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93 min
Available in full until December 31, 2035

Ensemble intercontemporain / Matthias Pintscher

Jarrell, Lachenmann, Boulez
Recorded the June 11, 2015

Program

1.
Installation des musiciens
02:22
2.
Michael Jarrell
Assonances VII
14:37

Composée pour le Concours international d’exécution musicale de Genève, Assonance VII pour percussion concrétise de façon particulière le goût de Michael Jarrell pour la percussion. Depuis Aber der Wissende (1981, pour voix et marimbaphone) jusqu’à Un long fracas... (1998, pour percussion et orchestre), en passant par Rhizomes (Assonance VIIb) (1991-1993, pour deux percussions, deux pianos et électronique, dont le matériau musical a des relations privilégiées avec cette pièce), le compositeur a fréquemment sollicité cette famille instrumentale, et l’on sent une expérience, une maîtrise dans l’écriture liée à une réelle affinité pour ces instruments. La pensée créatrice, surtout, est plus forte que le cadre musical ou sonore de ce labyrinthe des percussions. Assonance VII écarte d’emblée la facette « tonitruante » et les nuances très fortes : c’est une musique douce, subtile que l’on nous propose avec l’idée de faire attendre quelque chose, de suggérer sans affirmer. Le compositeur a néanmoins la volonté de fixer des repères auditifs dans la mémoire de celui qui écoute ; en témoigne par exemple la longue séquence de vibraphone seul située peu après le début de l’œuvre : des notes sont pour ainsi dire immobilisées dans un registre (accord fa-do dièse-mi-do-mi bémol-si-), avant que ce « cadre » ne se modifie (les notes graves changent, elles deviennent sol-si bémol-fa dièse-la – le aigu disparaît, etc.) pour aboutir finalement à la seule note si. Cette œuvre juxtapose des épisodes différenciés par les sonorités et la nature de l’événement musical – la progression va dans le sens d’une accentuation légère de l’élément pulsé vers la fin, après tout un jeu de combinaisons entre hauteurs précises (gongs, crotales, vibraphone) et imprécises (tam-tams, cymbales, etc.). Les « décors » changeants de ces couleurs très travaillées s’évaporent finalement dans le néant, revenant un bref instant aux sonorités initiales.

Pierre Michel

3.
Helmut Lachenmann
Mouvement (- vor der Erstarrung)
26:34

La musique de Helmut Lachenmann met en crise les conventions et les habitudes d’écoute avec une radicalité sans précédent. Chez lui, rien ne va de soi. L’œuvre est tout à la fois une analyse implacable de ce qui s’est sédimenté dans le matériau et dans la pratique musicale, et une expérience inouïe – une sorte d’illumination –, à travers laquelle plus rien ne peut être comme avant. La mémoire voudrait être sauvée, sans pourtant sacrifier aux citations littérales ou à la reprise des éléments traditionnels en tant que tels ; en même temps, l’œuvre tente une percée au-delà du connu. De là naît un déchirement subjectif, alors que des processus apparemment rationalisés donnent l’illusion d’une objectivation du matériau. Mais le sujet, brisé, n’entonne plus la fanfare héroïque d’un moi resté intact, et la musique renonce à l’accord parfait défraîchi du consensus social. En rejetant les formes conventionnelles de beauté (qu’il désigne lui-même sous le terme de « son philharmonique ») et une signification musicale abâtardie, Lachenmann en dénonce la réification.

Mouvement (- vor der Erstarrung) retrace d’une façon sismographique ce double mouvement de construction et de destruction, d’analyse et d’invention. Ce sont d’abord des bribes sonores, comme les dernières convulsions d’un insecte posé sur le dos, et qui s’agite dans le vide : vor der Erstarrung, avant d’être figé par la mort. Les formes perçues – des rythmes pointés, des triolets, ainsi que quelques intervalles comme la tierce mineure – apparaissent comme des figures fantomatiques, comme les ruines d’un discours musical conventionnel. Toute la première partie de l’œuvre dévoile pourtant, derrière ces formes élémentaires et brisées, ces contours sonores décharnés, une vie intense faite de frottements, de grincements, d’effets de souffle, de bruits divers et de titillements. Les trois klingelspiel, claviers-jouets disposés à l’intérieur de l’orchestre, vibrionnent, figures à la fois purement sonore qui influencent le jeu instrumental et élément programmatique. Ce matériau apparemment sans aura constitue la face cachée du « beau son ». En rendant audible cet aspect du monde sonore (comme Paul Klee demandait à la peinture de « rendre visible »), Lachenmann dévoile toute une expressivité insoupçonnée, parfois même pathétique, qui rend presque banale l’apparition progressive de formes sonores plus conventionnelles, fondées sur la plénitude du son. Car cette machine grippée, un peu après le milieu de la pièce, retrouve soudain son élan, et développe de façon enjouée ses rythmes et ses intervalles entendus jusque-là de façon fragmentaire. La réalité de structures musicales étranges, énigmatiques, qui fonctionnaient comme de mystérieux signaux, révèle soudain une forme de trivialité. L’écoute se retourne contre ce qu’elle appelait de ses vœux, et la satisfaction éprouvée à suivre un discours musical « normal » s’accompagne d’une distanciation critique. C’est alors qu’on peut reconnaître, à côté d’autres éléments empruntés, le fantôme d’une célèbre chanson viennoise, « O du lieber Augustin », à travers laquelle Arnold Schönberg avait déjà transcrit ironiquement son désespoir dans le Quatuor à cordes op. 10 avec soprano.

La partie finale, où cet emballement éphémère se détruit à nouveau, est selon les mots de l’auteur « suggérée par la fracture structurelle du son ».

À travers le mouvement de l’œuvre, qui conduit du son à peine audible jusqu’à des textures virtuoses, d’une musique figée jusqu’à des moments d’exubérance, le compositeur sollicite tantôt une écoute capable de descendre à l’intérieur du son et d’arpenter des territoires inconnus en construisant au fur et à mesure ses propres critères, tantôt de se laisser emporter par un discours qui offre des repères évidents et une continuité rythmique simple. Les sons inhabituels de l’œuvre ne sont pas un ensemble anarchique de bruits anecdotiques, ou de simples gestes ; ce ne sont pas non plus des événements isolés : ils sont subsumés par des phrases musicales qui ne masquent ni leur fragilité, ni leurs moments de rupture, mais au contraire les exhibent ; le silence y joue un rôle essentiel. C’est à travers cette expérience du négatif que l’œuvre se réalise comme une forme à part entière et s’incarne, objectivement, dans une expression subjective. C’est à sa limite que le mouvement prend conscience de ce qu’il est.

Philippe Albéra

4.
Pierre Boulez
Répons
49:28

Répons est à bien des égards l’œuvre maîtresse de Pierre Boulez. Celle vers laquelle convergent toutes les pistes explorées au cours des quatre décennies précédentes : articulation des écritures instrumentale et électroacoustique en temps réel (déjà esquissée dans …explosante/fixe… en 1971 notamment), éclatement de la configuration spatiale du concert (déjà dans Rituel en 1974), sans parler de ses recherches formelles. Celle, aussi, où il récolte les fruits de ce qu’il a lui-même semé – à commencer par les institutions qu’il a fondées : l’Ircam et l’Ensemble intercontemporain, qui sont indéfectiblement liés à la genèse de l’œuvre. Dans un entretien accordé au musicologue Philippe Albéra en 1986, le compositeur dira du reste : « Je n’aurais jamais pu écrire Répons si je n’avais pas créé ces organismes, car il n’en existe aucun équivalent ailleurs… ». Paradoxalement, un peu plus loin dans ce même entretien, il nous laisse à penser que l’une de ses motivations secrètes à créer ces organismes fut justement d’écrire Répons ! C’est enfin une œuvre majuscule quant au temps qu’il a fallu au compositeur pour l’écrire et l’achever : de nombreuses années à remettre sans cesse l’ouvrage sur le métier, passant d’environ quinze minutes à trois quarts d’heure de musique, et approfondissant toujours plus la partie électronique.

Tout part du rêve qu’a Boulez de réinventer la disposition dans la salle de concert – un rêve dont ce passionné d’architecture caresse également le versant bâti, en imaginant des salles modulaires et configurables à volonté. Dans son esprit, cette réinvention doit se faire selon toutes les déclinaisons possibles : rapport de l’auditeur aux interprètes et à la musique, bien sûr, mais aussi, au sein du discours musical, relation de l’individu au collectif, dialogue du soliste (ou plutôt des solistes) avec le chœur (incarné ici par l’ensemble instrumental placé au cœur du dispositif). Autant d’aspects auxquels les connotations religieuses du titre font référence – quand bien même l’œuvre est parfaitement profane.

Car Répons revisite l’héritage d’une musique liturgique qui remonte aux grandes pièces polychorales de la Renaissance, certaines composées spécifiquement pour de fameuses architectures tels les cori spezzatti [chœurs séparés] de San Marco de Venise. Seulement, en lieu et place de l’acoustique réverbérante des édifices religieux, Boulez substitue les traitements électroacoustiques en temps réel – provoquant des réponses en cascades : des solistes à l’ensemble, et des solistes à leurs doubles transformés par l’ordinateur, comme des miroirs se faisant face.

Les six solistes (deux pianos – dont un qui peut jouer de l’orgue électrique), une harpe, un cymbalum et deux percussions jouant l’un du vibraphone, l’autre du glockenspiel et du xylophone) et les haut-parleurs constituent comme un enclos acoustique autour du public – à l’image des hautes parois des basiliques et cathédrales –, le public lui-même entourant l’ensemble instrumental et le chef.

Cette disposition spatiale – ainsi que celle, inhabituelle et très précise, des 24 instrumentistes de l’ensemble – participe pleinement du geste compositionnel. Par exemple, l’éloignement des solistes oblige le compositeur à les libérer du tempo strict donné par le chef, mais cette liberté agogique et la superposition des métriques des solistes et de l’ensemble lui ouvrent en même temps un large horizon d’effets sonores. Cependant, le principal effet recherché via cette savante géographie musicale est la possibilité de faire voyager les sons – que ce soit au moyen des haut-parleurs, ou en faisant circuler les formules musicales d’un instrument à l’autre. Raison pour laquelle l’enregistrement stéréo ne sera jamais qu’un piètre pis-aller à l’écoute de cette œuvre. Ces trajectoires n’ont rien d’évident, leur tracé est délibérément brouillé par le compositeur qui puise en l’espèce une large inspiration de deux de ses passions : l’architecture, là encore, et notamment l’école Bauhaus, et l’œuvre de Paul Klee. S’agissant des trajectoires emmêlées dans la spatialisation de l’électronique, Pierre Boulez avait coutume d’évoquer l’image de « Klee et son chien » : « Imaginez un promeneur avec son chien en laisse qui suivra grosso modo la trajectoire générale », explique Andrew Gerzso, qui fut à l’Ircam le bras droit de Boulez pour la composition électroacoustique de Répons. « Nous n’avons pas un tracé géométrique immédiatement identifiable, mais une figure qui va se dégager de ces multiples traits. Boulez souhaitait que celui qui écoute soit convaincu d’une règle à l’œuvre, mais ne voulait pas donner trop facilement la clef de cette règle. »

Au-delà du rôle d’acoustique artificielle dévolu à l’informatique musicale, Pierre Boulez compose avec Répons le premier monument de la musique électroacoustique en temps réel, où le geste instrumental rencontre le monde électronique dans une relation symbiotique. Parmi les effets imaginés pour la pièce, on peut citer le « wallpaper », ou papier peint mural, en l’occurrence l’électronique projetée par six haut-parleurs. « Le papier peint n’est pas destiné à être regardé directement mais il est pourtant bien présent, explique Andrew Gerzso dans un entretien accordé à Frank Madlener. Quand l’un des solistes joue, on entend le son de drone en proportion directe avec le jeu de l’instrumentiste. C’est donc son ombre électronique. Il existe aussi un passage frappant avec un curieux effet de “gyrophare”. Au lieu que le son soit capté, transformé et le résultat spatialisé (ce qui se passe la plupart du temps), la machine va “écouter” à tour de rôle les solistes (harpe, vibraphone, cymbalum, etc.), pour les transformer successivement. À un autre moment, la machine pourra produire 2, 3, ou 4 délais, selon un choix de l’algorithme. » Notons au passage que l’informatique musicale en était alors à ses balbutiements et que la démarche suivie par Pierre Boulez et Andrew Gerzso fut parfois assez empirique. Répons constituera ainsi pour les années à suivre un riche creuset d’idées qui n’auront pas pu être concrétisées, mais qui seront développées, lorsque la technologie le permettra. Cela signifie que les effets explorés ont parfois pu dicter la nature du matériau musical. Ainsi, parmi les premières hypothèses de travail pour le traitement en temps réel, les sons percussifs ont été privilégiés pour la précision du traitement électronique – cet univers percussif domine encore fortement certains passages de l’œuvre parmi les plus mémorables (la section « balinaise » notamment).

Ce caractère percussif se manifeste d’ailleurs dans un des éléments thématiques qui irriguent toute la pièce (et ce dès l’introduction) : une série de doubles croches régulières qui signalent très clairement des ruptures dans le discours – dans un premier temps, ce sont principalement des changements de blocs harmoniques, puis la différenciation se fait aussi rythmique. La formule prend ainsi peu à peu un sens différent selon le contexte, tout en restant parfaitement reconnaissable et compréhensible en tant qu’articulation du discours.

Jérémie Szpirglas