Orchestre de Paris / Klaus Mäkelä
Program
Vingt ans après son Quatrième concerto, le Cinquième concerto en fa majeur op. 103 de Camille Saint-Saëns (1835-1921) tire son surnom (« Égyptien ») des circonstances de sa composition. En effet, Saint-Saëns – infatigable voyageur – l’a conçu lors d’un long séjour en Égypte, de janvier à mai 1896. Comme d’autres pièces du compositeur (les opéras Samson et Dalila ou La Princesse jaune, le Caprice arabe, la Nuit persane, la Suite algérienne, etc.), il s’enrichit de coloris orientalistes.
Au soir du 2 juin 1896, la création du concerto est au programme d’un « festival-concert » célébrant les cinquante ans de carrière pianistique de Saint-Saëns, dans la même salle Pleyel qui vit ses débuts d’enfant prodige en 1846. Le grand pianiste triomphe plus que le compositeur, dont la critique accueille sévèrement la nouvelle partition. Il est vrai que l’orientalisme est ici stylisé, et enchâssé dans une manière classique que révèle l’organisation en trois mouvements (vif-lent-vif).
L’effectif orchestral allégé du premier (bois par deux, cors et cordes seulement) témoigne de la même révérence classique. Excluant tout effet « exotique », cet Allegro animato repose sur deux thèmes paisibles : le premier, calme et limpide ; le second, plus mélancolique. Le mouvement central voit l’arrivée des trompettes, trombones et percussions… et des inflexions orientalistes. Selon Saint-Saëns, cet Andante rhapsodique est « une façon de voyage en Orient qui va même jusqu’en Extrême-Orient. Pourtant, les contours mélodiques et le style ornemental de l’Andante stylisent les musiques entendues en Afrique plus qu’ils ne les imitent. Le passage en sol est un chant d’amour nubien que j’ai entendu chanter par des bateliers sur le Nil. » Le piano se mue même en gamelan, créant un nimbe percussif cristallin autour d’un thème pentatonique – c’est l’« Extrême-Orient » du compositeur. Enchaîné attacco, le finale Molto allegro d’une bondissante énergie, enrichi du piccolo, « exprime la joie d’une traversée sur la mer » (Saint-Saëns à Isidore Philipp, en 1920) – peut-être le retour vers l’Europe, puisque ce dernier mouvement exclut de nouveau tout accent oriental. Saint-Saëns cultive un exotisme volontairement superficiel. Ce qu’il recherche avant tout, c’est la clarté et la légèreté de l’écriture, la transparence et le raffinement du coloris orchestral, ainsi que la virtuosité pianistique (fait significatif, il mua le finale du Concerto en une Toccata incluse dans les Six Études pour piano op. 111).
Publié chez Durand dans la foulée de sa création, le Cinquième concerto a été également transcrit pour deux pianos par Louis Diémer (1843-1919), son dédicataire.
Claire Cazaux
Lachrimæ antiquæ (Les Larmes anciennes) est le titre de la toute première page ouvrant les Lachrimæ, or seaven teares de John Dowland, recueil de vingt et une pièces instrumentales pour luth et cinq parties de violes ou de violons publié à Londres en 1604 par John Windet. Le titre complet mérite qu’on s’y arrête : Lachrimæ, or seaven teares figured in seaven passionate pavans, with divers other pavans, galliards and allemands, set forth the lute, viols, or violons, in five parts (Pleurs, ou sept larmes représentées par sept pavanes passionnées, accompagnées d’autres pavanes, gaillardes et allemandes, pour luth et cinq violes ou violons). Le projet de Dowland est clair : assumer une volonté expressive au service d’une esthétique des larmes et de l’affliction.
Le recueil s’organise en sept pavanes sous-titrées Lachrimæ (Lachrimæ antiquæ, Lachrimæ gementes, Lachrimæ tristes, etc.) auxquelles s’ajoutent quatorze autres danses – la fameuse Semper Dowland, semper dolens et treize pièces dédiées à des personnalités en vue : allemandes à quatre temps, gaillardes à trois temps (les plus nombreuses), et une pavane funèbre en mémoire de Sir Henry Umpton, diplomate anglais mort en 1596.
Comme cette dernière, les sept pavanes Lachrimæ sont à quatre temps et d’esprit grave et méditatif. Chacune est fondée sur le motif clé de Flow, my tears (Coulez, mes larmes), pièce pour luth composée par Dowland en 1596, reposant sur quatre notes descendantes (la-sol-fa-mi) figurant une larme en train de couler et, par métaphore, une tristesse navrée – le texte est sans doute du compositeur lui-même. Dowland l’adapte d’abord pour voix et luth, dans son Second recueil d’Ayres publié en 1600, puis la reprend pour les sept Lachrimæ. Toutes ces versions connaîtront dès leur parution un rapide succès et une grande popularité, devenant la mélodie emblématique de Dowland.
Dans les Lachrimæ antiquæ de 1604, le motif originel donne lieu à un délicat entrelacement polyphonique permettant des frottements douloureux, d’autant plus expressifs du chagrin qui « coule » à travers les lignes de cordes ininterrompues. Commune à toutes les danses du recueil, les reprises participent de ce ressassement mélancolique.
Claire Cazaux
Schumann y entendait une « vraie Jupiter », faisant référence à une autre partition en ut majeur, la Symphonie no 41 de Mozart ; mais la Symphonie no 2 de celui qui vient alors de s’installer à Dresde évoque aussi les grandes figures de Beethoven ou de Bach. Le parallèle beethovénien, relevé – non sans emphase – par Franz Brendel dans la Neue Zeitschrift für Musik, mais aussi par bien d’autres, tient notamment à l’état d’esprit dans lequel Schumann aborde cette composition : la Symphonie en ut majeur est sa manière de « prendre le destin à la gorge » (pour emprunter l’expression de son prédécesseur), une sorte de victoire sur l’adversité ; le dernier mouvement utilisera d’ailleurs de manière significative une citation, fréquente chez Schumann, au cycle beethovénien An die ferne Geliebte (À la Bien-aimée lointaine). Cette adversité, c’est la maladie qui affecte Schumann, une dépression brutalement revenue au devant de la scène qui, accompagné d’acouphènes et d’hallucinations auditives, le rend incapable de travailler et d’écrire : « Dans les derniers temps, je ne pouvais plus entendre de musique ; il me semblait qu’on me plantait des poignards en pleins nerfs », confie-t-il en octobre 1844 à son ami Eduard Krüger. Pour le compositeur, la rédaction et l’orchestration de la symphonie, en deux phases que séparèrent une longue rechute, fait l’effet d’un autotraitement : « J’ai composé la symphonie en décembre 1845, encore à moitié malade ; il me semble qu’on doit s’en apercevoir en l’écoutant. C’est seulement dans le dernier mouvement que je me sentis moi-même de nouveau ; maintenant je vais mieux, depuis que j’ai fini l’oeuvre entière. Et pourtant elle me fait surtout penser à des jours sombres. » (lettre du 2 avril 1849). En parallèle, le compositeur se replonge dans l’étude de Bach, bouée pour les moments de doute : à chacun de ses épisodes dépressifs, il revient à ce « pain quotidien », dont on trouve la trace dans nombre de ses oeuvres, et notamment cet op. 61, immédiatemment précédé des Six fugues sur le nom de BACH.
Ainsi, l’introduction lente du premier mouvement évoque dans son style choral la figure du cantor de Leipzig, tout en rappelant l’ouverture de la Symphonie no 104 de Haydn avec ses appels de cuivres ; elle installe surtout l’atmosphère générale de tension dialectique espoir/affliction, dont l’Allegro suivant explore surtout le pan inquiet. Mais le lien à Bach apparaît plus clairement dans l’instable scherzo ou la section centrale du très bel Adagio espressivo, où Brigitte François-Sappey entend rien moins que « l’une des pages les plus émouvantes et les plus parfaites sorties de [la] plume » de Schumann. Enfin, l’Allegro molto vivace accompagne le triomphe final de l’élan vital schumannien, puissamment tendu vers la salvation.
Angèle Leroy
From the splendours of the Orient to the inner landscapes of Dowland and Schumann, this rich and eclectic programme draws the orchestra into vast and evocative realms.
Ravel’s ‘fairy overture’ Shéhérazade (1898), the only surviving work from an Orientalist opera period in his youth, is a score of shimmering colour, clearly reflecting the influence of Rimsky-Korsakov and, more broadly, Russian music. The song of the solo oboe at the start recalls the formidable melodist that Ravel would become.
Written just two years earlier, Saint-Saëns’ Concerto No. 5 (1896) offers another ‘vision of the Orient’ inspired by his journey to Luxor, Egypt. The Andante in particular presents a highly stylized image of the East: the composer said his inspiration was ‘a Nubian love song sung by boatmen on the Nile...’.
After a leap into the past with Dowland’s Lachrimae Antiquae (1604), a ‘lamento’ or pavane that poetically explores the depths of affliction and the source of tears, the sense of anguish continues with Schumann’s Symphony No. 2 (1846), a work in four movements reflecting the spirit’s desperate struggle against the onslaught of illness.