Héraut prestigieux du jazz américain, s’aventurant volontiers dans d’autres sphères musicales, le saxophoniste Branford Marsalis se produit à la tête de son illustre quartet.
Quel est le secret entre l’ombre et l’âme ? En 2019, lorsqu’il était interrogé sur la signification du titre de son dernier album en quartet (The Secret Between the Shadow and the Soul, paru chez Sony Music), Branford Marsalis faisait mine de se réfugier derrière la joliesse de la formule, empruntée à un poème de Pablo Neruda, se refusant à associer un sens au choix de cette formule qui éclaire sa propre musique. Depuis trente ans qu’il pratique la formule du quartet de jazz, pourtant, Branford Marsalis n’est-il pas engagé totalement dans une forme de réponse à cette question ? Entre l’ombre de l’imitation et l’âme de l’invention, entre l’obscurité de ceux qui se contentent de singer les maîtres et celui qui trouve la lumière de sa propre originalité, quel est le secret du véritable artiste ? Comme son frère Wynton, Branford Marsalis a fait le choix, en effet, de s’inscrire dans la grande tradition du jazz et de ses formes, et de son instrument – le saxophone –, assumant de se confronter au langage élaboré par ses aînés sans remettre en cause les codes et les configurations que ceux-ci avaient pu poser, considérant qu’il y avait au contraire, dans ce legs, depuis Coleman Hawkins jusqu’à Ornette Coleman, une matière suffisamment fertile et sophistiquée à exploiter afin d’ajouter son propre chapitre à la grande histoire du genre, et dans ces génies des modèles qui lui imposaient de trouver, à son tour, équipé des mêmes armes, sa propre voix.
Avec une constance qui a parfois été interprétée comme une forme de facilité alors qu’elle doit se lire comme une preuve d’opiniâtreté, Branford Marsalis (né en 1960) s’est ainsi dédié sans relâche au quartet, privilégiant la fidélité à un groupe établi et durable au changement perpétuel de partenaires musicaux. Le saxophoniste revendique ces compagnonnages durables et les vertus de la fidélité, à rebours des modes et de l’impératif de changement imposé par l’industrie musicale et les institutions culturelles qui martèlent la nécessité du renouvellement (quand bien même il ne serait que superficiel) et soutiennent la logique du projet comme seule planche de salut. Marsalis, de surcroît, se refuse à ce qu’il appelle « le jazz de sideman », autrement dit à aller jouer ici et là sans avoir d’affinité particulière avec ses partenaires d’un jour, jugeant terriblement ennuyeux de dérouler une musique qui ne fasse que reposer sur son bagage (plus que solide) et sa maestria (incontestable). S’il a fait plus d’un pas de côté dans sa carrière – auprès du chanteur Sting dans sa jeunesse (le solo de soprano de « Englishman in New York », c’est lui) ou à l’occasion des deux épisodes de « Buckshot LeFonque » sur les franges du jazz, du hip-hop et du R&B dans les années 1990 – les frontières entre les genres restent, à ses yeux, parfaitement établies et les domaines de chacun strictement réservés. Porteur d’idées bien arrêtées sur la question qui se traduisent au plan musical par une maîtrise technique superlative et une intellection totale des langages du jazz depuis ses origines, Branford Marsalis n’a jamais craint de se trouver enfermé dans son genre de prédilection, revendiquant au contraire sa capacité à en sortir et en venir sans jamais céder un pouce d’exigence à chacun de ses mouvements, assumant la noblesse de son héritage et la position d’excellence qui est la sienne comme un parangon auquel il invite ses jeunes confrères à se confronter – s’ils en ont le courage.
Bien que cette posture tutélaire, rigoriste et rarement compatissante, et son franc-parler, toujours tranchant, ne lui aient pas valu que des amitiés, Branford Marsalis a les moyens de ses ambitions ; il n’est pas exagéré d’affirmer que pas un saxophoniste majeur de la planète, de Joshua Redman à Émile Parisien en passant par Mark Turner ou Chris Potter, n’a une dette avouée à son égard. Car non seulement, au début des années 1990, avec la parution d’albums tels que le programmatique Renaissance et le superlatif Crazy People Music, Branford Marsalis a réaffirmé la possibilité d’actualiser pleinement l’héritage du jazz moderne au sein du format traditionnel du quartet, reprenant les choses là où John Coltrane, Miles Davis, Wayne Shorter et consorts semblaient les avoir (dé)laissées à l’orée des années 1970, mais encore il l’a fait avec un mélange de furia et de précision qui a laissé pantois nombre de ses confrères et a ouvert la voie à toute la génération suivante pour qui la modernité du jazz pouvait se vivre sans avoir à renier son passé.
Nombre de critiques pressés et d’oreilles hâtives ont vu dans ce positionnement artistique une forme de revivalisme, négligeant la complexité rythmique palpitant au cœur du quartet, le stupéfiant degré d’interaction instantanée atteint par ses membres et leur capacité à intégrer à leur jeu des éléments empruntés à d’autres langages, sublimés au creuset du jazz : « Pour jouer dans mon groupe, vous devez maîtriser le vocabulaire du classique, le vocabulaire du be-bop, le vocabulaire de La Nouvelle-Orléans, le vocabulaire du rhythm ‘n’ blues, le vocabulaire du rock ‘n’ roll. Sans exception, énumérait-il en 2019 auprès du journaliste Dan Ouellette. Tous doivent être assimilés afin que nous puissions aller dans n’importe quelle direction. » À ses côtés, ceux qui répondent, depuis une décennie, à ce critère sont le pianiste Joey Calderazzo (né en 1965), le contrebassiste Eric Revis (né en 1967) et le batteur Justin Faulkner (né en 1991). Soudés comme des compagnons de cordée qui visent les sommets les plus ardus, ils sont ceux par qui, à force de pratique, d’émulation et de connivence, l’improvisation atteint dans l’échange des degrés de vivacité que peu de groupes dans l’univers du jazz parviennent à toucher du doigt. Là réside aussi une part du secret entre l’âme d’un groupe et l’ombre de ses modèles qui font du Branford Marsalis Quartet une formation d’exception.