Orchestre de Paris / Ariane Matiakh
Program
Peu d’œuvres ont autant suscité d’adaptations et de réinterprétations musicales – et en aussi peu de temps en outre – que le drame symboliste Pelléas et Mélisande du Belge Maurice Maeterlinck. Montée en 1893 au Théâtre des Bouffes Parisiens, la pièce inspire entre autres les Français Fauré et Debussy (dont l’opéra de 1902 engendre l’incompréhension mais s’impose bientôt comme un ouvrage de premier plan), l’Autrichien Schönberg (pour un poème symphonique écrit pour grand orchestre et créé en 1905) ainsi que le Finlandais Sibelius (pour la version suédoise du drame, donnée en 1905 à Helsinki). Comme ce dernier, Fauré adopte le genre de la musique de scène, avec sa succession de morceaux destinés avant tout à assurer les transitions d’une pièce. L’impulsion de la composition lui vient de l’actrice anglaise Mrs Campbell, désireuse d’accompagner la première en anglais de l’œuvre de Maeterlinck ; Debussy, déjà au travail sur son opéra, ayant refusé la commande, elle se tourne vers Fauré, qu’elle vient de rencontrer. Malgré un emploi du temps particulièrement serré, celui-ci accepte : « Je sais seulement qu’il faudra piocher ferme pour la Mélisande dès mon retour, écrit-il à sa femme le 25 avril 1898. J’aurai un mois et demi à peine pour écrire toute cette musique. Il est vrai qu’il y en a une partie de faite dans ma grosse tête. » L’œuvre est créée le 21 juin ; elle comporte une bonne quinzaine de pièces plus ou moins longues dont Fauré a confié l’orchestration (pour ensemble de chambre) à son élève, Charles Koechlin. Il en isole ensuite quelques passages parmi les plus développés afin d’en tirer une suite, d’abord en trois morceaux (c’est cette version qui est créée en 1901 par l’Orchestre Lamoureux) puis en quatre, et en rêvoit lui-même l’instrumentation, qui fait dorénavant appel à un grand orchestre.
Comme l’opéra de Debussy, la musique de scène de Fauré (et les suites qui en sont tirées) s’ouvre sur un Prélude qui évoque le drame à venir. On y devine le personnage de Mélisande, cette jeune femme perdue et sans passé que Golaud, petit-fils du roi Arkel d’Allemonde, rencontre dans la forêt et qu’il épousera peu après. D’abord un peu hésitante, mais déjà sensuelle, la musique s’anime peu à peu, comme en écho des élans inavoués des personnages ; une sonnerie de cor, évoquant Golaud chevauchant, annonce la fin de ce morceau. La courte et charmante Fileuse suivante fait la part belle aux bois, et en particulier au hautbois à qui revient d’énoncer le thème sur le moteur tournoyant des cordes. La Sicilienne provient d’une autre musique de scène de Fauré, écrite en 1893 pour Le Bourgeois Gentilhomme ; interprétée avant le deuxième acte de la pièce, lorsque Mélisande et Pelléas, qui s’aiment sans pouvoir se l’avouer, jouent près de la fontaine ; elle débute sur un lit de harpe par une mélodie de flûte véritablement enjôleuse. Le Molto adagio final sert de marche funèbre à Mélisande, morte de chagrin de l’assassinat de Pelléas par son demi-frère Golaud. Jean-Michel Nectoux en loue « la haute inspiration », et y distingue particulièrement la dernière page, « bouleversante en son extrême sobriété ».
En 1886, comme bien d’autres musiciens avant lui, le jeune Strauss, âgé de 22 ans, entame un voyage en Italie qui le mène cinq semaines durant sur les chemins de la péninsule, de Vérone à Naples en passant par Bologne, Florence ou Rome. Il en résulte – et là non plus, il n’est pas le seul (Mendelssohn, Berlioz ou Tchaïkovski, par exemple, lui tiennent compagnie) ! – des « impressions de voyage » sous forme musicale : Aus Italien. Bien plus qu’un simple « souvenir d’Italie », cette fantaisie symphonique marque un pivot dans son évolution de compositeur. Première œuvre programmatique d’un musicien jusqu’ici tout à fait classique dans ses choix formels (quatuors, sonates, symphonies de musique pure), elle ouvre en effet aux poèmes symphoniques qui l’occuperont jusqu’à la fin du siècle.
Encore tributaire des schémas formels habituels (ainsi dans ses quatre mouvements, à la manière d’une symphonie), l’œuvre fixe un moment de transition, ce qu’Oskar Merz, critique de la Münchner Neueste Nachrichten, rendant compte de la création de l’œuvre, perçut alors parfaitement : « Tout […] montre que le jeune compositeur s’est familiarisé avec la musique moderne et désire dorénavant refléter personnellement l’impression qu’elle a faite sur lui. Il n’est pas surprenant que lors de sa première incursion dans le royaume de la musique à programme il n’ait pas encore tout à fait réussi à atteindre le but qu’il s’est fixé, mais ne nous y trompons pas : il révèle une imagination riche et fertile ainsi qu’un rare sens des couleurs orchestrales. » Une part du public, lors de la création, manifesta également des doutes, voire un rejet (essentiellement à propos du quatrième mouvement), mais cet accueil convint à Strauss, qui y vit une réaction normale à une œuvre qu’il considérait comme « nouvelle et révolutionnaire » (lettre à Lotti Speyer).
Sans renier d’une quelconque manière l’influence de ses expériences italiennes sur la gestation compositionnelle de cette œuvre en particulier ni celle d’une inspiration extramusicale sur sa musique à programme en général, Strauss prit cependant soin, dans les années qui suivirent, d’expliciter sa position. À Karl Wolff, il rappela ainsi : « Notre art est expression, et une œuvre musicale qui n’a rien de véritablement poétique à m’apporter – un contenu qui, bien sûr, ne peut être correctement représenté qu’en musique, un contenu que les mots peuvent suggérer, mais seulement suggérer – une telle œuvre musicale, à mes yeux, est bien ce que vous voulez – mais pas de la musique. » Le texte de présentation de la pièce qu’il publia en 1889 dans l’Allgemeine Musikzeitung propose ainsi de courtes explications programmatiques suivies d’une analyse musicologique traditionnelle (thèmes, formes, tonalités).
L’Andante initial prend, en raison de son tempo et de sa construction assez libre, des allures de prélude plus que de premier mouvement de symphonie, et évoque le ressenti du compositeur « découvrant, de la Villa d’Este à Tivoli, la vaste campagne romaine baignée de lumière ». L’Allegro molto con brio suivant a pour sous-titre « Images fantastiques de gloire disparue, sentiments de mélancolie et de chagrin parmi les brillants rayons solaires du présent ». Sur la plage de Sorrente est un très beau tableau aquatique où passent des souvenirs de Mendelssohn et dont la « couleur » séduisit Debussy lorsque Strauss le dirigea à Paris. Enfin, l’éclatant finale évoque Naples par le biais d’une chanson que Strauss prit pour une chanson populaire, et qui avait en fait été récemment composée par Luigi Denza.
Angèle Leroy