La biographie des grands artistes est parfois aussi étonnante que les personnages qu’ils ont conçus ; elle est destinée à nourrir à son tour l’imaginaire d’autres créateurs. Il en est ainsi non seulement de la vie de Mozart (on pense évidemment au film culte Amadeus de Miloš Forman), mais aussi de celle de son ami et librettiste Lorenzo Da Ponte, dont les mémoires rocambolesques inspirent la création d’une fresque narrant son existence. C’est sur scène que le chef d’orchestre David Stern relève ce défi, avec la complicité de la metteuse en scène Marie-Louise Bischofberger, qui a notamment secondé Luc Bondy lors des productions de Don Giovanni en 1990 à Vienne et des Noces de Figaro en 1995 à Salzbourg.
Ici, le rideau tombe sur la scène d’un théâtre de New York en 1826, après la première représentation américaine de Don Giovanni. Un vieil homme surgit pour interrompre la descente du sipario. C’est Da Ponte himself, le librettiste des trois opéras les plus célèbres de Mozart. Il nous interpelle, réclame justice et nous emporte dans un stand-up captivant, inspiré par l’autobiographie qu’il a rédigée aux États-Unis. Outsider, affabulateur de génie, Da Ponte nous démontre combien la réalité de sa vie a dépassé ses fictions. Combien de fois est-il tombé ? Combien de fois s’est-il relevé ? Il a vécu cinq vies en une, dans cinq des villes les plus importantes de son époque : la Venise du jeu et de la désinvolture, la Vienne de Joseph II, le Paris de la Révolution, la Londres des affaires et, enfin, New York où il s’éteindra à l’âge de 89 ans. Les nombreuses rencontres de Da Ponte ont nourri les personnages et les situations qu’il a créés. On pense évidemment à son grand ami Casanova (tous deux étaient originaires de Venise et de sa région) et aux compositeurs pour lesquels il a écrit. On embarque avec lui pour un voyage en musique, en suivant les protagonistes de cette « folle journée » (sous-titre des Nozze di Figaro) à travers les livrets écrits par Da Ponte pour Mozart, Salieri et Martín y Soler.
Mozart & Da Ponte : un duo pour l’histoire
La « trilogie Mozart-Da Ponte » n’en est en réalité par une, puisque les trois pièces n’ont pas de rapport préalablement établi entre elles. Sensiblement différentes l’une de l’autre, elles sont aussi complémentaires et nous montrent une palette de situations, de sentiments et d’atmosphères incroyablement large tout en reflétant fidèlement leur époque, déterminante dans l’histoire de l’art et de la pensée occidentale. Le Nozze di Figaro inaugurent une féconde relation entre les deux artistes. C’est Mozart qui a souhaité une adaptation de la pièce de Beaumarchais. Le comte Almaviva séduit la femme de chambre de son épouse, Suzanne, qui est fiancée à Figaro entré au service du comte. Celui-ci part également à la conquête de Barbarina, la fille de son jardinier, mais il est concurrencé par le page Cherubino, amoureux de ces trois femmes et en particulier de la comtesse, sa marraine. De son côté, la vieille Marcellina, aidée du docteur Bartolo et du maître de musique Basilio, veut empêcher les noces de Suzanne et Figaro, car ce dernier lui a fait une promesse de mariage. La musique incroyablement inventive et variée de Mozart met en valeur le rythme de la pièce dans une forme d’expression des émotions toujours juste, naturelle et raffinée.
Pour Don Giovanni, cette fois c’est Da Ponte qui propose l’argument à Mozart. Selon certaines sources, Giacomo Casanova, présent à Prague lors de la création, aurait servi pour partie de modèle au livret et y aurait même apporté sa contribution. L’action se déroule à Séville au XVIIe siècle et illustre le mythe de Don Juan, figure du « séducteur puni » issue du Siècle d’or espagnol. Davantage que Les Noces, Don Giovanni marque les débuts de la pensée romantique, notamment par l’incursion finale du fantastique sur scène. La force dramatique de la musique de Mozart annonce singulièrement le XIXe siècle (Wagner qualifiera l’œuvre d’« opéra des opéras »).
Enfin, Così fan tutte revient à la frivolité du XVIIIe siècle à travers une pièce d’une grande légèreté. L’argument a été choisi par l’empereur Joseph II qui avait particulièrement apprécié Le Nozze di Figaro : deux officiers échangent leurs fiancées ; le jeu de l'amour produit ses effets. La réplique éponyme de l’opéra pourrait être traduite par « Toutes les mêmes ! » ; mais derrière la parodie se cache une réflexion beaucoup plus subtile sur les rapports amoureux.
À travers leurs trois opéras, Da Ponte et Mozart trahissent davantage que leurs contemporains un sens du théâtre inné, mûri par des années d’expérience de la scène et une parfaite connaissance des rouages d’une bonne pièce. Ensemble, ils poussent très loin le potentiel dramatique du spectacle lyrique, en maîtrisant ses conventions et en les dépassant pour ouvrir la voie au siècle à venir. Ils s’émancipent de la stricte distinction entre airs et récitatifs pour adopter une forme de spontanéité, de naturel qui les fait particulièrement briller dans les scènes d’ensemble à la fin des actes ou dans les changements rapides d’atmosphère, sans pourtant renoncer à l’épaisseur psychologique de leurs personnages.
Librettiste favori de l’empereur Joseph II à la suite de la mort de Métastase, Da Ponte a créé à Vienne six opéras avec Antonio Salieri et quatre avec Martín y Soler, compositeurs avec lesquels il travaillait à la même époque que sa collaboration avec Mozart. En nous proposant trois extraits des opéras « non-mozartiens » du librettiste, David Stern et son équipe nous rappellent le contexte incroyablement fertile et foisonnant sans lequel ils n’auraient pas vu le jour. C’est l’émulation artistique due aux rencontres, regards croisés et mises en concurrence qui a poussé deux grands artistes à muer leurs prédispositions exceptionnelles en génie. En traversant les océans, leurs œuvres devaient être parmi les premières du genre à partir à la conquête du monde.