Orchestre de Paris / Julien Masmondet 100% Saint-Saëns. Marie-Ange Nguci - Victor Julien-Laferrière - Eva Zavaro
Program
Troisième opéra composé par Saint-Saëns, La Princesse jaune fut le premier à être donné sur scène, sans succès pour autant : ni celui-ci, ni Le Passant d’Émile Paladilhe et Djamileh de Bizet, avec lesquels il fut interprété à l’Opéra-Comique en juin 1872, ne séduisirent les critiques (« Cet innocent petit ouvrage fut accueilli avec l’hostilité la plus féroce », devait écrire en 1911 à ce propos le compositeur), et l’œuvre fut déprogrammée après quatre représentations. Un point positif cependant : le projet avait permis à Saint-Saëns de rencontrer Louis Gallet, librettiste prolifique (il fournit également des livrets à Bizet, Massenet ou Gounod durant les trente dernières années du XXe siècle) avec lequel il collabora par la suite encore une demi-douzaine de fois.
Bien que se déroulant aux Pays-Bas (Kornélis, fasciné par le Japon en général et par le portrait féminin accroché dans son cabinet en particulier, ne voit pas que sa cousine Léna est amoureuse de lui), l’opéra en un acte représente l’un des premiers avatars du japonisme en musique. Le terme, forgé l’année même de la création de l’opéra, décrit l’influence de la civilisation et de l’art japonais sur les artistes français (et occidentaux) entre les années 1860 et 1890, influence que prolongera une œuvre comme Madame Butterfly de Puccini. Dès sa charmante ouverture, La Princesse jaune joue de l’exotisme de ses sonorités et de ses harmonies. Construite en deux pans, un Andantino (qui utilise le thème de la romance de Kornélis dans l’acte I J’aime dans son lointain mystère) débouchant sur un Allegro giocoso, cette courte pièce se plaît à utiliser des gammes pentatoniques (gammes musicales utilisées dans les musiques traditionnelles asiatiques), des thèmes courts qui tournent sur euxmêmes, des timbres de harpe, de triangle, de gong ou encore de vents en doublure afin d’intégrer dans un langage classique un parfum musical extrême-oriental.
Le Deuxième Concerto pour piano de Saint-Saëns est aussi le plus connu. Il fut composé dix ans après le premier, essai de jeunesse sans grande originalité ; le compositeur a alors plus de trente ans. Par la suite, il reviendra au genre encore trois fois, achevant sa production à plus de soixante ans avec le Concerto « Égyptien ». Séduisant, le Concerto en sol mineur n’emporta pas immédiatement l’adhésion : « sauf le Scherzo, qui plut du premier coup, [le concerto] réussit peu ; on s’accorda à trouver la première partie incohérente et le finale tout à fait manqué », confia plus tard le compositeur. Soliste lors de la création, il reconnaissait cependant n’avoir pas eu assez de temps pour travailler une partition difficile… et qui plus est écrite en trois semaines pour Anton Rubinstein. L’œuvre valut pour autant à Saint-Saëns les compliments de Liszt : « La forme en est neuve, et très heureuse ; l’intérêt des trois morceaux va croissant, et vous tenez un juste compte de l’effet du pianiste sans rien sacrifier des idées du compositeur, – règle essentielle dans ce genre d’ouvrage », écrit le Hongrois au Français en juillet 1869, avant de faire la liste des éléments qui lui plaisent tout particulièrement.
Comme Liszt le soulignait, l’architecture du concerto n’est effectivement pas banale, puisqu’elle ne présente pas de mouvement lent : c’est le premier mouvement qui prend en charge un tempo modéré (Andante sostenuto), avant l’accélération des deux parties suivantes (Allegro scherzando pour le Scherzo puis Presto pour le finale). De plus, Saint-Saëns néglige la traditionnelle introduction orchestrale pour proposer immédiatement, en plus de la cadence de fin de mouvement (formule mélodique et harmonique qui assure la ponctuation de la phrase musicale et produit un effet suspensif ou conclusif), une cadence initiale du soliste (section de la partition laissée à l'improvisation du soliste), qui sonne un peu austère, presque Bach parfois : on y sent l’influence du Saint-Saëns organiste. Un thème emprunté au jeune Fauré mène ensuite à une mélodie élégiaque où l’on pense à Chopin. Le pianiste Sigismond Stojowski trouvait d’ailleurs que l’œuvre manquait d’unité, ce qu’il résuma d’une formule lapidaire « de Bach à Offenbach » (et ce n’était pas un compliment…). L’Allegro scherzando, introduit par les timbales seules, est léger et fantasque (mendelssohnien, cette fois ?), et manie les changements d’éclairage avec enjouement. Le Presto couronne l’œuvre avec toute la verve qu’on attend d’un finale de concerto : fantasque, tourbillonnant, il met tout particulièrement le pianiste en valeur. Si les autres mouvements pouvaient évoquer des prédécesseurs de Saint-Saëns, celui-ci appelle plutôt la référence à un successeur : il y a quelque chose de Rachmaninoff dans sa fougue.
Si Saint-Saëns, à sa mort en 1921, faisait résolument figure de conservateur, il était au contraire à l’avant-garde musicale durant les années 1870, période où il s’intéressait de près à la nouvelle musique d’un Wagner ou d’un Liszt. C’est à celui-ci, notamment, qu’il emprunta le genre du poème symphonique, l’un des avatars de la musique à programme. Il y consacra quatre ouvrages entre 1871 et 1877 : Le Rouet d’Omphale, Phaéton, la Danse macabre et La Jeunesse d’Hercule. De ceux-ci, la Danse macabre, puissamment colorée et rugueusement séduisante, est indubitablement la plus connue.
Pensée à l’origine comme une mélodie pour voix et piano sur un poème d’Henri Cazalis, l’œuvre se vit deux ans plus tard transposée à l’orchestre (avec un violon solo, qui prend notamment en charge la partie vocale précédente) et réorganisée. Son univers, prolongement de l’esthétique médiévale de la danse macabre, où les squelettes emportent dans la même danse prélats et paysans, inspira à Saint-Saëns plusieurs gestes musicaux typés, qui furent plus ou moins bien reçus par le public de l’époque (la Danse macabre fut parfois bissée par le public, parfois éreintée par les critiques). L’orchestration, en particulier, attire l’attention, dans son jeu sur les couleurs et les associations extramusicales : à la harpe sont dévolus les douze coups de minuit, dans l’introduction ; au hautbois, le chant du coq qui met un terme à cette danse des morts ; au xylophone (dont c’est la première utilisation dans un orchestre classique), l’entrechoquement des os des squelettes. Liszt, qui en fit une transcription pour piano solo en 1876, tint ainsi à s’excuser auprès de Saint-Saëns de son « inhabileté à réduire au piano le merveilleux coloris de la partition ». La thématique macabre se prolonge également dans l’écriture musicale elle-même, avec l’utilisation de l’intervalle de triton (intervalle de trois tons, soit une demi-octave), qualifié depuis le Moyen Âge de diabolus in musica (pour lequel Saint-Saëns demande au violon de s’accorder en scordatura, procédé qui consiste à modifier l'accord habituel d'une ou de plusieurs cordes d'un instrument), ou la citation du thème grégorien du Dies iræ, sur un rythme de valse.
1872 voit Saint-Saëns consacrer au violoncelle deux partitions d’envergure coup sur coup : en matière de musique de chambre, ce sera l’âpre Sonate pour violoncelle et piano op. 32 ; dans le domaine concertant, le Premier Concerto pour violoncelle op. 33. Saint-Saëns, adjugeant à la petite basse un rôle de soliste, met alors ses pas dans ceux d’un compositeur dont il était un fervent défenseur, Schumann, dont le Concerto pour violoncelle op. 129 datait de 1850. Ce faisant, il précède aussi bien Tchaïkovski (Variations rococo de 1876), Lalo (Concerto de 1876), Dvorák (1879) ou Brahms (dans son Double Concerto pour violon et violoncelle de 1886), qui continueront à sa suite d’étendre ce répertoire alors peu exploré. Saint-Saëns lui-même, malgré ce qu’il s’était promis, revint au genre en 1902 avec le Concerto pour violoncelle op. 119, œuvre particulièrement difficile qui n’atteignit pas la même notoriété que la précédente, malgré d’indubitables qualités.
Le Concerto op. 33 emporta en effet l’adhésion générale, tant à l’époque de sa création (le critique de la Revue et Gazette musicale loua ainsi « une belle et bonne œuvre d’un sentiment excellent et d’une cohérence parfaite ») que par la suite - c’est cette œuvre que choisit Pablo Casals pour faire ses débuts à Londres en 1905, par exemple. Le musicologue, chef et compositeur Sir Donald Francis Tovey, après la Première Guerre mondiale, s’enthousiasmait de l’équilibre sonore atteint par Saint-Saëns, qui permettait au violoncelle de n’être jamais écrasé par l’orchestre, tandis que Chostakovitch, qui s’était penché à l’heure d’écrire son propre concerto pour violoncelle sur les partitions de ses prédécesseurs, le considérait comme « le meilleur en termes de structure, de durée et d’équilibre orchestral ». Assez court, le concerto s’organise en trois mouvements enchaînés, rappelant à la fois le précédent schumannien de 1850 (avec lequel il partage d’ailleurs une même tonalité) mais aussi le Premier Concerto pour violon op. 20 de Saint-Saëns lui-même. L’Allegro non troppo initial exprime dès ses premières mesures la prééminence expressive d’un violoncelle en ardentes arabesques, qui reparaîtront, combinées à un nouveau matériau, dans le Molto allegro final, suivant une logique cyclique familière au compositeur. L’Allegretto con moto central, fondé sur une mélodie de menuet énoncée par l’orchestre, met particulièrement en valeur le registre médium du violoncelle, d’une expressivité aussi touchante que retenue.
Hormis une courte Prière pour violoncelle et orgue op. 158, La Muse et le poète op. 132 est la dernière pièce consacrée par Saint-Saëns au violoncelle, qu’il accompagne ici d’un violon. Pensée à l’origine pour rendre hommage à l’une des ferventes admiratrices du compositeur, madame Jeanne Carruette, morte à la fin de l’année 1908, l’œuvre prend d’abord la forme d’un trio avec piano en un seul mouvement, que Saint-Saëns destine à Joseph Hollmann, le violoncelliste néerlandais qui fut également le dédicataire du Concerto pour violoncelle n°2, et au violoniste Eugène Ysaÿe. En août 1909, il écrit à Durand : « J’ai vu Hollmann, à qui j’ai montré les premiers linéaments d’esquisse pour le fameux duo ; ses cris, ses bonds, furent inénarrables. Il a dû en écrire tout de suite à Ysaÿe. » Quelques mois plus tard, il confie continuer d’y travailler « comme un esclave ».
Il faut prendre garde de ne pas déduire du titre un quelconque programme, où le violon représenterait la muse et le violoncelle le poète : c’est en effet à l’éditeur Jacques Durand qu’on le doit, et non à Saint-Saëns. Pour autant, la pièce s’inspire bien d’une esthétique expressive avant tout – peut-être plus fantaisie que poème symphonique à proprement parler, cependant : Jean Gallois y entend ainsi un « poème sans texte », une « romance sans paroles ». Présentée par Saint-Saëns comme « une conversation entre les deux instruments plutôt qu’un débat entre deux virtuoses », l’œuvre n’en est pas moins difficile pour les deux solistes. Elle s’anime peu à peu, au fil de plusieurs sections contrastantes, jusqu’à fondre ensemble les voix du violon et du violoncelle dans un lyrisme intensément chaleureux.
Angèle Leroy