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Theodor W. Adorno : Laboratoire d’une pensée sur l’interprétation musicale

Publié le 04 mars 2024

— Theodor W. Adorno, photographies de Ilse Mayer Gehrken, 1967 - © Theodor W. Adorno Archiv, Francfort-sur-le Main

Parmi les manuscrits restés inachevés à la mort de Theodor W. Adorno, il y a ce traité consacré à l’interprétation qu’il n’a cessé d’étoffer tout au long de sa vie. Confronté dès les années 1920 aux difficultés de reproduire la musique écrite, le philosophe, qui était aussi compositeur et musicologue, commence à consigner entre les pages de ses carnets les réflexions qui composent cet essai, traduit en français pour la première fois sous le titre Interpréter : pour une théorie de la reproduction musicale. Dans la transformation progressive de ces notes éparses en plans détaillés, puis en ébauches de chapitres, se dessine le mouvement d’une pensée qui, s’élaborant, vient éclairer les zones indécidables des partitions. Morceaux choisis.

Préface à l’édition originale

Adorno avait songé à deux titres provisoires pour le livre en vue duquel il consignait des notes dans un carnet nommé « Livre noir », à savoir L’Exécution véritable [ou « vraie », Die wahre Aufführung] et Théorie de la reproduction : un essai de philosophie musicale. Les deux titres se situent en somme aux deux extrémités d’une théorie de l’interprétation : représentation sensible de la musique d’un côté et, de l’autre, tout ce qui dans la composition notée est disposé en vue d’être interprété, représenté, et en est tributaire. Ils se rejoignent finalement dans la connaissance du contenu objectif de ce qui a été composé, connaissance qui précède l’interprétation juste. C’est ce qui incita très tôt Adorno à considérer la reproduction musicale comme une forme en soi « dont le critère [Maß] n’est pas totalement laissé aux mains de l’interprète », précise-t-il au début de l’essai « Zum Problem der Reproduktion »1 (1925). Or, si la reproduction est une forme « autonome », elle ne se déduit pas immédiatement de la composition, elle n’exécute pas simplement ce qui est noté sans ambiguïté possible et elle ne représente pas non plus une valeur objective ; elle est la scène du conflit, apparemment apaisé dans la musique sous sa forme notée, entre les forces qui fondent la forme musicale.

Henri Lonitz

Notes pour une théorie de la reproduction musicale

La reproduction véritable est une radiographie de l’œuvre. Sa fonction est de rendre visibles toutes les relations et les éléments assurant la cohérence, les contrastes et la construction, cachés sous la surface sonore extérieure, et cela en articulant cette surface sensible que l’on perçoit. Le fait de cacher ce type de relations — ce qui, à l’occasion, pourra être exigé par les œuvres elles-mêmes — fait partie de cette même articulation. Exigence qui concerne tout particulièrement les unités les plus petites, les thèmes et motifs. Alors que la plupart des interprètes réussissent à articuler à peu près la grande forme, celle des unités subordonnées reste hors d’atteinte pour eux ; celle qui, par exemple, consiste à articuler les thèmes de ces grandes formes (sauf le lied) en un antécédent et un conséquent. Ou encore : le fait qu’un thème, lorsqu’il apparaît comme le conséquent d’un autre, revêt alors un sens très différent et doit donc être interprété tout autrement. C’est de la précision et de l’acuité avec lesquelles ce travail micrologique est réalisé (l’exemple le plus simple étant la distinction entre voix principales et voix secondaires dans la musique de chambre) que dépend le sens des formes — leur transposition en un contenu (voir le second thème du Scherzo en do dièse mineur de Chopin, ou le thème en la bémol de la Fantaisie en fa mineur). Le problème récurrent de l’interprétation musicale est bien la création d’une dialectique entre le tout et ses parties, de façon que le tout ne se dissolve pas dans le détail ni annule celui-ci. Dans la tradition de la grande musique occidentale, c’est l’unité du tempo principal qui garantit cela. Chaque fois que des modifications du tempo, même infimes, menacent l’unité du mouvement, l’articulation doit se faire par d’autres moyens — le phrasé, l’agogique, les nuances, le timbre.

Berg, Concerto de chambre, avant ma conférence sur « Le vieillissement de la nouvelle musique »2 . Exécution extrêmement précautionneuse ; personne n’ose vraiment déployer une mélodie, même pas le pianiste dans la première variation, et avec toute cette prudence, cette absence de prise de risque, tout est inarticulé, confus, exactement comme les amateurs se représentent la musique contemporaine. La piété et la retenue sont des vertus douteuses et dangereuses en musique, de même que dans la vie, lorsqu’on recule devant des décisions radicales par peur du risque, on perd tout. C’est dans ce sens curieux que faire de la musique, c’est vraiment jouer. — Ma conférence a eu plus de succès que la musique de mon cher Alban. J’aurais voulu me cacher de honte. Cela aussi, le fait que les gens préfèrent de beaucoup entendre parler de musique plutôt que l’écouter, doit être intégré dans une philosophie de l’histoire de l’interprétation.

Contre les moyens primitifs et déloyaux de l’interprétation, par exemple lorsque dans Chopin, on fait résonner le piano en jouant l’accompagnement seulement au p ou au pp, et la mélodie au moins au mf. Jouer de façon réelle. Critère moderne, très important.

Dans beaucoup de mouvements difficiles à articuler quant aux tempos, on trouvera une mesure ou un passage à partir desquels le tempo tout entier s’éclaire. Dans le premier mouvement de la Sonate en ut mineur, op. 10 no 1 de Beethoven (très difficile à rendre par ailleurs, à cause de quelques rudiments d’immaturité), j’hésitais pour savoir s’il fallait le prendre à la noire ou à la mesure entière. Or, le passage modulant (après la mesure de silence) fait apparaître clairement qu’il faut tout penser par mesures entières, malgré les grandes difficultés qui en découlent pour rendre certaines des figures principales. — À remarquer, d’ailleurs, que lorsque surgissent de telles difficultés d’interprétation, quelque chose dans la composition elle-même ne fonctionne pas.

Ma théorie qui veut que toute « forme » musicale soit la sédimentation d’un contenu3 doit être mise à profit dans ce travail sur la reproduction. Ce à quoi l’on pense en premier lieu, à savoir que l’interprétation « éveille » ce contenu sédimenté, reste néanmoins beaucoup trop grossier. Tout d’abord, la teneur d’une musique n’est pas ce contenu-là, mais plutôt le processus de sa sédimentation ; ensuite, elle ne serait pas capable de maîtriser ce contenu. L’interprétation, en tant qu’acte [Vollzug], devrait donc plutôt s’emparer de l’historicité immanente à la composition — qui est elle-même un acte codifié ; et voilà en effet l’un des problèmes cruciaux de l’interprétation. Relier ceci à l’idée des intentions qui surgissent comme un éclair et sont aussitôt niées. N’est-ce pas là, d’ailleurs, la véritable loi de l’interprétation comme tension entre l’expression et le « tout » ? — Il faut de toute manière intégrer dans la théorie de la reproduction le « Fragment sur les rapports entre musique et langage ».

Les mauvaises exécutions orchestrales (ma vieille lune !) nous font comprendre qu’une œuvre pour orchestre est d’ordre analytique, c’est-à-dire la façon dont les éléments formels de l’ensemble sont décomposés en couleurs. Il incombe à l’interprétation de réunir à nouveau ce que la composition a décomposé, et c’est sur ce point précisément qu’elle échoue : les éléments ne se lient pas. Ce qui apparaît ici de façon si tangible, et dans la matière elle-même, forme en un sens supérieur le problème de toute interprétation. Celle-ci est nécessairement démontage et assemblage.

Secret de l’interprétation : se retenir sans pour autant jouer contre soi-même. L’impulsion propre doit survivre encore dans sa négation même. C’est exactement cela, la force de l’interprète.

La manière vive et enjouée dont les enfants, les amateurs, les musiciens de café et autres font de la musique fournit le matériau le plus important à ma théorie. Car la musique apparaît, d’une part, avec toutes ses fissures et ses trous pour ainsi dire, avec ces bouts de toutes tailles et toutes dimensions dont elle est constituée, et l’on peut étudier alors, comme avec des jouets cassés, la manière dont elle « fonctionne ». Ces fissures sont autant de fenêtres qui ouvrent sur des problèmes interprétatifs, ceux qu’une exécution réussie camoufle d’habitude. [D’autre part,] cette manière de jouer montre aussi tout ce qui inspire les mauvaises interprétations officielles, ici recouvert par les bonnes manières, celles du « bon musicien » ; l’éducation musicale habituelle n’est rien que l’histoire d’un tel camouflage. Il faut comprendre Toscanini à partir de l’orchestre du kiosque au Jardin des plantes à Francfort, et Bruno Walter à partir du trio de salon de l’hôtel Waldhaus à Sils-Maria.

Ma théorie ne peut ni ne veut développer complètement tous les problèmes d’interprétation — ils sont innombrables —, elle veut établir des modèles permettant d’y remédier. Elle n’épargnera aucun effort, aucun travail à personne. Toute œuvre d’art est une monade ; il n’existe aucun schéma global permettant de résoudre ces problèmes. À mettre dans l’introduction.

Toute composition, au-delà de ce qui est noté directement dans la partition, comprend les éléments de sa propre interprétation. Parmi ceux-ci figure, les indications de jeu mises à part, l’instrumentation, et cela surtout depuis le XIXe siècle, puisqu’elle interprète toujours l’œuvre et se soucie du fait qu’elle apparaisse de telle manière et pas d’une autre. La reproduction doit déduire de ces éléments-là ce qu’il s’agit de faire. Lorsque « l’accord du matin » surgit au début du second acte de Tristan sans les trompettes, trombones et tuba, cela nous dit quelque chose du caractère de cette sonorité — et donc de tout le passage, et il faut considérer cela comme une indication pour l’interprète. Relier ceci à une remarque de Berg sur le fait que toute musique offre une latitude pour plusieurs instrumentations4 . Celle qui aura été choisie forme le repère de l’interprétation authentique.

Francfort, décembre 1956

L’obligation d’être interprétée se manifeste dans le caractère nécessiteux des textes musicaux. Une loi stipule que chacun d’eux comprend une zone indécidable, une couche de questions auxquelles on ne peut pas répondre immédiatement à partir de l’idéal sonore et qui nécessite l’interprétation, quelque chose qui s’ajoute au texte afin que son objectivité soit produite.

Face à tous les discours prétentieux qui se réfèrent à l’essence spirituelle de l’interprétation — laquelle n’est guère qu’une étape, offrant des acquis destinés à faire naufrage au moment où le geste et son expression sont restitués —, c’est l’usage commun qui a raison en disant que l’on « fait » de la musique. Et cela non seulement au sens d’une fabrication technique, ce qui vaudrait tout autant pour la peinture que pour la musique, même si l’expression « faire un tableau », par rapport à « faire de la musique », a quelque chose de plus réfléchi qui souligne, quasiment en protestant, le côté technique face à l’aspect expressif. La musique, de son côté, est « faite » parce qu’elle est « refaite », c’est-à-dire imitée ; tous ceux que l’idéalisme n’a pas contaminés savent pertinemment de quoi il s’agit quand on joue et quand on chante : non de quelque exégèse qui trouverait sa fin en soi, mais de l’imitation d’une image originaire cachée dans le texte, quel que soit son degré d’enfouissement et la difficulté à la saisir. L’idée de reproduction musicale est la copie d’un original qui n’existe pas.

Interpréter veut dire ouvrir la musique en tant que champ de forces.


Theodor W. Adorno, Interpréter : pour une théorie de la reproduction musicale, trad. Martin Kaltenecker, Paris, Éditions de la Philharmonie, coll. « La rue musicale », 2024.

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  • 1Theodor W. Adorno, « Zum Problem der Reproduktion : Fragmente » [À propos du problème de la reproduction : fragments], Pult und Taktstock 2/4 (1925), p. 51-55 ; repris dans T. W. Adorno, Gesammelte Schriften, édition établie par Rolf Tiedemann, avec la collaboration de Gretel Adorno, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1984, vol. 19, p. 440-444.
  • 2T. W. Adorno, « Das Altern der neuen Musik », conférence radiophonique prononcée en 1954 à la Süddeutscher Rundfunk en avril 1954 (GS 14, p. 143-167).
  • 3Dans la partie de sa Philosophie de la nouvelle musique consacrée à Schönberg, Adorno écrit : « Toutes les formes musicales, et pas seulement celles de l’expressionnisme, sont des contenus sédimentés. En eux survit ce qui autrement serait oublié et qui n’est plus capable de perler directement. Ce qui autrefois chercha refuge auprès de la forme subsiste, anonyme, dans la durée de celle-ci. Les formes de l’art enregistrent l’histoire de l’humanité avec plus d’exactitude que les documents » (op. cit., p. 53 ; GS 12, p. 47).
  • 4Le même souvenir est évoqué dans T. W. Adorno, « Epilegomena sur le Concerto de chambre », Alban Berg : le maître de la transition infime, traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 1989, p. 156 (GS 13, p. 442).
  • Extraits choisis et édités par Claire Martinet