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La trilogie Cocteau de Philip Glass

Publié le 07 February 2024 — par Jérémie Szpirglas

Katia et Marielle Labèque interprètent les suites pour deux pianos tirées des trois opéras d’après Cocteau composés par Philip Glass, dans une scénographie conçue par Nina Chalot et Cyril Teste, et une création d’accords parfumés par Francis Kurkdjian.
— Katia & Marielle Labèque – Glass: Les Enfants terribles

Le catalogue de Philip Glass compte un grand nombre d’opéras, d’opéras de chambre et de pièces de théâtre musical, parmi lesquels on peut distinguer quelques grands cycles. À commencer par sa célèbre trilogie de portraits, consacrée, en compagnie de Bob Wilson, à trois figures disruptives, trois « hommes qui ont changé le monde dans lequel ils vivaient par la force de leurs idées » — en l’occurence Einstein (on the Beach), Gandhi (Satyagraha) et Akhenaton (Akhnaten). Dans cette même veine, il s’intéressera plus tard, dans les années 2000, à Galilée et Kepler.

Entre 1993 et 1996, naît un autre triptyque opératique organisé cette fois non autour d’une thématique mais d’une source d’inspiration unique : l’œuvre polymorphe, et surtout filmique, de Jean Cocteau, qu’il a découverte dès l’adolescence lors d’un séjour parisien en 1954. Bien avant, donc, d’y revenir plus longuement pour étudier auprès de Nadia Boulanger, de 1964 à 1966. Ce triptyque nous rappelle au passage que Philip Glass est un authentique francophile et que son amour de la culture française ne se limite pas à la musique.

La trilogie s’ouvre en 1993 avec Orphée — ce qui n’étonnera pas venant d’un musicien tel que Glass, si fortement préoccupé de mythes mais aussi de musiques et d’histoire de la musique. La partition fera au reste occasionnellement référence à d’autres Orphée du répertoire, tel celui de Gluck. Plus que du mythe lui-même, l’opéra de Glass s’inspire donc du film homonyme de Cocteau. Relecture contemporaine, surréaliste et symbolique du mythe, l’œuvre se veut une parabole de la vie d’un artiste, poète inlassablement critiqué et incompris par ses pairs. S’il finit malgré tout par connaître le succès, ce sera aux dépens des autres poètes, et aboutira à un isolement créatif inhibiteur. Reprenant conscience de sa propre finitude, Orphée trouve la délivrance dans cette fragilité ontologique. Dans le film comme dans l’opéra, Orphée et Cégeste (un autre poète), ainsi qu’Eurydice et une mystérieuse princesse, interagissent dans cet entre-deux mystérieux qui sépare le monde des vivants de celui des morts.

L’année suivante, Philip Glass s’intéresse à un autre film de Cocteau : La Belle et la Bête réinvention, cette fois beaucoup plus classique bien qu’assez malicieuse, du célèbre conte — Cocteau saisissant là l’occasion de plonger à la fois dans l’onirisme enfantin et de révéler la mécanique des contes. Dans une première version, l’opéra devait se dérouler de manière synchronisée avec la projection du film, sans sa bande son. À l’instar de son modèle, sous les atours du conte, Philip Glass élargit et approfondit le sujet de son opéra à la nature même du processus créatif, comme dans Orphée. « La clef, selon lui, se trouve dans le voyage que le père entreprend à travers la forêt. Lorsqu’il arrive au château, ce lieu magnifique et magique, les bois semblent s’écarter devant lui… mais le voyage devient une expédition à travers l’inconscient jusqu’au lieu même de la création — l’artiste entrant en lui-même. » (Jonathan Cott, A Conversation with Philip Glass, Nonesuch, 1995). Quant à l’écriture musicale, si elle se tourne franchement vers la musique française, notamment pour l’harmonie, elle s’en détache dans le même temps via le métissage avec la musique indienne.

— Katia & Marielle Labèque - © Pauline de Lassus

Pour le dernier volet du triptyque, Les Enfants terribles (1996), nous restons dans le monde de l’enfance. Une enfance toujours vue par Jean Cocteau, donc fantasmée, et penchant fortement vers le surréalisme. Glass s’empare là d’un roman paru en 1929 et inspiré de l’histoire de deux amis du poète, Jean et Jeanne Bourgoint. Témoignant de la conviction de Cocteau quant au pouvoir de l’imagination à transformer le réel, l’histoire se déroule principalement entre les quatre murs d’une chambre d’enfant : celle du jeune Paul. Car Paul a été la victime d’un bien mauvais tour : le caïd de son école (une de ces brutes magnifiques qui fascinaient Cocteau) lui a lancé une boule de neige dans laquelle il avait dissimulé un caillou. Atteint en pleine poitrine, Paul s’est évanoui. À son réveil, il est paralysé et doit garder le lit. À ce malheur s’en ajoute bientôt un autre : sa mère, malade depuis longtemps, meurt. Cependant, plus qu’une prison, la chambre devient un théâtre permanent, où le rejoint sa sœur Élisabeth. Le frère et la sœur se retrouvent ainsi seuls au monde. Un monde qu’ils refusent et rejettent au dehors, préférant s’enfermer dans une autre réalité, la leur, qu’ils s’inventent en toute liberté. Cependant, au fil du temps, et à mesure que ces enfants terribles entrent dans l’âge adulte, cette liberté se pervertit. Jusqu’au tragique : les jeux d’enfants sèment la destruction et la mort.

À l’origine, Les Enfants terribles est un opéra dansé, chorégraphié par Susan Marshall. Cela explique sans doute l’énergie et les contrastes dynamiques et rythmiques, parfois étonnamment sautillants — dans un délicat équilibre entre fraîcheur et ironie, entre humour et tragédie, entre ludique et désir. Le sujet même du livre donne aussi l’occasion à Philip Glass de faire éclater en un chaos indéchiffrable l’ordonnancement habituellement si maîtrisée de son écriture.

Spécialement pour Katia et Marielle Labèque, Michael Riesman – arrangeur « officiel » de Philip Glass et directeur musical du Philip Glass Ensemble – a adapté des extraits de chacun des trois ouvrages. Sans reprendre l’intégralité du matériau des trois partitions, chacune de ces trois suites pour deux pianos aspire à en faire entendre la substantifique moelle : l’atmosphère générale ainsi que la trajectoire dramaturgique. Le kaléidoscope de couleurs caractéristique de la musique de Glass trouve dans le duo de pianos un support abouti et malléable. Dans la constance du timbre, l’évolution lente des harmonies et des rythmes s’enroule et emporte l’auditeur dans un grand voyage. La monotonie chamarrée prend alors la forme des illusions comme des tourments de ces personnages en quête d’eux-mêmes.

Jérémie Szpirglas
Écrivain, Jérémie Szpirglas publie fictions et textes de référence sur la musique contemporaine et sur l’œuvre de Serge Gainsbourg.