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Le Dictateur, film-pamphlet prémonitoire

Publié le 09 April 2025 — par Sophie-Catherine Gallet

— Le Dictateur - © Roy Export SAS

Alerte clairvoyante et satirique lancée à l’heure des premières secousses du second conflit mondial, Le Dictateur est le premier film parlant de Charlie Chaplin. La bande-son originale est portée par Timothy Brock et l’Orchestre national d’Île-de-France.

Avec Le Dictateur (1940), Charlie Chaplin délaisse son personnage iconique, Charlot. Ce film, qui deviendra le plus grand succès du réalisateur, sera nommé dans cinq catégories aux Oscars, dont celle de la meilleure musique de film, composée par Chaplin et Meredith Willson. Paradoxalement, il marquera le début du déclin de la carrière de Charlie Chaplin : victime de campagnes de dénigrement aux États-Unis dans le cadre du maccarthysme, le réalisateur finira par s’exiler en Suisse.

Le Dictateur, film d’une époque

Au sortir de la Première Guerre mondiale, Charlie Chaplin est étroitement surveillé par les entités politiques états-uniennes, qui le soupçonnent d’avoir des idées radicales de gauche. La conception et l’écriture du Dictateur sont donc menées dans le plus grand secret. Malgré cela, Chaplin est inquiété par la Commission des activités anti-américaines avant le début du tournage, l’État voyant d’un mauvais œil une œuvre qui prend clairement parti sur les enjeux politiques contemporains alors que les États-Unis souhaitent se tenir à l’écart de la guerre en Europe. 
Dans Le Dictateur, Charlie Chaplin incarne un barbier juif, soldat d’une guerre s’apparentant à celle de 1914-1918, devenu amnésique à la suite d’un accident en avion. Après plusieurs années à l’hôpital, il finit par en sortir pour découvrir que son pays, la Tomanie, est passé sous le joug d’un dictateur, Hynkel. Son regard naïf et d’abord ignorant de la nouvelle réalité, ainsi que des enjeux géopolitiques – les personnes d’origine juive sont alors emprisonnées dans des ghettos, brutalisées et discriminées tandis que Hynkel souhaite élargir ses frontières –, permet une représentation encore plus prégnante de cette réalité.
Quand Charlie Chaplin commence à écrire le scénario, en 1938, Adolf Hitler vient d’annexer l’Autriche. En septembre 1939, le tournage débute, quelques jours après l’invasion de la Pologne et la déclaration de guerre de la France et de la Grande-Bretagne à l’Allemagne. La première mondiale du film a lieu le 15 octobre 1940 à New York, quand l’Allemagne nazie a déjà conquis une grande partie de l’Europe.

— Charlie Chaplin — Scène du barbier — Le Dictateur — Danse hongroise n° 5 de Johannes Brahms

Disparition de Charlot

« Le Dictateur est mon premier film où l’histoire est plus grande que le petit vagabond », a déclaré Charlie Chaplin. Fallait-il faire disparaître le personnage emblématique par lequel il était connu, pour prendre une position politique ? Mais si le vagabond Charlot est abandonné, il est cependant difficile de ne pas voir en ce barbier un cousin proche, tant les mimiques, les manières de se mouvoir et son regard naïf évoquent irrésistiblement Charlot. En parallèle Chaplin incarne le dictateur Hynkel et ce double rôle permet de jouer sur le ressort comique de la ressemblance, annonçant le tour de passe-passe final. Le ressort comique se prolonge, par le burlesque, dans le corps du barbier : un corps bringuebalant, maladroit et facétieux, qui introduit un peu de douceur dans un monde d’une grande brutalité. Lorsque Chaplin interprète Hynkel, sa manière de jouer avec son corps permet, là encore, de provoquer le rire, mais cette fois-ci un rire moqueur, ridiculisant franchement les rêves de grandeur et l’ego du dictateur. La métamorphose ne s’arrête cependant pas là. Dans la scène finale, immensément connue, où le barbier remplace le dictateur et prononce un discours, on ne peut s’empêcher de penser que c’est Charlie Chaplin qui nous parle et nous adresse le message de son film : un message de paix et de fraternité.

— Charlie Chaplin — Discours final — Le Dictateur

Le langage, vecteur comique  

Charlie Chaplin a toujours exploré, à travers ses films, une réalité sociale et des personnages laissés pour compte. Avec Le Dictateur, il ne déroge pas à la règle. Chaplin s’engage dans la description d’un monde prêt à s'engouffrer dans le chaos avec les armes qui lui sont propres : l’art visuel et le burlesque. Le comique de situations et d’objets se manifeste dès les premières séquences, notamment lorsque dans un avion que le barbier doit piloter, le sens de la gravité s’inverse, donnant lieu à une série de gags visuels qui propulsent le spectateur dans le monde traditionnel de Charlot. 
Le son, déjà vecteur d’humour dans ses précédents films, notamment au moyen de bruitages, prend ici une place prépondérante par un biais particulier : le langage. Le film tire en effet parti de l’arrivée du parlant et des dialogues pour inventer une langue allemande dont on ne reconnaîtra que les intonations et certains mots. Peut-on relier cette invention d’une langue à la déformation de l’allemand opérée par les nazis ? Ce qui est certain, c’est que Chaplin trouve ainsi une manière particulièrement loufoque et provocatrice de construire le rire aux dépens du dictateur.
Film-pamphlet, démonstration brillante de la capacité de l’art à observer le monde qui l’entoure et à en absorber l’indicible pour le transformer en matière artistique, Le Dictateur est aussi un film prémonitoire à l’époque et qui reste d’une acuité confondante. Il serait en effet difficile de ne pas reconnaître aujourd’hui certains enjeux similaires à ceux contre lesquels Charlie Chaplin se dressait déjà en 1940. 

— Charlie Chaplin — Scène du globe terrestre — Le Dictateur