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Le son du web arabe

Publié le 04 avril 2018 — par Pierre France

— Mixology, mounir fatmi, 2010, France. Courtesy Art Front Gallerie Tokyo - © mounir fatmi

En 2011, les médias se sont tournés vers les « printemps arabes » et ont découvert la vitalité de leurs scènes musicales. Si elles sont retombées dans l’ombre, une génération connectée, non seulement continue à jouer, mais réinvente la façon de produire la musique, et d’en parler.

Qu’est devenue la scène musicale arabe contemporaine depuis la brèche ouverte en 2011, qui avait suscité quantité d’articles et de documentaires ? L’attention médiatique est désormais retombée, et pourtant, hors des projecteurs, une génération connectée continue à travailler patiemment la musique, à changer la manière de la produire et de l’écouter. Et aussi d’en parler. Le succès inattendu, depuis six ans maintenant, de la plateforme en langue arabe al Ma3azef en atteste.

 

Ma3azef

Projet sans précédent dans la région, au départ petit noyau de quelques personnes, le magazine en ligne est aujourd’hui passé à une équipe de « cinq personnes, plusieurs dizaines de contributeurs et relecteurs » selon Ammar Manla Hassan, le spécialiste du rock dans l’équipe et l’un des principaux artisans du projet, qu’il a rejoint en août 2015. Le tout s’accompagne d’un nombre conséquent de visiteurs, qui augmente au fil du déploiement d’internet dans la région. « En décembre 2015, on avait 40.000 followers sur facebook, maintenant : 300.000 ».

Le site affiche d’emblée une certaine malice par son nom à double sens, qu’explique Ammar : « littéralement, ça veut dire l’usage d’instruments dans la musique, ou bien l’instrumentation, ou encore simplement les instruments eux-mêmes. Mais le terme a une valeur morale aussi, il y a une condamnation. La différence entre "Ma3azef" et "instruments" c’est la même qu’entre "adultère" et "sexe" ». Un sens du grand écart intellectuel et culturel qui se retrouve dans le contenu des articles : un dossier sur les chants du djihadisme voisine ainsi un article sur Bob Dylan ou l’histoire d’un synthétiseur historique (le 808).

Partiellement consacré à la musique arabe, le magazine a une manière bien à lui d’en parler. « Lorsque l’on parle des divas, ce n’est pas de Feyrouz ou d’Oum Kalthoum... Mais plutôt de divas oubliées comme Wedad, Nahawand ou Ruba Al Jammal », souligne Ammar. Plus encore, c’est en passant sans ménagement de la grande musique historique des années 1950 aux producteurs de hip-hop actuels qu’il le fait. Un reflet de l’écoute « omnivore » de la génération à laquelle il s’adresse : de fait, dans le monde arabe, on écoute désormais Oum Kalthoum via Youtube[1], et plus encore le rap (genre le plus écouté au niveau mondial) dont Ma3azef diffuse au quotidien les dernières créations dans ses playlists « al ghanima » (« le butin »).

 

La politique en sourdine

Le site se joue d’emblée d’une figure imposée : la question politique. Comme l’explique Maan Abu Taleb dans une interview récente, « que Le Guardian écrive sur la musique arabe ou Al Akhbar [grand journal libanais], c’est toujours, toujours, le message politique qui est discuté. Jamais la valeur artistique. C’est comme si, parce que vous étiez arabe, vous n’aviez pas le droit de faire de l’art. Seulement de faire des déclarations politiques »[2].

Plus subtil dans son approche, Ma3azef joue avec les lignes, en consacrant un article à une superstar telle que Georges Wassouf, ouvertement critiqué pour son soutien à Bachar al Assad, ou bien encore à un musicien israélien, Aris San. « J'étais inquiet de l’accueil qui serait réservé à cette idée par l’équipe. Mais j’ai été très surpris de voir que ça avait été reçu avec beaucoup d’enthousiasme. J’imagine que, ce qui compte, c’est comment vous définissez “politique” », souligne Shady Lewis, un contributeur régulier. De fait, le site s’interdit les clichés, mais n’a rien d’apolitique. Il a plutôt une certaine manière de l’aborder.

Si quelques précautions techniques ont dû être prises pour que le site ne soit pas bloqué — être domicilié aux quatre coins du monde — pour Ammar, le fait de parler de musique permet surtout de rester à l’écart du politique : « Au niveau de la censure bien sûr, la situation est mauvaise, particulièrement dans des pays comme l’Égypte, mais les gens hors du monde arabe perçoivent cela de manière déformée. C’est improbable pour un magazine consacré à la musique d’être attaqué, nous ne le sommes même pas en Arabie Saoudite... Et l’on s’appelle pourtant Ma3azef ! »

 

Un nouveau journalisme

Le défi est ailleurs. Il s’agit surtout d’inventer un journalisme musical qui n’existait pas jusque-là, en se débarrassant du discours hagiographique restreint aux idoles, des hommages emphatiques, ou bien encore d’un journalisme format tabloïd centré par exemple sur l’apparition d’une star dans un défilé de mode. La musique n’a en réalité jamais été un sujet porteur, ou un véritable objet pour les intellectuels[3].

Et pour ce faire, il faut inventer un nouveau langage, en travaillant sur la langue arabe elle-même. Naturelle sur certaines musiques (« si vous écrivez sur quelqu’un d’aussi complexe qu’Oum Kalthoum, par exemple, en anglais, il faudrait tout expliquer », dit Maan), elle pose un défi inédit pour parler d’autres musiques, tout particulièrement pour un spécialiste du rock tel qu’Ammar : « comment faire pour traduire un riff de guitare, un solo, un virtuose ? Les mots sont tous en anglais et n’ont jamais été arabisés ». En retour, succès notable du magazine, ces nouveaux termes se diffusent auprès des artistes eux-mêmes.

— Tamer Abu Ghazaleh - Helm & Takhabot

 

Une nouvelle scène musicale

Car le site accompagne aussi, depuis le début, une nouvelle génération musicale. L’un de ses fondateurs, Tamer Abu Ghazaleh, est précisément l’une des figures du Caire artistique, comme d’autres musiciens contributeurs (Yassin Zahran ou Rami Abadir). Des artistes à cheval entre tous les styles, à l’image de Ma3azef : dans des villes comme le Caire ou Beyrouth, on se réclame majoritairement des styles pointus et expérimentaux, « drone », « minimale », « ambient », « math rock », plutôt que des étiquettes folkloriques branchées comme « électro-chaabi ». Nombreux sont les artistes à ne pas du tout chercher à donner un quelconque aspect « arabe » à leur musique : parfois chantée en arabe, mais pas nécessairement arabe dans ses sonorités.

Si le site est né officiellement fin 2012, Ma3azef s’inscrit dans ce nouveau monde qui prend son essor avant les révolutions arabes, au gré du développement d’internet (d’abord sous forme de blogs et de forums) et d’évolutions sociales, que le chercheur Yves Gonzalez-Quijano avait, notamment, analysé bien avant 2011. Au milieu des années 2000, une scène musicale émergeait au Caire autour d’une plateforme nommée Eka3 qui portait alors un son nouveau, teinté de rock alternatif, avant que beaucoup ne se tournent vers l’électro.

Les révolutions arabes de 2011 ont bien évidemment donné un coup de projecteur et d’accélérateur à cette dynamique — non sans parfois y insuffler une part de clichés —, mais on oublie souvent que cette dernière continue de murir dans d’autres pays depuis 2011. À commencer par l’Arabie Saoudite (où le magazine compte de nombreux lecteurs). Comme l’explique Diyya Azzoni[4], musicien et créateur de l’un des premiers studios du pays, « depuis environ cinq ans, il est possible d’organiser des concerts et d’enregistrer de la musique ».

Fidèle à sa ligne, Ma3azef ne se précipite toutefois pas dans la course au moindre écho démocratique ; il attend de voir émerger une musique de qualité. « La production est encore limitée en qualité et en quantité. Pour écrire sur la musique, encore faut-il avoir à disposition un matériau qui vous inspire », tempère ainsi Shady Lewis. Les carrières artistiques restent fragiles et la production inégale, mais le milieu connaît une professionnalisation lente et discrète. Dans le rap par exemple, un producteur comme « A B Y U S I F » délivre un son très proche de celui des beatmakers américains.

 

Comme un écho aux interrogations des artistes, se pose en miroir pour Ma3azef la question de son avenir à long terme. Ainsi les uns et les autres cherchent-ils un nouveau ton, un modèle financier, un modèle de carrière, « c’est un nouveau modèle pour tout le monde, on essaye de savoir ce qui marche encore, c’est un processus ouvert […]. Dans le futur, on pense à développer l’organisation d’événements ou à se lancer dans des publications... Les projets ne manquent pas ! » souligne Ammar en riant.

 

[1] Voir à ce sujet : « Les archives sauvages de la musique arabe », Orient XXI [en ligne], notre article du 14/12/2017. URL : https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/les-archives-sauvages-de-la-musique-arabe,2165

[2] Voir Peter Holslin, « Ma3azef brings the Arab world’s new music to the whole planet », Noisey [en ligne], 11/12/2017. URL : https://noisey.vice.com/en_uk/article/434x8n/ma3azef-brings-the-arab-worlds-new-music-to-the-whole-planet

[3] Edward Saïd, l’un des rares intellectuels de sa génération à avoir écrit sur la musique, a par exemple plusieurs fois rappelé son incompréhension face à Oum Kalthoum, et son aversion pour les musiques populaires, auxquelles il préférait de loin la musique classique européenne.