Qu’est-ce qui, selon vous, fait la spécificité d’Oum Kalthoum ? D’où lui vient son aura légendaire ?
Alain Weber
Oum Kalthoum – dont la carrière musicale s’étend sur un demi-siècle, du début des années 1920 au début des années 1970 – a fait le lien entre la tradition ancienne du chant et la modernité. Elle était entourée de plusieurs grands compositeurs qui, dès les années 1960, ont commencé à introduire des instruments tels que les claviers et les guitares électriques dans ses chansons. Elle apparaît néanmoins la garante du patrimoine musical. Elle venait d’un petit village, où elle s’était initiée durant son enfance aux chants religieux avec son père. Il l’emmenait chanter dans des cérémonies car elle avait déjà une voix exceptionnelle. Par conséquent, elle chantait un répertoire a priori réservé aux hommes – en tout cas dans la sphère publique. On a souvent dit qu’elle avait un côté féminin et un côté masculin. Je pense que cela tient beaucoup à cette première période de sa vie qui a marqué en profondeur sa voix et sa pratique de la musique. Épousant complètement les formats traditionnels, elle avait une maîtrise exceptionnelle du tarab (qui désigne une expérience émotionnelle intense provoquée par la musique et prend sa source dans un répertoire ancien – NDR), sur lequel se fonde toute la culture musicale arabe. C’est la voix en particulier qui transmet l’émotion et crée l’émerveillement voire la transe ou l’extase. Oum Kalthoum parvenait à susciter une émotion d’une puissance incroyable en conjuguant capacité de modulation et intensité de l’expression. C’est sans doute ce qui explique avant tout son succès. Elle avait vraiment quelque chose d’unique.
Comment a évolué sa relation avec le public ? Quel degré de notoriété garde-t-elle aujourd’hui ?
A.W. Il y a eu d’autres grandes chanteuses arabes au XXe siècle, par exemple la Syrienne Asmahan et la Libanaise Fairuz, mais aucune n’est parvenue à dépasser Oum Kalthoum. Elle fait partie de ces personnalités qui touchent au cœur de leur époque en arrivant à cristalliser tout un ensemble de symboles autour d’elles. En outre, elle est arrivée à un moment politique charnière, lorsque les pays arabes se libéraient de l’emprise coloniale, notamment l’Égypte sous la conduite de Nasser. D’une certaine manière, elle faisait écho à la fierté indépendantiste qui s’affirmait alors. En tout cas, elle a largement contribué au déploiement de la culture égyptienne dans le monde arabe et au-delà. Elle était surnommée « L’Astre de l’Orient ». Son immense rayonnement a été favorisé par l’internationalisation des moyens de diffusion (enregistrements, radio, télévision). Elle a ainsi pu toucher un public très large et reste extrêmement populaire aujourd’hui. Encore maintenant, il est impossible de circuler en taxi au Caire sans entendre au moins une de ses chansons dans la journée. Si la jeune génération l’écoute sans doute un peu moins, elle la connaît quand même, y compris dans d’autres pays, au Maghreb par exemple.
En quoi consiste le programme que vous avez conçu, à l’occasion du 50e anniversaire de sa mort, pour la Philharmonie de Paris ?
A.W. – Il se compose de trois concerts principaux, chaque concert abordant l’œuvre d’Oum Kalthoum par un biais singulier. En ouverture (jeudi 30 janvier, 20h), le trio Love & Revenge – qui explore la musique et le cinéma populaire du Moyen-Orient via des projets transversaux – dévoile Agmal Layali, une création inédite revisitant le répertoire d’Oum Kalthoum dans une dynamique d’hybridation, entre modernité et tradition. Des sons d’hier et d’aujourd’hui, avec une touche importante d’électronique, s’y mêlent et se déploient en résonance avec des vidéos pour générer une expérience immersive. Intitulé Une soirée sur le Nil, le deuxième concert (samedi 1er février, 20h) restitue l’atmosphère d’une soirée musicale festive sur la place d’un village égyptien qui évoque celui où est né Oum Kalthoum. Groupe iconique en activité depuis les années 1970, accompagné ici notamment par la jeune chanteuse Fatin Youssef, Les Musiciens du Nil – originaires de la région de Louxor – jouent leur propre répertoire (celui dit « sa’idi », de Haute-Egypte) avec des instruments traditionnels comme la rababah (vièle) et le mizmar (hautbois), pour ce concert agrémenté de danses spectaculaires. Exceptionnellement, ils intègrent aussi un peu du répertoire d’Oum Kalthoum. En clôture (dimanche 2 février, 16h), l’illustre Orchestre de musique arabe de l’Opéra du Caire – auquel se joignent ici deux chanteuses remarquables, Rehab Omar et Iman Abdel-Ghani – présente Kulthumiyat, un concert de très grande ampleur tout entier dédié à la diva égyptienne. S’ajoute un quatrième concert, Une fête à Louxor (dimanche 2 février, 11h), déclinaison d’Une soirée sur le Nil, dans une version plus courte et plus explicative, pour un public familial.
Propos recueillis par Jérôme Provençal