L'Ouzbékistan est le creuset de plusieurs traditions musicales. De la musique jouée dans les cours des émirs, aux chants traditionnels entonnés par les bardes, la Philharmonie met à l'honneur la richesse de ce patrimoine à la fois populaire et savant.
Au cœur de l’Asie centrale, l’actuel Ouzbékistan est un écrin révélant une histoire de plusieurs millénaires, croisement de peuples et de cultures. Depuis l’antique Sogdiane et les cités gréco-bactriennes aux khanats ouzbeks apparus dans les vestiges de l’empire de Gengis Khan, ses villes-oasis ont fasciné le monde et leurs noms continuent à résonner dans notre imaginaire : Samarkand, Termez, Boukhara, Khiva, Kokand… Rêvées par l’orientalisme occidental, elles furent traversées, conquises, régénérées au cours des siècles. L’Ouzbékistan est l’héritier d’un patrimoine historique unique qui a vu des peuples, des cultures, des religions se croiser et se succéder. Il fut l’une des artères essentielles de ce que les Européens ont appelé à partir du XIXe siècle la route de la soie. Les nombreuses fouilles archéologiques, lors desquelles les Français se sont particulièrement illustrés auprès de leurs collègues ouzbeks, ont mis à jour cette histoire ancienne qui se mêle au patrimoine urbain centrasiatique plus récent.
L’identité ouzbèke
Au XIVe siècle commence une nouvelle ère pour la région avec le règne de Tamerlan (1336-1405) qui marqua de son empreinte la ville de Samarcande et dont la gloire traversa tout le continent. De cet empire émergèrent dans les siècles suivants trois khanats qui se partagèrent l’actuel Ouzbékistan : celui de Boukhara apparu en 1500, puis ceux du Khwarezm plus au nord et de Kokand à l’est. Ces États, en concurrence pour le contrôle des principales villes, ont forgé l’identité ouzbèke autour des centres urbains, lieux privilégiés d’échanges commerciaux et foyers d’une intense vie scientifique, artistique et religieuse. Ces villes rayonnèrent sur toute la région centrasiatique et se développèrent sur un terreau multiethnique de communautés interreliées, principalement turciques et tadjikes (persanophones), mais aussi juives.
L’Ouzbékistan est également un monde sédentaire aux portes de l’univers nomade avec lequel ces villes-oasis entretenaient une relation complexe de fascination et de confrontation. Les dynasties régnantes jusqu’au début du XXe siècle étaient issues des populations nomades turciques venues des steppes. Toutefois, le territoire contrôlé par les khanats ouzbeks réunissait une mosaïque de peuples pratiquant différents modes de vie et riches d’une culture dans laquelle la musique était et reste de nos jours une expression privilégiée. L’islamisation de cet espace, initiée au moment des conquêtes arabes, connut plusieurs vagues et le soufisme en fut l’un des vecteurs principaux qui rencontra les croyances et pratiques chamaniques des nomades turciques. La littérature et les arts furent ainsi profondément imprégnés par cette recherche d’élévation spirituelle et mystique.
Une riche tradition musicale
Le patrimoine musical ouzbek reflète à la fois cette diversité et le rôle majeur de ces villes si captivantes. Les trois concerts proposés à la Philharmonie offrent une découverte de ses différents répertoires et montrent la vivacité de la vie musicale loin d’un exotisme ou d’une folklorisation de la tradition. L’Ouzbékistan a ainsi conservé l’héritage savant de la musique de cour jouée pour les khans et les émirs, le Shashmaqom, mais a également préservé un répertoire plus populaire transmis au fil des générations dans toutes les régions du pays, celui des bardes bakhshi.
La musique savante ouzbèke s’est construite autour des canons du Shashmaqom (litt. les six maqom), dont l’art est à l’image de ces multiples influences qui ont forgé l’Ouzbékistan actuel : il a puisé sa source dans la tradition du maqâm élaboré dans le monde musulman et fut spécifiquement inspiré par les variations iraniennes, afghanes, indiennes du nord et kachgarie. Le maqâm correspond à une organisation des échelles mélodiques et chacun possède une couleur, un sentiment particulier, une nature. La tradition tadjiko-ouzbèke, qui fut d’abord élaborée à la cour de Boukhara à partir des XVIe et XVIIe siècles, comprend un répertoire réparti en 6 suites portant le nom du mode principal (Buzruk, Dugôh, Irôq, Navô, Rôst et Segôh). Sa spécificité prend racine dans son environnement boukhariote, centre majeur du soufisme, où s’entremêlent les cultures tadjike, ouzbèke et juive. Musique de cour par excellence, le Shashmaqom allie art vocal virtuose, musique instrumentale codifiée et précieuse, interprétée par des ensembles comprenant tanbur et dutar (luths à manche long), ghichak (vièle à archet) et doyra (grand tambour sur cadre), et des danses. Il fait partie du patrimoine immatériel de l’humanité établi par l’UNESCO.
Le Shashmaqom se diffusa ensuite dans les autres cours ouzbèkes à Khiva (Khwarezm), Tachkent et Kokand (vallée de Ferghana) et trouva aussi une forme populaire. Chacune de ses écoles développa sa propre expression, son tempérament et un posé de voix propre. L’école boukhariote a un ton fier et vif, et est imprimée par une profondeur philosophique qui se retranscrit dans les textes et la complexité musicale. Celle de la vallée de Ferghana se veut plus modeste, aspirant à chanter la vie de cette région agricole, et recherche l’empathie. La dernière des grands écoles, originaire du Khwarezm, allie complexité et caractère joyeux appelant à la danse, en contrepoint de cette région rude et semi-désertique.
La tradition plus populaire et rurale des bardes bakhshi rappelle les origines nomades des Ouzbeks et s’inscrit dans un héritage commun avec les autres peuples turciques de l’Asie centrale, Kazakhs, Karakalpaks, Turkmènes ou Kirghizs. Les bardes narrent et chantent, puisant dans un répertoire de poèmes épiques, de chansons populaires, de mythes et de légendes transmis oralement depuis des siècles. S’accompagnant eux-mêmes à la dombra (luth à manche long) ou au kobyz (vièle à archet), leur talent réside dans leur capacité à retranscrire cet univers et à capter l’attention de leur public. L’art des bakhshi est présent dans les rites de passage et dans ces moments si importants pour la vie des Ouzbeks que sont les festivités, les toy.