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D’une note à l’Œuvre, l’imaginaire musical de Picasso

Publié le 02 septembre 2020 — par Cécile Godefroy

— Pablo Picasso, L’Aubade, 1965, Association des Amis du Petit Palais, Genève. - © Studio Monique Bernaz, Genève © Succession Picasso 2020

L’importance accordée à la musique en tant que sujet place Picasso dans le sillage d’une longue tradition.

L'aubade, 1965, Pablo Picasso
— Pablo Picasso, L’Aubade, 1965, Association des Amis du Petit Palais, Genève. - © Studio Monique Bernaz, Genève © Succession Picasso 2020

 

Comment interpréter le rapport de Picasso a la musique et la présence de tels sujets dans son œuvre ? À l’heure des synesthésies musicales et tandis que nombre de ses confrères, de Wassily Kandinsky à Paul Klee et František Kupka, ont estimé la musique, art du temps, aussi importante que la peinture, art de l’espace, au point de libérer cette dernière de ses motifs afin d’atteindre le même degré d’abstraction, Picasso apparait comme l’un des derniers gardiens de la peinture de sujet en s’attachant à représenter la musique telle qu’il « la voit[1] ». De la même façon qu’il défend une peinture figurative, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire qui « présente l’image de quelque chose », le peintre aime les musiques incarnées, « en chair et en os[2] ». Plus qu’à sa symbolique complexe, Picasso s’intéresse à la matérialité de la musique : ses acteurs, ses instruments et partitions, ses gestes et lieux de pratique, ses représentations.

L’importance accordée à la musique en tant que sujet place Picasso dans le sillage d’une longue tradition qui remonte à l’Antiquité classique, se prolonge au Moyen Age et à la Renaissance, et s’épanouit au XIXe siècle avec les peintres de la modernité. Représenter la musique lui permet de dialoguer avec la grande peinture des XVIIe et XVIIIe siècles où les trompe-l’œil et natures mortes aux instruments abondent. Les tableaux de Diego Velázquez et des maÎtres du Siècle d’or constituent une première lignée qui mène Picasso jusqu’aux ménestriers de Francisco de Goya et a la peinture de son père, Jose Ruiz Blasco, auteur d’une nature morte à l’instrument d’après Horacio Lengo y Martinez que l’artiste a toujours gardée auprès de lui. Au même titre que le thème du peintre et son modèle, la musique est un moyen pour l’artiste d’affirmer son appartenance à l’histoire de l’art espagnol, mais aussi italien, flamand et surtout français, ainsi qu’en témoigne la présence dans ses collections d’œuvres à sujet musical, et bien qu’il s’agisse dans le même temps de se mettre à distance d’un tel héritage[3]. Lorsqu’il représente des scènes de danse au Moulin de la Galette et au Moulin-Rouge, Picasso garde à l’esprit les tableaux qui ont fait la gloire de Renoir et de Toulouse-Lautrec. Lorsqu’il s’intéresse aux chanteuses de caf ’conc’ et qu’il exécute le portrait de la vedette Yvette Guilbert en 1901, il se situe dans les pas des peintres illustrateurs Steinlen, Degas et, à nouveau, Toulouse-Lautrec disparu la même année et auteur de plusieurs portraits de la diseuse. Le misérabilisme des guitaristes et chanteurs de 1902-1903 est redevable de la peinture de Goya et de Manet, lorsque l’iconographie du cirque et des saltimbanques s’inscrit dans la filiation de Seurat et des peintres symbolistes. Les joueurs de mandoline de 1909 dialoguent avec la peinture de Braque et font référence aux gitanes à la mandoline de Corot, dont une rétrospective célèbre l’œuvre cette année-là au Salon d’automne. Le dessin du virtuose Niccolo Paganini relie Picasso à Ingres et Delacroix, lorsque les odalisques au tambourin, situées dans un même héritage romantique, le conduisent de Poussin à Matisse. Les joueurs de diaule sont enfin les successeurs des instrumentistes qui peuplent les reliefs antiques ou la musique est symbole, allégorie ou décor de scène, lorsque les dernières aubades sont un écho magistral aux concerts champêtres de Titien et de Corot.

Si les nombreuses variations opérées par le peintre à partir des maîtres du passé trahissent une volonté d’identification et d’appropriation[4], la musique constituerait-elle un thème privilégie d’emprunts ostensibles ? Picasso serait-il l’héritier de cette tradition ou la musique est la sœur de la peinture mais qu’il s’agit avant tout de représenter ? La rémanence du sujet, riche en musiciens et natures mortes aux instruments, aurait-elle pour propos de démontrer que « toutes les choses nous apparaissent sous forme de figures[5] », y compris les moins tangibles, et que l’art abstrait ne peut donc exister ? La contribution de Picasso au ballet, où la peinture croise le monde de la musique, de la danse, de l’orchestre et du cirque dans une quête de fusion des arts, marquerait-elle l’aboutissement du grand projet wagnérien visé par les peintres fin-de-siècle que l’artiste espagnol a tant regardés ? Traitée avec respect ou irrévérence, hommage ou ironie, la musique serait-elle avant tout un topos pictural, ouvert aux arts de la sculpture, du théâtre et de la poésie, offrant à Picasso, au même titre que le genre du nu et du portrait, de mieux défier cette tradition dans laquelle il s’inscrit en défenseur ?

 

 

[1] « Picasso aime la musique qui se voit : les guitares à la main, les airs populaires russes, espagnols, italiens, quand quelqu’un les chante sous ses yeux. Il aime les musiques en chair et en os. Richter quand il vient le voir pour parler.
Satie, quand il l’évoque » (
Hélène Parmelin, Picasso dit… suivi de Picasso sur la place, Paris, Les Belles Lettres, 2013, p. 86-87).

[2] Ibid.

[3] Voir par exemple, parmi les oeuvres du Musée national Picasso-Paris, le Pianiste et chanteur d’Edgar Degas, 1877 (MP2017-50) ; La Halte du cavalier d’après les frères Le Nain (MP2017-19) ; Le Cortège du boeuf gras du Maître des Cortèges (MP2017-20)  ; La Guitare (Statue d’épouvante) de Georges Braque, 1913 (MP1990-381).

[4] Voir Marie-Laure Bernadac (dir.), Le Dernier Picasso, 1953-1973, Paris, Musée national d’art moderne-Centre Pompidou, 1988.

[5] « Conversation avec Picasso », propos de Picasso rapportés par Christian Zervos dans Cahiers d’Art, 1935 [1936], 11e année, nos 7-10, p. 173-178.

 

Extrait de « D’une note à l’œuvre, l’imaginaire musical de Picasso », par Cécile Godefroy, in C. Godefroy dir. Les Musiques de Picasso, Paris, Éditions de la Philharmonie/Éditions Gallimard, 2020, p. 12-14. 

 

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