Pierre Boulez / Hommage à Deleuze
Program
Chez Stravinski, dans les Noces comme dans les Symphonies d’instruments à vent, il y a succession de différentes vitesses, polarisation successive sur des pulsations définies les unes par rapport aux autres. La phrase se développe au moyen d’une technique où prédomine la répétition des figures mélodiques, absolument inchangées, ou subissant des variations ornementales minimes, ancrées solidement – s’il y a variation – dans des clausules initiales et terminales immobiles. On pourrait dire que la conception du développement mélodique chez Stravinski est basée sur la psalmodie, la litanie, où la déviation est infime par rapport au modèle original, mais où interviennent l’allongement, le rétrécissement, le déplacement d’accents ; ce développement agit, trouve sa force profonde dans l’accumulation. C’est l’accumulation de figures semblables, légèrement variées dans leur présentation, qui constitue l’essence même du développement.
Pierre Boulez
Originel fait partie d'...explosante /fixe... Et au bout du compte (qui semble ne pas vouloir s'arrêter), ce titre pourrait bien décrire, rétroprospectivement, ce que l'on aimerait appeler le devenir-œuvre de l'œuvre. Car c'est peu dire qu'...explosante /fixe... a connu plusieurs « états », plusieurs « variantes ». Il y a d'abord une « matrice » publiée en 1972 dans la revue Tempo, parmi d'autres canons et épitaphes à la mémoire de Stravinsky.
(Serait-ce, le temps d'un tombeau, Boulez devenant Stravinsky qui devient Debussy ? Il s'agissait alors, selon l'exergue du manuscrit reproduit dans Tempo,
« — d'évoquer Igor Stravinsky
— de conjurer son absence. »
C'est-à-dire aussi — les deux lectures sont possibles — de conjurer Igor Stravinsky, d'évoquer son absence.)
Au cœur de ce réseau fléché de parcours qu'était encore ...explosante /fixe... en 1972, il y avait une sorte de noyau (fixe) de sept sons dont l'explosion ne cesse de retentir depuis ; ce nucleus était baptisé Originel, et Boulez notait entre parenthèses : (début ou fin).
De quoi décourager toute tentative de chronologie. Car c'est cet élément dit Originel qui était de nouveau exp(l)osé dans Memoriale en 1985, pour flûte solo et huit instruments. Et réinstrumentée quelques années plus tard, Memoriale constituera la dernière partie d'une « nouvelle version », comme on dit, d'...explosante /fixe... Avec, en sous-titre : ...explosante Ifixe... Originel.
Le même, mais un autre. L'Originel que vous entendrez aujourd'hui, c'est donc Memoriale. Qui, parmi des épisodes « vifs », « modulés », « vacillants », « irréguliers » (autant d'indications inscrites par Boulez sur la partition), donne à entendre, petit à petit, les notes de l'Originel (pas celui-ci, l'autre, celui de 1972). Petit à petit, c'est-à-dire : d'abord deux, puis quatre, cinq, six — les sept sons ne venant qu'à la fin. Enfin (mais en fin seulement), Originel est originel. Rétroprospection de Boulez, où l'œuvre survient à elle-même dans la dérive de ses traces mémorielles.
Peter Szendy
Alma Mahler écrivait dans ses Mémoires : « Je ne le comprenais pas : si l'on n 'a pas d'enfants, ou si on les a perdus, j'admets que l'on mette en musique des paroles aussi terrifiantes, mais autrement ? De plus, ces élégies déchirantes n'avaient pas été inspirées à Friedrich Rückert par sa seule imagination. Elles lui avaient été dictées par la perte la plus cruelle de toute sa vie. Comment donc comprendre qu'une heure après avoir embrassé et cajolé des enfants en pleine santé, au physique comme au moral, on se lamente sur leur mort ? Je m'exclamais alors : Pour l'amour de Dieu, ne tente pas la fatalité ! »
Quelles que soient les raisons qui ont présidé au choix de ces textes de Rückert, quelles que soient ces motivations qu'Alma Mahler dit ne pas comprendre (elles ont donné lieu à nombre d'exégèses psychanalytiques, notamment de Theodor Reik, dans The Haunting Melody), le cycle de Mahler, la série de ces cinq chants met en scène un jeu de forces restreintes et d'autant plus obsédantes. Il n'y a guère que le cinquième Lied qui présente une rupture de ton. La figuration musicale du tonnerre en est presque rassurante : il y a du mouvement, ça bouge — même si ce ne sont que des chutes chromatiques sans cesse relancées. Et d'ailleurs, après cette véritable douche froide, après le vide d'une interruption des flûtes et des cordes dans l'aigu, c'est l'accalmie d'une harmonie aux accents de comptine qui se perd peu à peu dans le grave : la mélodie est au cor, on a presque oublié la voix.
Dans les trois premiers chants, au contraire, la voix se déplace dans un paysage sonore que peuplent et parcourent trois forces qui semblent avoir du mal à vaincre la résistance, la pesanteur du matériau sonore. Le hautbois, que Mahler mettra également au premier plan dans le Chant de la terre, incarne ici la force du melos ; ou plutôt, il semble l'entraver, lui interdire toute fluidité : la ligne, le dessin s'efforcent vers une impossible élasticité. De même, l'harmonie n'est que rarement épanouie : ça frotte, ça passe mal, l'accord semble toujours vouloir se figer dans le grave, les chorals des cuivres ne sont pas loin de s'immobiliser dans la densité de la matière. Les rares percées des vents ou des percussions argentines n'ont rien d'aéré : pas de souffle, mais plutôt un vide, un espace sans écho. Du jeu conjugué de ces trois forces naissent les effets de marche funèbre, de stases, de douloureuses lenteurs. Il faut attendre (et l'attente est partout dans ce paysage) le quatrième Lied pour que la musique retrouve un ton plus narratif, une démarche un peu plus cadencée : « Souvent je pense, ils sont seulement sortis... »
Pierre Szendy
Lorsqu’il passa commande à Bartók, en juin 1936, d’une partition pour le dixième anniversaire de l’Orchestre de chambre de Bâle, Paul Sacher pensait bien recevoir un chef-d’œuvre ; mais le cadeau offert par le compositeur hongrois dépassait toutes ses espérances : fascinante d’ingéniosité, d’équilibre et d’invention, la Musique pour cordes, percussion et célesta marque en effet le sommet d’une décennie où le souci de symétrie et de cohésion avait pris, chez Bartók, une importance croissante. Loin d’être un exercice d’école, la Musique embrasse ce style, parvenu à maturité, dans toute sa diversité. Les éléments issus de la musique populaire se fondent dans une synthèse des traits les plus opposés (en apparence tout au moins) du style bartókien.
Le réseau de connivences entre les thèmes et les motifs, ainsi que l’infaillibilité de la structure font que l’on se promène dans cette forêt de sons comme « en famille ».
Quant à l’harmonie, aussi ardue semble-t-elle parfois à la lecture, elle répond toujours, à l’écoute, aux principes les plus fondamentaux de la tonalité. La vitalité rythmique, la magnificence des timbres parachèvent la séduction de cette œuvre qui, dès sa création, rencontra des auditeurs enthousiastes.
La Musique est l’une des très rares partitions de Bartók en quatre mouvements (respectivement fugue, sonate, arche et rondo). Le sujet de la fugue initiale, en la, est présenté selon deux séries divergentes d’entrées à la quinte, l’une vers l’aigu, l’autre vers le grave, qui se rejoignent à l’antipode tonal de la (mi bémol), correspondant au sommet d’intensité du mouvement. Divers traitements contrapuntiques s’ensuivent, notamment une strette et des renversements – Bartók ayant comme principe intangible de ne jamais rien répéter à l’identique – avant le retour final au la.
Plus diatonique, le deuxième mouvement est tout énergie. Son premier thème, ponctué par la timbale, dérive du sujet de fugue. Bartók s’y adonne notamment à de brillants effets spatiaux, les deux groupes de cordes se répondant d’un côté à l’autre du plateau.
Riche d’effets sonores incroyables (notamment les glissandos de timbales), chromatique, tendu jusqu'à l’angoisse, le mouvement lent répond à la forme concentrique dite « en arche », si chère à Bartók. Introduit par un solo de xylophone sur la note fa, le mouvement enfle jusqu'à saturation ; après quoi tout est récapitulé en sens inverse, comme à travers un miroir. À l’instar de nombreux finales bartókiens, celui-ci se présente comme un rondo très rythmé, inspiré par les danses paysannes hongroises, mais également bulgares. Le sujet de fugue y réapparaît, tout à fait diatonique à présent, déployé de son ambitus de quinte initial à une pleine octave selon le procédé de l’« extension diatonique », mis au point par Bartók dans le Troisième Quatuor (1927).
Claire Delamarche