musikhochschule de Cologne (1971-1977), et régulièrement en Europe, en Amérique du Nord et en Asie, jusqu’à la création en 1998 des Cours Stockhausen, à Kürten…

L’œuvre de Karlheinz Stockhausen se situe entièrement sous le signe de l’Un et prend pour image la spirale, englobant dans ses rets, en un même vortex, tous les éléments de l’écriture musicale et de son interprétation. Il en résulte une scrupuleuse codification des sons et de leurs dimensions constitutives, des durées et des formes, des gestes et des cycles, jusqu’à donner dans les dernières partitions, éditées avec soin, d’autres indications précises : jeu par cœur et sans chef, ce qui implique de connaître toutes les parties ; stylisation des mouvements corporels des interprètes ; pantone exact des lumières et des costumes ; évitement des actions hors de la sphère artistique (tourne des pages, intervention de régisseurs ou de techniciens…).

Bref, tout, absolument, participe de l’œuvre, donnée dans un concert qui prend à l’occasion les traits d’un rituel. Une telle volonté, rigoureuse, est compositionnelle, mais aussi, et principalement, mystique et cosmique : dans le lointain sillage de la pensée grecque antique, et à proximité des traditions hermétiques et ésotériques, créer pour Karlheinz Stockhausen, c’est construire (ou reconstruire) l’ordre de l’univers. Cette conception est déjà pleinement consciente dans Kreuzspiel (1951), où le musicien compare les sons aux étoiles dans la nuit. « On pense que c’est un chaos, mais quand on commence à l’étudier, on s’aperçoit que c’est une composition fantastique, qui tient ensemble avec ses constellations, ses planètes… » Et dès la fin des années 1940, Karlheinz Stockhausen lit Hermann Hesse, avec lequel il correspond alors, et son Jeu des perles de verre, dont le personnage central, Josef Knecht, partage avec lui l’idée d’une humanité musicienne, soucieuse de « concevoir et former le monde musicalement ». Non la musique dans le monde, mais le monde en tant que musique.

« Parfois, la musique vibre au-dessus des nuages, et nous ne parvenons plus à entendre son écho. Très rarement, elle est vraiment infinie ; elle nous fait alors oublier la Terre ». Dans une nouvelle écrite le 20 août 1948, « C’était comme un appel », Karlheinz Stockhausen annonce ainsi le projet de son œuvre. Les mots sont ceux d’un organiste imaginaire de la cathédrale d’Altenberg, où le compositeur avait lui-même grandi, en l’absence d’une mère (dépressive, internée et déclarée morte de « leucémie » en 1941, comme les autres patients de l’asile, victime de la politique d’euthanasie des malades mentaux organisée par le Troisième Reich), et loin d’un père qui sera porté disparu en 1945, vraisemblablement sur le front hongrois. Le titre de la nouvelle introduit en outre ce mot que Stockhausen ne cessera d’utiliser par la suite : l’appel, Ruf, intimement lié à l’écoute. Nous écoutons parce que nous appartenons à cet appel, musical, spirituel, sinon cosmique, qui nous est lancé. La radicalité de l’engagement de Karlheinz Stockhausen se mesure à cette aune. « Ce que j’accomplis ne vient pas de moi », reprennent en conséquence ses textes, lettres ou entretiens, établissant une équivalence entre l’acte de composer et une transcendance à laquelle fait écho la constante recherche de l’Unité.

Tout, dans la trajectoire de Karlheinz Stockhausen, en témoigne : la musique pointilliste des premiers Klavierstücke (1952), où chaque son doit être le centre d’une « galaxie » ; la composition par groupes, qui tendent à une « qualité d’expérience supérieure » ; l’établissement d’un continuum entre l’intervalle et le temps, gouvernés par un même principe, dans Gruppen (1957-1959) notamment ; l’unité du temps musical, qui élargit ce continuum à la forme ; ce que Stockhausen appelle la Momentform (« forme momentanée »), où chaque moment, aux caractères et à la qualité propres, se réfère sans cesse au tout ; la formule, dès Mantra (1970), plaçant les sons sous la lumière unique d’une mélodie revisitée, et qui organise les vastes proportions de l’œuvre ; la spirale, dans le cycle de sept opéras Licht (1977-2003) et l’ultime cycle, inachevé, des vingt-quatre heures du jour, Klang (2004-2007).

« Quel est pour vous le bonheur accompli sur terre ? » Au questionnaire de Marcel Proust, publié dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 18 juillet 1980, Karlheinz Stockhausen répondait, déterminé : « Une œuvre musicale parfaite », avant d’ajouter, à une question ultérieure : « Quel serait pour vous le plus grand malheur ? Être abandonné de Dieu ».

Laurent Feneyrou

Chargé de recherche au CNRS, Laurent Feneyrou est aussi membre de l’Académie Charles Cros, de la Fondation Francis et Mica Salabert, ainsi que du Comité scientifique de la Fondazione Levi (Venise). Aux Éditions de la Philharmonie, il a publié en 2018 Le Chant de la dissolution.