Orchestre de Paris / Klaus Mäkelä
Program
S’il est entré depuis au Panthéon de la danse, le Prélude à l’Après-midi d’un faune n’est pas né sous la forme d’un ballet. L’œuvre trouve ses origines dans la rencontre, fin 1890, du compositeur Claude Debussy avec Stéphane Mallarmé. Le compositeur connaît l’œuvre du poète, qui le fascine comme elle fascinera bien des compositeurs, français ou non, après lui : il a ainsi déjà composé en 1884 une mélodie sur son poème Apparition. Suite à cette rencontre, Mallarmé demande à Debussy d’écrire une musique de scène pour un projet théâtral autour de son églogue en cent-dix alexandrins, L’ Après-midi d’un faune (poème consacré à un sujet pastoral). La pièce ne verra jamais le jour — à cause, entre autres, de la santé déclinante du poète —, mais qu’importe : le poème a déjà commencé à travailler le compositeur. Aussi compose-t-il l’année suivante ce Prélude, sur lequel il écrit, dans le programme du concert qui en voit la création, le 22 décembre 1894 : « La musique de ce Prélude est une illustration très libre du beau poème de Stéphane Mallarmé. Elle ne prétend nullement à une synthèse de celui-ci. Ce sont plutôt des décors successifs à travers lesquels se meuvent les désirs et les rêves d’un faune dans la chaleur de cet après-midi. Puis, las de poursuivre la fuite peureuse des nymphes et des naïades, il se laisse aller au soleil enivrant, rempli de songes enfin réalisés, de possession totale dans l’universelle nature. » Le ballet viendra bien plus tard : en 1912, le danseur et chorégraphe Vaslav Nijinski s’empare du Prélude avec les Ballets russes de Diaghilev, dans une chorégraphie véritablement révolutionnaire. Au reste, l’œuvre musicale elle-même est révolutionnaire, à bien des égards fondatrice d’une nouvelle musique française que certains appelleront « impressionniste » — même si Debussy lui-même réfutait le terme, lui préférant celui de « symboliste », en référence à Maeterlinck notamment. Révolutionnaire d’abord par son inspiration poétique, et pas n’importe quelle poésie puisque celle de Mallarmé fait, aujourd’hui encore, figure d’avantgarde. La partition suggère cette poétique mallarméenne par l’impression de grande liberté qui se dégage du discours — au sein d’une écriture qui apparaît au contraire d’une rigueur et d’une complexité rares. Révolutionnaire, ensuite, par le traitement si fluide et lumineux de la flûte traversière qui, figurant celle du faune, introduit la partition puis la ponctue de ses savoureuses interventions. Révolutionnaire, enfin, par l’orchestration, dont la palette semble celle d’un peintre.
Jérémie Szpirglas
Le concerto est contemporain du fameux Concerto pour la main gauche, et constitue la dernière œuvre d’envergure de Maurice Ravel. Le premier mouvement, Allegramente, adopte le ton du « divertissement » et présente une irrésistible explosion de musique, emblématisée par le thème initial confié au piccolo. L’écriture orchestrale est d’une virtuosité extrême, conférant au discours une énergie habillée de subtilités : pizzicatos et trémolos des cordes, impalpables roulements de tambour, effets métalliques à la trompette, auxquels répondent les glissandos vigoureux du piano… Le soliste est toujours présent, s’immisçant dans le discours au moyen d’arpèges cristallins, puis domine le deuxième épisode. Plus lent, celui-ci fait entendre une mélopée langoureuse, dont le rythme syncopé évoque le jazz. Subtilement dansant et mystérieux, ce thème presque gershwinnien fait ensuite l’objet d’un véritable « emballement » pianistique, sous forme de poursuite effrénée qui gagne tous les pupitres. L’écriture de Ravel conjugue alors frénésie débridée et maîtrise de la forme : le retour de la danse s’estompe pour laisser place à deux cadences, dont l’une confiée aux sons arachnéens de la harpe, avant que l’ensemble du matériau ne soit rassemblé pour une péroraison d’une grisante énergie.
Indescriptible sommet de poésie, l’Adagio assai, justifie à lui seul le rang qu’occupe l’œuvre au sein de la musique moderne. Le modèle est ici Mozart, bien qu’on ne ressente nul pastiche ou imitation directe : de ce classicisme souverain, Ravel retrouve à sa manière la fusion de parfaite sobriété et d’émotion mise à nu, qui s’impose dès les premières mesures. À découvert, le soliste énonce un chant éthéré, que sa complexité rythmique rapproche de l’hypnose. L’étrangeté des couleurs harmoniques renforce le sentiment d’immatérialité plaintive, qui ne se dément pas quand les bois entrent pour soutenir le soliste. Si écho de la soul music il y a, c’est davantage dans l’esprit que dans la lettre, tant le discours demeure éminemment ravélien. Peu à peu, la tension s’installe, culminant sur un accord libérateur : dissonance crue, d’où renaît la mélodie désormais confiée au cor anglais, tandis que le soliste l’accompagne. À la fin, c’est à la flûte que revient d’énoncer le chant toujours gorgé de passion contenue. Le soliste, lui, fait poudroyer ce moment de temps suspendu, et conclut l’une des pages les plus délicates auxquelles puisse se confronter un pianiste.
Après tant d’étouffante émotion, il fallait une flamboyante catharsis. C’est chose faite avec le Finale, qui métamorphose la forme sonate en une sorte de mouvement perpétuel, faisant appel à tous les moyens du soliste : on retrouve là, comme dans Gaspard de la nuit, le plaisir qu’a le compositeur à jouer avec les limites techniques, non pour célébrer la virtuosité en tant que telle mais pour faire « craquer » les moules de la musique. Déclenché par quatre accords cinglants, ce mouvement s’apparente à une vague grossissante, qui repose sur trois idées principales : un volubile jeu de cache-cache entre le soliste et un trio de vents ; un thème joyeux, d’esprit plus folklorique ; et une marche impérieuse que se partagent le piano et les cuivres. Le développement fait subir à ce matériau de violentes transformations, de sorte que le contraste avec le deuxième mouvement n’aurait pu être mieux dessiné : c’est sur ce Ravel électrique, presque démoniaque, que s’achève cette merveille d’oppositions et d’équilibre qu’est le Concerto en sol.
Frédéric Sounac
Longtemps, Ravel abhorra le genre concertant, comme le rapporte son ami Léon-Paul Fargue : « Le public de ma jeunesse, le public de la jeunesse de Ravel se levait de sa place, manifestait, intervenait, fronçait ses manies, sifflait souvent les concertos qu’il fuyait avec ostentation pour aller fumer dehors la cigarette libératrice. » Le compositeur avouait cependant son admiration pour la musique concertante de Liszt et de Saint-Saëns. Avec la version pour violon et orchestre de Tzigane (1924), il s’approche déjà du genre. En 1929, il entame, non pas une, mais deux partitions pour piano et orchestre, dans lesquelles il s’approprie la tradition pour mieux la détourner. L’un des concertos, « pour deux mains », adopte l’habituelle forme en trois mouvements (Concerto en Sol) ; l’autre, pour la main gauche, se distingue par sa forme en une seule coulée. Deux œuvres qui sont presque un chant du cygne : après leur composition, Ravel n’achèvera plus que les Trois mélodies de Don Quichotte à Dulcinée. En 1929, le pianiste autrichien Paul Wittgenstein, amputé de son bras droit pendant la Première Guerre mondiale, commande à Ravel un concerto pour la main gauche. Le compositeur relève le défi et lui offre une partition où la main semble dotée d’un pouvoir d’ubiquité.
La pianiste Marguerite Long (créatrice du Concerto en sol, l’autre concerto pour piano de Ravel) a superbement décrit cet art de l’illusion : « Cette fresque colossale, aux dimensions d’un univers calciné, ce sont les cinq doigts de la main senestre, reine des mauvais présages, qui vont en brosser les âpres reliefs (…). À deux mains, le chant et l’accompagnement se jouxtent, se juxtaposent, se pénètrent parfois, mais en conservant leur dualité d’origine ; ici les deux émergent du même moule, se modèlent à partir d’une même argile. Par ailleurs, c’est au pouce qu’est dévolu le rôle principal dans l’expression mélodique. Bien épaulé par le bloc des autres doigts, il va, par le jeu latéral du poignet et celui de sa musculature propre, s’imprimer profondément dans le clavier avec une qualité de pénétration qui n’est qu’à lui. » De fait, la contrainte d’utiliser la seule main gauche conduit Ravel à inventer des formules inédites et une nouvelle façon de faire sonner l’instrument, qu’il n’aurait sans doute pas soupçonnées sans cela. L’œuvre nécessite une performance physique hors du commun, une lutte du soliste avec son instrument.
Ce combat, le pianiste le mène aussi contre un orchestre menaçant. La superposition d’éléments thématiques en apparence incompatibles produit des harmonies grinçantes. De longues progressions se dirigent de façon implacable vers un sommet suivi d’un effondrement. Certes, l’orchestre se tait par moments pour laisser le soliste épancher un lyrisme intériorisé et mélancolique. Quelques épisodes plus légers apportent une détente bienvenue, mais chimérique. Le Concerto pour la main gauche se dirige en effet vers un inéluctable cataclysme. Il commence par un grouillement indistinct, dont émerge peu à peu une ligne mélodique. Un long crescendo conduit aux scansions féroces du second volet, qui contient « beaucoup d’effets de jazz » selon les propres termes de Ravel. Pas un jazz de music-hall, mais celui, nerveux et agressif, qu’on pouvait entendre dans Blues, le deuxième mouvement de la Sonate pour violon et piano (1927). Comme La Valse (1920), hommage à la Vienne impériale anéantie par la Première Guerre mondiale, le Concerto semble lui aussi se souvenir de cette catastrophe.
Hélène Cao
Le Mandarin merveilleux, dernière œuvre scénique de Bartók (après Le Château de Barbe-Bleue et Le Prince de bois), connut une histoire chaotique. La découverte de l’argument de Mehyhért Lengyel (pensé à l’origine pour les Ballets russes et le compositeur Ernö Dohnányi) dans la revue Nyugat en 1917 pousse Bartók à composer une première version pour piano, achevée en mai 1919. L’orchestration est réalisée en 1923, quelques révisions sont faites l’année suivante, ainsi qu’en 1926 – qui voit enfin la création houleuse de l’œuvre à Cologne. L’annulation de plusieurs autres projets de production ainsi que l’interdiction pure et simple de l’œuvre en Hongrie poussent le compositeur à proposer une version de concert en 1927, conservant environ les deux premiers tiers de l’œuvre. Il faut attendre 1945 (et la mort de Bartók) pour que la pantomime, à nouveau révisée dans les années 1930, soit créée dans la capitale magyare.
Le livret de Menyhért Lengyel met en scène trois mendiants qui dévalisent les clients qu’une fille attire dans leur sordide galetas. Ils mettent à la porte un vieux beau et un jeune homme craintif, tous deux désargentés. Un riche mandarin se présente. La danse lascive de la prostituée enflamme cet homme étrange que les gredins tentent d’étouffer, de poignarder et de pendre. Mais le mandarin est toujours en vie, l’inassouvissement de sa passion le rendant invincible. C’est seulement après avoir étreint la fille que ses blessures commencent à saigner et qu’il meurt.
Au moment où Bartók s’engage dans ce projet de ballet, il écarte d’emblée la couleur orientale pour insister en revanche sur sa dimension fantastique et expressionniste : « Je réfléchis également au Mandarin. Si ça marche, ça sera une musique infernale. Au commencement – une introduction très courte avant le lever de rideau – horrible charivari, bruit fracassant, vacarme, coups de klaxon : du tourbillon des rues d’une métropole, j’emmène l’honorable assistance dans le repaire de voyous. » Les piétinements frénétiques, le tourbillonnement de motifs obstinés, les dissonances stridentes et les appels furieux qui stylisent des klaxons traduisent la violence et l’inhumanité des villes modernes. Ce climat barbare, qui reflète aussi les tensions politiques et sociales de l’entre-deux-guerres, s’interrompt lors des scènes de séduction, au lyrisme tendu, et lors de l’apparition du mandarin. Plusieurs suspensions renforcent l’impact des épisodes fiévreux et brutaux. En dépit d’une reprise applaudie à Prague, Le Mandarin merveilleux peine à s’imposer (l’Opéra de Budapest, notamment, recule devant cette musique aussi corrosive que son sujet). Jugeant qu’il avait composé là sa meilleure œuvre orchestrale, Bartók décide de réaliser une version de concert (il refuse le terme de « suite »), pour laquelle il retient les deux premiers tiers du ballet environ, avec deux coupes et l’ajout d’une coda. La musique, très proche de l’original, s’interrompt avant les tentatives d’assassinat du mandarin.
Hélène Cao
The sensual hedonism of Debussy’s Faun and the equivocal enchantments of Bartók’s Mandarin—to these colourful orchestral marvels are paired with nothing less than the twin peaks of the repertoire, Ravel’s two concertos, entrusted to the fingers of Yuja Wang.
Prelude to the Afternoon of a Faun, a musical evocation of Mallarmé’s famous poem, unfolds its dreamlike sensuality under the aegis of flute arabesques. The intertwining timbres and an archaic flavour contribute to the sensory enchantment of this famous piece.
After Debussy, we turn to Ravel, with his testamentary Concerto in G, a masterful fusion of classical imagination and jazz accents sometimes Gershwinian in character. Powerful energy gives way to emotion in the Adagio, channelling the spirit of Mozart in a sublime, hypnotic and heartbreaking melody. Equally illustrious, and played without pause, is the Concerto for the Left Hand, with its obscure beginning, high dramatic tension and savagery, and its transcendent virtuosity which, here again, embraces the spirit of jazz improvisation.
The programme concludes with another master of musical modernism, Bartók, and the Orchestral Suite from his expressionist ballet The Miraculous Mandarin. This brilliant score pulls off a surprising mix of raw realism and fantasy, between the industrial din of the city and the enchantment of ‘the Orient’.