Hommage à Saariaho
Program
Ici donné dans une version pour formation réduite, Aile du songe a été pensé par Kaija Saariaho comme un concerto pour flûte et orchestre. Pour la partie de soliste, la compositrice avait travaillé avec la flûtiste américaine Camilla Hoitenga, dédicataire de la pièce et créatrice de l’œuvre en octobre 2001 à Helsinki. « Je connais très bien la flûte depuis mes premières œuvres », écrit la compositrice. « J’aime le son de l’instrument, où la respiration est toujours présente. Il offre des possibilités de timbres qui conviennent à mon langage musical : le corps de l’instrument permet d’écrire des phrases qui passent par des textures grinçantes, colorées de phonèmes murmurés par le flûtiste, qui vont progressivement vers des sons purs et suaves. » Pour Kaija Saariaho, la flûte ouvre ainsi tout un monde poétique.
Aile du songe est inspiré du recueil Oiseaux du poète Saint-John Perse, et plus particulièrement du verset : « Aile falquée du songe, vous nous retrouverez ce soir sur d’autres rives ! ». Ce n’est pas la première fois que Kaija Saariaho associait sa musique aux pages de ce poète. Dans Laconisme de l’aile (1981), elle puisait déjà dans les versets du même recueil. Dans ses poèmes, Saint-John Perse ne se borne pas à décrire le chant des oiseaux ; c’est ce qui intéresse particulièrement la compositrice. Le poète se réfère à leur vol pour créer des métaphores explorant les mystères de la vie, à travers un langage protéiforme, confinant à l’abstraction. « Ignorants de leur ombre, et ne sachant de mort que ce qui s’en consomme d’immortel au bruit lointain des grandes eaux, ils passent, nous laissant, et nous ne sommes plus les mêmes. Ils sont l’espace traversé d’une seule pensée », écrit-il.
Aile du songe se compose de deux parties : Aérienne et Terrestre – deux titres issus du recueil de Saint-John Perse. Divisé en trois sections, Aérienne décrit autant de situations concertantes différentes. Dans Prélude, c’est la flûte qui génère progressivement le développement orchestral. Dans Jardin des oiseaux, le soliste interagit individuellement avec les instruments, tandis que D’autres rives compare la flûte à un oiseau solitaire volant haut dans le ciel. Son ombre forme différentes images jouées par les cordes, sur un paysage qui, joué par la harpe, le célesta et les percussions, reste inchangé. Oiseau dansant, la première section de Terrestre, offre un profond contraste avec les autres parties du concerto. Il évoque un conte autochtone, dans lequel un oiseau, qui vole avec une agilité singulière, apprend à danser à tout un village. Enfin, le finale est une synthèse des quatre sections précédentes. Il se conclut par un effacement progressif de la flûte. Aile du songe, dans sa réduction pour orchestre de chambre, est comme une épure de l’écriture de Kaija Saariaho : les timbres dialoguent et fusionnent mystérieusement autour de lignes mélodiques élaborées jusqu’en leurs détails les plus infimes, déployant une myriade d’effets et d’évocations explorant les confins de l’expression musicale.
Olivier Lexa
Ayant enfin acquis, au prix de plusieurs décennies d’efforts, la notoriété internationale à laquelle il aspirait, Sibelius reçoit en 1913 une commande venant des États-Unis. L’œuvre est destinée à être créée à Norfolk dans le Connecticut, dans une vaste salle de concert en bois appelée « The Music Shed », appartenant à un riche couple de mécènes passionnés de musique, Carl et Ellen Stoeckel. Le compositeur souhaite évoquer le vaste océan qui sépare le « Nouveau Monde » de l’« ancien continent » et se lance dans l’écriture d’un poème symphonique. Le titre choisi, Les Océanides, fait référence aux trois mille nymphes régnant sur les fleuves et les mers dans la mythologie grecque, nées de l’union du titan Océan et de la déesse de la mer Thétis. L’œuvre développe deux sujets – le jeu des nymphes et la majesté de l’océan –, à travers trois étapes : une première partie décrit la placidité de la mer ; puis une tempête s’annonce. Enfin, un point culminant illustrant le choc des vagues aboutit à un retour au calme : un accord final retentit, symbolisant la puissance et l’étendue infinie de l’océan. Sur le plan stylistique, le poème symphonique trahit l’influence de la musique impressionniste, en particulier de La Mer de Debussy. Mais le langage du compositeur finlandais reste fidèle aux racines musicales de son pays et à sa formation marquée par l’héritage esthétique germanique. Plus bref que La Mer, Les Océanides commence dans une forme de légèreté étrangère à l’œuvre de Debussy. Le langage harmonique de l’œuvre est également différent. Tonale, la pièce évite les formules modales et les gammes à tons entiers : elle appartient au monde du romantisme tardif. Les effets de masse, de brillance et de luminosité révèlent l’exploration de ressources orchestrales que Sibelius avait jusque-là ignorées. Le public ne s’y trompe pas : le succès est au rendez-vous lors de la création de l’œuvre. Consécration suprême, Sibelius est fait docteur honoris causa par l’Université de Yale. Puis la Première Guerre mondiale éclate, donnant un coup d’arrêt temporaire à la carrière du compositeur. Il reviendra plusieurs fois aux Océanides, y apportant plusieurs modifications et donnant ainsi naissance à une pièce maîtresse du répertoire.
Olivier Lexa
Composé il y a presque vingt ans, Notes on Light prend la forme d'un concerto pour violoncelle et orchestre qui fait appel au concept de lumière sonore. La luminosité est incarnée par le violoncelle, entouré par l’ombre du tutti. La compositrice libère l’orchestre de ses cuivres, hormis les cors : elle indique chercher ainsi une source d’obscurité « transparente ». La lumière de l’instrument soliste est ainsi plus embrumée qu’assombrie par les autres instruments qui l’entourent. Cette tentative d’aller chercher l’ombre, la lumière, les formes et les couleurs par la musique est loin d’être nouvelle dans l’œuvre de Kaija Saariaho. Dans sa conception du travail de composition musicale, elle a été influencée par les peintres Wassily Kandinsky, Paul Klee, et par les images du réalisateur russe Andreï Tarkovski. « Lorsque j’essaie de résoudre des problèmes musicaux, des formes, des évolutions, je le fais souvent moi-même en dessinant », dit elle. Dans Notes on Light, ses esquisses se changent en notes musicales. Selon le violoncelliste finlandais Anssi Karttunen, créateur et dédicataire de l’œuvre, « Kaija Saariaho aurait inventé une mélodie qui ne s’ébauche pas tant à partir d’un contour formé de hauteurs, mais à partir d’un contour de couleurs. » La lumière du violoncelle résonne contre la paroi orchestrale ; celle-ci l’absorbe tout en la réfléchissant. Les cinq parties qui composent l’œuvre exposent ainsi, chacune à leur manière, ce rapport entre le soliste et l’orchestre où les éléments sonores émis par le violoncelle fournissent la matière du reflet orchestral.
Translucide et secret, le premier mouvement, déploie une atmosphère mystérieuse, où les sonorités rugueuses du violoncelle contrastent avec la limpidité des timbres orchestraux. La seconde section, On Fire, évoque l’agitation des flammes à travers des échanges animés. Le réveil qui leur succède (Awakening) laisse s’échapper le violoncelle de la fournaise pour se fondre dans la nappe sonore de l’orchestre. Le quatrième mouvement évoque une brève Éclipse qui incite le soliste à se recueillir dans l’épure. Enfin, le finale nous conduit au cœur de la lumière (Heart of Light) en plongeant l’archet du violoncelliste au fond des cordes de l’instrument, produisant des sons âpres caractéristiques de l’écriture de la compositrice pour les cordes. Après un point culminant, l’orchestre prolonge et amplifie la résonance de l’instrument soliste. Alors les évocations lumineuses des musiciens s’éteignent progressivement dans un espace ouvrant la porte de l’imaginaire. Une citation de Waste Land (La Terre vaine) du poète et dramaturge britannique T. S. Eliot est placée en exergue de la dernière page de la partition : « Je ne pouvais rien dire, et mes yeux se voilaient, et je n’étais ni mort ni vif, et je ne savais rien, je regardais au cœur de la lumière, du silence. » Tout est dit.
Olivier Lexa
Formé à Helsinki, Magnus Lindberg s’est orienté dès sa jeunesse vers les avant-gardes européennes. Aspirant à repousser les frontières – de toutes sortes –, dans les années 1980 il crée le groupe « Korvat auki » (« Ouvrir les oreilles »), auquel participent Kaija Saariaho et Esa-Pekka Salonen. À la même période, Lindberg étudie à Paris avec Vinko Globokar et Gérard Grisey. Deux de ses partitions rencontrent alors un vif succès : Action-Situation-Signification en 1982 et Kraft en 1983-1985. Elles sont étroitement liées à la création de l’ensemble Toimii avec Esa-Pekka Salonen.
« Kraft » signifie « force » ; c’est bien de l’exercice de forces contraires qu’il est question dans cette œuvre ambitieuse. Chaque forme d’impulsion influe sur les différentes parties en jeu, induisant l’idée de direction et de mouvement aussi bien dans le temps que dans l’espace. Ces puissances dynamiques circulent à travers la salle, se croisent ou s’entrechoquent, émanant tantôt d’un groupe de solistes, amplifié et spatialisé, tantôt de l’orchestre, dont certains membres peuvent se déplacer. La partition marque le début de l’utilisation de l’ordinateur dans le processus de création du compositeur. L’outil informatique lui permet d’étendre les interpolations rythmiques, obtenant de violents effets de masse, tandis que le chef d’orchestre et les solistes, par leurs déplacements, inscrivent l’événement sonore dans l’espace.
Spectaculaire, explosive, l’œuvre frappe par sa rudesse sauvage. Élargissant le spectre sonore en faisant appel à la notion de bruit, Kraft évoque une sorte de musique concrète orchestrale. Elle fait aussi référence aux sonorités des groupes rock et punk berlinois que Lindberg découvre lors de sa composition. Bâtie en deux vastes parties équilibrées suivies d’une coda, la pièce incorpore des techniques d’orchestration microtonales favorisant une perception fusionnée et entre, par ces effets de masse de différentes densités, dans les détails de la représentation du timbre. Les innovations propres aux années 1980 comme la modulation de fréquence, la compression de spectres ou la dilatation du son dans le temps sont développées dans l’élaboration de strates sonores hétérogènes. Lindberg n’approfondit pas seulement les effets de masse et de timbre ; il se lance également dans une exploration du rythme, utilisant différentes vitesses d’interaction des strates superposées. Le déploiement dans le temps est dominé par l’idée de transformation graduelle d’une situation donnée en une autre : jeu d’interpolations harmoniques ou rythmiques – comme par exemple l’émergence d’une pulsation régulière dans une situation instable –, processus complexes visant à élider les caractéristiques des matériaux de départ pour les fondre dans une nouvelle identité homogène, ou à l’inverse à désagréger une texture-timbre en de multiples composantes. L’exercice des forces opposées produit des tenues, des torsions, des compressions, des réductions subites d’agrégats puissants en un seul son qui soulignent le caractère explicitement dramatique de l’œuvre. Les moments de tension maximale ne prennent leur sens qu’en alternant avec des éclaircies ou des raccourcis inattendus, qui ménagent des passages évoquant la suspension ou la méditation. « Seul l’extrême est intéressant », affirme Lindberg, « l’hypercomplexe combiné avec le primitif ». Avec Kraft, il donne la meilleure illustration musicale de sa pensée.
Olivier Lexa