EIC & Friends / Patricia Kopatchinskaja
Program
La genèse de Das musikalische Opfer [L’Offrande musicale] est bien connue – l’invitation de Frédéric II de Prusse au musicien, l’arrivée à Potsdam et la réception à la cour, l’improvisation au pianoforte sur le thème proposé par Frédéric. De retour à Leipzig, Bach compose son hommage, le fait graver à mesure de son avancement et l’envoie au roi. Mais ce qui demeure ignoré, c’est l’ordre exact des pièces de l’œuvre. L’autographe est perdu, à l’exception du Ricercar a 6. Quant à la gravure, elle occupe cinq fascicules séparés, de formats différents, sans pagination générale. Pour compliquer encore les choses, aucun exemplaire subsistant des différents tirages ne présente la totalité du matériau – y compris celui que Bach adressa à Frédéric II, où manque la sonate en trio, qui en fut peut-être extraite pour être jouée par le roi. En 1980, la musicologue Ursula Kirkendale proposa de façon très convaincante un nouvel agencement des morceaux de L’Offrande, selon les règles du traité de rhétorique De institutione oratoria de Quintilien, que Bach connaissait bien.
La fugue à trois voix (Ricercar a 3) serait un rappel de l’improvisation réalisée par Bach devant Frédéric. Le canon perpétuel est lui aussi sur le même « thème royal » et écrit à trois voix, deux progressant en canon à l’octave et la troisième en mouvement contraire. Les cinq canons, toujours sur le thème royal, sont notés sous forme de rébus d’une étonnante concision. Avec une fugue canonique à la quinte (Fuga canonica in epidiapente) sur le « thème royal » s’achève la première partie du discours. La fugue à six voix (Ricercar a 6) n’a cessé de faire l’admiration des musiciens jusqu’à nos jours, alliant une grande densité à un intense pouvoir de suggestion. Suivent deux canons, le premier à deux voix, noté sur une seule ligne, qui doit faire apparaître une seconde voix sans que le compositeur ait indiqué où elle doit entrer, l’autre à quatre voix, plus complexe encore, où cette fois de la seule ligne notée, trois autres voix doivent être déduites pour se combiner entre elles et avec la première. C’est alors la célèbre Sonate en trio, dans le goût rococo à la mode bien propre à séduire le roi, qu’il a peut-être jouée. Mais tout en obéissant au schéma traditionnel de la sonata da chiesa en quatre mouvements, elle fait un important et constant appel au style contrapuntique et à la technique du canon.
Gilles Cantagrel
Le titre Quando sarà finita est extrait du roman Una questione privata de Beppe Fenoglio (1922-63), qui se passe dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale. Dans ce livre, décrit par Italo Calvino comme « le roman dont nous avions tous rêvé […] le livre que notre génération voulait créer », Fenoglio brosse le tableau de la lutte partisane, en présentant les défis et les imperfections des combattants, sans toutefois diminuer leur noblesse éthique, leur courage et leur engagement.
La phrase qui contient le titre de l’œuvre (« E invece ? Invece quando sarà finita ? Quando potremo dire fi-ni-ta ? » [Et donc ? Quand est-ce que ce sera fini ? Quand pourrons-nous enfin dire fini ?] est prononcée par une femme à Milton, le protagoniste, en référence à la conclusion tant attendue et désirée de la guerre. Cette phrase introduit un moment de grande délicatesse, où la femme envisage « l’été de la paix », décrivant avec une naïveté romantique un hypothétique retour à l’état normal. Ce sentiment d’espoir mélancolique, que les gens tentent d’entretenir pendant la guerre, représente la graine dont cette composition est issue. Cette composition cherche à mettre à l’honneur les gens ordinaires, l’héroïsme de la simplicité et l’espoir infini d’un avenir meilleur.
La pièce commence par un ré grave résonnant. La présence constante, parfois violente, de cette note symbolise l’atmosphère inquiétante de la guerre, qui imprègne chaque instant de la vie des communautés concernées. Sur cette base harmonique et figurative, émerge une mélodie étirée, dérivée de l’adaptation de l’hymne de la Résistance « Il Partigiano ». D’abord hymne des troupes alpines, ce chant a été repris par les partisans sur un nouveau texte poignant de Mario De Micheli. En voici quelques extraits significatifs :
« Le Bersaglier a cent plumes et le soldat alpin n’en a qu’une, le partisan n’en a aucune et reste dans les montagnes à se battre.
[…]
Quand il est blessé et qu’il tombe, ne pleure pas dans ton cœur, car si un homme meurt libre, qu’importe qu’il meure. »
La mélodie est tissée dans une texture simple, principalement construite à partir de deux éléments : la cadence rythmique de l’alto, qui rappelle parfois une berceuse, et la délicatesse des harmonies naturelles produites par les cordes.
Enfin, l’élément fédérateur de l’ensemble est porté par la voix humaine. Les musiciens sont en effet appelés à chanter des notes, lèvres fermées, à plusieurs moments dans la pièce, créant ainsi comme un rite laïque de commémoration et d’espoir.
« car si un homme meurt libre, qu’importe qu’il meure. »
Leonardo Marino
Le chocolat est l’une des rares nourritures qui a apporté, de tout temps, un peu de légèreté et de joie à la sombre et violente réalité du front de guerre. Les soldats ont souvent reçu des rations de chocolat, qui servaient à la fois à leur remonter le moral et à se constituer une ration de poche à haute teneur énergétique en cas d’urgence. Cette pièce s’inspire de ces brefs moments de légèreté et de réconfort.
Sara Glojnarić
Girls und Panzer [Les filles et les chars] est une série d’animation japonaise de 2012, dont l’histoire se déroule dans un lycée pour filles où conduire et combattre des chars de la Seconde Guerre mondiale fait partie intégrante de la vie quotidienne de l’école. Différentes écoles s’affrontent, représentant différentes nationalités, en adoptant des comportements stéréotypés sur des musiques de guerre patriotiques. Il y a, par exemple, l’équipe de l’école de filles Schwarzwaldgipfel [Pic de la Forêt-Noire], en référence à la Wehrmacht. Les filles de Schwarzwaldgipfel combattent avec les chars Tiger, Panther et Maus. Dans la série animée, leurs combats sont accompagnés de versions instrumentales des chants de guerre nazis « Panzerlied » et « Erika ». Des coups de feu sont tirés pendant les combats, mais personne n’est jamais blessé.
2023. Un an après le « tournant historique » annoncé par le chancelier allemand Olaf Scholz (associé à un investissement sans précédent de 100 milliards d’euros dans les forces armées allemandes). Mes flux de médias sociaux me font voir des vidéos et des articles sur les chars, comme par exemple « Le char allemand Leopard 2 transportant de la bière ». Je regarde des nouvelles qui sont optimisées pour la consommation – drôles, mignonnes, positives, etc. –, et pour être honnête, et bien malgré moi, ces nouvelles, mêmes les plus problématiques (comme les essais de nouveaux chars), captivent plus mon attention que d’autres émotionnellement insoutenables – comme par exemple celles des victimes et des conséquences de l’invasion russe en Ukraine.
Mon œuvre Girls und Panzer s’inscrit donc dans cette contradiction. Il ne s’agit pas d’une œuvre sur la guerre, mais sur sa « consommation » en Europe centrale (et dans les salles de concert d’Europe centrale). Je pense qu’il s’agit de ma pièce la plus politique à ce jour – non dans le sens de populisme ou d’activisme, mais dans le sens d’acte d’équilibre de compromis et de contradictions.
Clemens K. Thomas
Rusty Song s’inscrit dans le contexte de la Première Guerre mondiale. En juin 1916, le lieutenant Henri Valentin Herduin, encerclé par l’ennemi allemand, s’engage avec bravoure dans une ultime bataille et parvient à s’échapper en sauvant quarante de ses hommes. De retour au camp français, ses supérieurs l’accusent d’abandon de poste devant l’ennemi. Il sera arrêté puis fusillé par son propre camp le 11 juin. Le jour même de son exécution, il écrit une dernière lettre à sa jeune femme.
La guerre vide la vie de toute raison, de toute logique et de toute humanité. Ma musique est donc vidée également de son contenu harmonique. La partition commence par mettre en scène un monde sonore froid et vide, d’où émergent petit à petit les fragments d’une mélodie qui remonte le fil de la mémoire, une berceuse. À l’origine de ce souvenir : un petit objet métallique, peut-être un bouton, trouvé par hasard sur le sol gelé du champ de bataille, à l’aube d’un énième jour de combat. Les hommes tombent au front. Combien de femmes dévastées chantonnent ces berceuses orphelines à leurs enfants ? Ce sont aussi des chants de guerre.
Pour cette pièce, j’ai eu recours à des matériaux musicaux préexistants. Les paroles du fameux Wiegenlied de Franz Schubert (dont l’auteur est inconnu), d’abord. Puis la mélodie d’une berceuse de Déodat de Séverac intitulée Ma poupée chérie, datant de 1914. Ma mère, qui la tenait de sa mère, me la chantait quand j’étais petit. Il s’agit de la première émotion musicale dont je me souvienne.
Blaise Ubaldini
György Kurtág accordait beaucoup d’importance à l’inspiration qu’il tirait de la musique ancienne, qu’il abordait principalement en travaillant aux côtés d’interprètes, en leur enseignant ou en réalisant des transcriptions. Certaines de ses transcriptions des chefs-d’œuvre de la musique médiévale (de Machaut), de la Renaissance (de Lasso) et de la musique baroque (de Frescobaldi, Schütz, Purcell ou Bach) sont le fruit de son enseignement de la musique de chambre. À l’exception des transcriptions des œuvres de Bach, principalement des préludes de chorals, qui ont été pendant des décennies des pièces caractéristiques des programmes de concert donné par le couple Márta et György Kurtág.
Editio Musica Budapest
J’ai conçu Black Angels. Thirteen Images from the Dark Land [treize images du pays des ténèbres] comme une sorte de parabole sur notre époque troublée. La pièce peut être considérée comme une œuvre à programme en ce sens qu’on y trouve de nombreuses allusions symboliques, bien que l’axe essentiel de la pièce – Dieu contre Satan – ait d’autres conséquences que sur le plan purement métaphysique. L’image de l’« Ange noir » était un procédé conventionnel employé par les peintres primitifs pour symboliser l’ange déchu. La structure de Black Angels est comme une grande arche suspendue aux trois pièces intitulées Threnody. L’œuvre dépeint un voyage de l’âme dont les trois étapes seraient le Départ (la perte de l’état de grâce), l’Absence (l’anéantissement spirituel) et le Retour (la rédemption).
Il y a plusieurs allusions à la musique tonale dans Black Angels : une citation du Quatuor « La Jeune Fille et la Mort » de Schubert (dans la Pavana lachrymae et aussi, en un faible écho, dans la dernière page de l’œuvre) ; une Sarabanda inédite écrite dans un style synthétique ; la tonalité soutenue en si majeur de God-music ; différentes références au Dies irae. On trouvera souvent des symboles traditionnels dans ma musique, tels que le diabolus in musica (l’intervalle du triton) et le trillo di diavolo (le trille du diable de Tartini). L’amplification des cordes cherche à produire un effet « de nature surréaliste ». Ce surréalisme est rehaussé par l’usage de certains effets inhabituels aux cordes. Par exemple : les « sons pédale » (les sons obscènes de la Devil-music) ; le jeu de l’archet entre la main gauche et le sillet (pour produire un effet de consort de viole) ; les trilles sur les cordes avec des dés à coudre. Les musiciens utilisent aussi des maracas, des tamtams et des verres de cristal accordés, qui sont joués à l’archet pour produire un effet d’« harmonica de verre » dans God-music.
Black Angels est une commande de l’université du Michigan et a été créé par le Quatuor Stanley. En exergue de la partition sont ces mots : « achevé ce vendredi 13 mars 1970 (in tempore belli) ».
George Crumb
Au même titre que les Variations Goldberg ou L’Art de la fugue – deux œuvres qui célèbrent la géniale invention contrapuntique –, L’Offrande musicale constitue un des chefs-d’œuvre de la fin de la vie de Bach. Reconnaissable notamment grâce à l’arpège initial et à la longue descente chromatique centrale, le « thème royal », soumis à Bach par Frédéric II de Prusse lors de leur rencontre le 7 mai 1747, donne lieu à une extraordinaire diversité de réalisations, depuis le canon à deux voix jusqu’à la sonate en trio, en passant par la fugue et le ricercar – la fuga ricercata constituant la forme la plus complexe et la plus aboutie de l’écriture contrapuntique. C’est sans doute la raison pour laquelle Webern choisit de transcrire ce ricercar à six voix, ou plus précisément d’en livrer une analyse en musique, un commentaire proprement musical.
En effet, la mélodie de timbres, ou Klangfarbenmelodie (principe qui consiste à attribuer à différents instruments, différents timbres, les notes d’un thème ou d’une mélodie), permet au transcripteur de mettre en valeur tel intervalle, tel motif, telle dissonance – sans jamais rompre la fluidité ni la souplesse de la musique de Bach. Comme l’écrit Webern au chef d’orchestre Hermann Scherchen : « Mon instrumentation essaye de mettre à nu les relations motiviques. Cela n’a pas toujours été facile. Naturellement, elle veut, au-delà, montrer comment je sens le caractère du morceau, de cette musique ! […] Rien ne doit être mis à l’arrière-plan ! Pas même le plus minime son de trompette bouchée ne doit être perdu. Tout est essentiel dans cette œuvre et dans cette transcription. »
Cette volonté de rendre clairs et compréhensibles la forme et le discours musicaux est aussi inscrite dans l’utilisation de la technique dodécaphonique, exploitée magistralement dans les propres œuvres de Webern au cœur des années 1930 et qui se voit irriguée par le style contrapuntique de Bach dont la modernité est à nouveau révélée ici.
Grégoire Tosser
Devenu aveugle à la suite d’une opération malheureuse de la cataracte et affaibli par la maladie, Bach mourut avant d’avoir terminé L’Art de la Fugue. Le dix-neuvième contrepoint s’interrompt brusquement à la mesure 239, emportant avec lui les derniers pans d’une des architectures musicales les plus élaborées jamais réalisées. Ce long fragment, qui dépasse par ses dimensions tous les contrepoints précédents, est une fugue présentant successivement trois sujets, tous différents du sujet initial du recueil, et qui se rassemblent au moment où s’arrête le manuscrit. Même si les controverses n’ont pas cessé, en dépit des nombreuses recherches, on peut supposer que Bach avait l’intention de poursuivre la fugue, après un divertissement combinant les trois sujets, en introduisant un quatrième sujet. Celui-ci ne serait autre que le sujet initial puisqu’on sait qu’il peut se superposer aux trois autres.
La fugue serait donc une fugue à quatre sujets et non, comme l’indique le titre de la première édition, une fugue « a 3 soggetti ». L’œuvre ainsi réalisée aurait atteint des dimensions considérables qui peuvent laisser supposer qu’elle constituait, pour le compositeur, la dernière pierre de l’édifice. Mais Bach aurait pu aussi imaginer, dans une volonté de symétrie, une autre fugue en miroir pour faire écho à celle-ci. En ce sens, le silence extraordinaire qui suit la dernière croche de la voix de ténor fait du contrepoint XIX la première grande œuvre ouverte.
Max Noubel
Patricia Kopatchinskaja and the soloists of the Ensemble Intercontemporain present an anthology of the manifold musical dialogues emerging between today’s composers and the music of Bach.