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70 min
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Ensemble intercontemporain / Pierre Boulez

Anja Silja - Debussy, Schönberg, Boulez
Recorded the December 4, 2001

Program

1.
Claude Debussy
Danses pour harpe et cordes
12:17
2.
Pierre Boulez
Dérive 1
06:36

« Je prends quelquefois un fragment d’une œuvre aboutie, explique Pierre Boulez, mais un fragment qui n’a pas été utilisé, ou qui ne l’a été que très sommairement, et je le greffe, pour qu’il donne naissance à une autre plante. Ce sont des pièces qui sont des sortes de jalons entre des œuvres plus longues, et souvent, je m’y concentre sur un problème donné. » Lente et courte élégie pour six instruments, Dérive dévoile l’approche singulière de la composition musicale qui a toujours été celle de Pierre Boulez, par transplantations, refontes et développements successifs ou parallèles (ce que le compositeur désigne volontiers sous le terme général de « prolifération »). Composée à partir d’une suite de six sons tirés de Messagesquisse et qui avaient déjà nourri Répons, l’œuvre tire de ce modeste réservoir une suite de six accords inlassablement égrenés, accouplés et multipliés. L’œuvre prend la forme d’une lente marche inexorable et incertaine, où de perpétuels groupes de petites notes se superposent, se croisent ou se répondent, rebondissant souplement sur un fond harmonique en tenues (entretenues souvent par des trilles), donnant ici et là naissance à de longues arabesques mélodiques.

L’œuvre révèle deux parties. La première, marquée « Très lent, immuable », déroule un tapis harmonique insensiblement mouvant, orné des délicates volutes formées par des groupes incessants de petites notes. De cette perpétuelle ondulation sonore émergent à distance irrégulière des notes d’appui qui offrent à l’oreille un pôle momentané et dessinent une ligne mélodique longuement étirée. Dans la seconde partie, qui présente un élargissement progressif du tempo auquel succède un resserrement ramenant au tempo initial, la mélodie prend le pas sur l’harmonie. Dans ce flux sonore apparaissent ainsi d’amples lignes souples, d’abord à la clarinette, puis à la flûte et enfin au piano, doublées sans cesse d’une ombre décalée qui vient brouiller la netteté des contours, selon le principe de l’hétérophonie (superposition d’une ligne et d’un ou plusieurs doubles légèrement variés). L’œuvre s’achève sur l’accord initial, fermant de façon elliptique ce qui pourrait être la musique d’une cérémonie imaginaire.

Alain Galliari

3.
Pierre Boulez
Dérive 2
15:18

Autre « étude » menée pour observer sous son verre grossissant un aspect singulier d’une pièce antérieure, Dérive 2 s’attache à la conjugaison du temps et du rythme, dans le sillage des recherches alors récentes menées par Ligeti. Pierre Boulez : «  En réfléchissant à certaines pièces de Ligeti, j’ai ressenti le besoin de me consacrer à un travail presque théorique sur le problème des périodicités, d’explorer systématiquement leurs superpositions, leurs décalages, leurs échanges ; et j’ai pu découvrir des phénomènes rythmiques qui ne me seraient jamais apparus spontanément.  » Écrite pour un ensemble de onze instruments, l’œuvre est dédiée au compositeur américain Elliott Carter, dont on sait qu’il n’a cessé d’explorer les phénomènes liés au temps musical. Dérive 2 articule deux volets inversés, délimités par une longue note tenue à vide par le cor bouché et entendue à trois reprises  : au début de l’œuvre, au milieu (c’est-à-dire au passage du premier au second volet) et en conclusion de la partition. Tout au long du premier volet, le tempo, parti d’un mouvement rapide, ne cesse de s’élargir, par paliers successifs. Il prend dans le second volet le chemin inverse, menant progressivement d’un tempo rapide à « Très vif ». Malgré son évidence, ce schéma général est contrarié dans le détail de l’écriture par le trouble incessant que vient jeter l’usage de procédés qui tendent à donner le sentiment inverse (démultiplication des valeurs, décalages rythmiques). La forme globale de l’œuvre entretient ainsi avec son contenu une relation fondamentalement ambivalente, où élargissement et accélération ne cessent de travailler l’un contre l’autre. Paradoxe rompu par la coïncidence finale qui, dans un tempo extraordinairement rapide, affirme enfin une direction générale, de façon presque brutale.

Alain Galliari

4.
Arnold Schönberg
Pierrot lunaire op.21 pour voix de récitant et ensemble
35:29

Le Pierrot lunaire est sans doute l’œuvre de Schönberg la plus célèbre. Œuvre au parfum de scandale, œuvre-phare, comme l’a reconnu Stravinski : « la puissance réelle de Pierrot (…) me dépassait alors, comme elle nous dépassait tous à cette époque ». Le Pierrot lunaire fut écrit à la demande d’Albertine Zehme, ancienne actrice qui récitait des mélodrames. Schönberg a mis en musique vingt et un poèmes d’Albert Giraud, dans leur traduction allemande par Otto Erich Hartleben, qui prend avec l’original de nombreuses libertés. Un Pierrot fin-de-siècle hérité de la comédie italienne en est le protagoniste, dans un décor symboliste décadent : la Lune, avec ses connotations nostalgiques et maladives, le sang – celui des phtisiques et des condamnés. Pourtant, Schönberg a conçu son œuvre sur un « ton léger, ironique et satirique ». Et l’intention caricaturale n’est pas toujours absente des figuralismes qui viennent souligner le texte : lorsque Pierrot, « d’un grotesque archet dissonant agaçant sa viole plate », donne sa « Sérénade », le violoncelle fait étalage d’une virtuosité moqueuse.

Dans sa préface à la partition, le compositeur demande à ses interprètes de faire preuve d’un certain détachement vis-à-vis du texte : l’atmosphère, le caractère de chaque pièce doit être le fait de la musique et non du sens des mots. Schönberg cherche en effet de nouveaux terrains d’entente entre son et verbe, comme il l’écrit dans un article de 1912 – contemporain de la genèse du Pierrot : « les relations apparentes entre musique et texte, telles qu’on les marque dans la déclamation, le tempo, les nuances dynamiques, n’ont pas grand-chose à voir avec leurs correspondances profondes et ne vont pas plus loin que, par exemple, cette imitation primitive de la nature qui consiste à copier un modèle ». Car, de même que Kandinsky avait abandonné toute référence à l’objet réel, la musique de Schönberg s’est détournée du thème et de la tonalité : la convergence avec la poésie doit désormais dépendre elle aussi de l’unique « nécessité intérieure ».

De fait, en regard de son prétexte littéraire, le texte musical présente une grande mobilité d’expression, mobilité directement sensible dans l’instrumentation : d’une pièce à l’autre, l’effectif est constamment variable. Pierre Boulez a rendu hommage à la modernité d’une telle polyvalence en s’y référant explicitement pour Le Marteau sans maître. Dans le Pierrot lunaire, l’ensemble instrumental connaît différents régimes, avec des états minimaux – la flûte seule accompagnant la voix dans « La lune malade ». Mais l’univers labile de l’œuvre doit surtout sa nouveauté à l’écriture vocale inédite : le Sprechgesang, qui a suscité bien des controverses quant à son interprétation. Schönberg a tenté d’intégrer le timbre de la voix parlée au tissu instrumental. Cependant, la Sprechstimme n’échappe pas à certaines ambiguïtés. En effet, la voix est notée comme une mélodie parlée dont les hauteurs sont parfaitement définies, sans considération pour la différence de registre entre le chant et la parole ; de plus, pour obtenir l’effet parlé, ces hauteurs doivent être simplement effleurées et aussitôt quittées – ce qui n’est pas sans contredire la minutie avec laquelle certains contrepoints sollicitent la Sprechmelodie. Sans doute faut-il en rester à ce que Schönberg écrivait dans une lettre de 1931 : « le Pierrot lunaire n’est pas à chanter ! »

Au-delà de ces difficultés, reste la volonté de prendre en compte la totalité du phénomène vocal : bien qu’essentiellement parlée, la ligne vocale du Pierrot lunaire comprend certaines notes chantées, ainsi que des syllabes chuchotées ou non-voisées que Pierre Boulez a comparées à un « bruit blanc ». La voix libérée des hauteurs fixes découvre des techniques hétérodoxes promises à un grand avenir. Et surtout, en n’étant plus exclusivement liée au chant, elle peut devenir contrechant, voix secondaire – Nebenstimme : elle connaît désormais différents degrés d’immersion dans la texture ; elle permet diverses émergences du texte. Autre forme de mobilité dont Le Marteau sans maître revendiquera expressément l’héritage.

Peter Szendy

Distribution

Pierre Boulez
Frédérique Cambreling
Anja Silja
Ensemble intercontemporain

Composers - Authors

Pierre Boulez
Claude Debussy
Arnold Schönberg