1er novembre : Hannigan Sings Zorn
Posté l’année dernière par Barbara Hannigan sur les réseaux sociaux, un bref extrait tiré de l’un des films de Mathieu Amalric consacrés au travail de John Zorn permet d’apercevoir la soprano en répétition sous le regard du compositeur. Filmé de profil, assis seul face à la scène partagée par la chanteuse avec le pianiste Stephen Gosling, Zorn écoute avec attention l’interprétation d’un passage de l’une des chansons qui forment Jumalattaret, avant d’esquisser un sourire, puis de lever haut le pouce en signe d’approbation, tout en hochant la tête au rythme d’un ostinato de piano sur lequel la soprano enchaîne une boucle de vocalises d’une étincelante précision.
Les quelques secondes de cet instant épiphanique capté par la caméra, où l’interprétation semble trouver son plein accomplissement et le compositeur affiche une mine réjouie, contrastent non seulement avec la réputation sévère de Zorn, qui concédait au New York Times au moment de la première new-yorkaise de la pièce « que la plupart de [son] travail implique de repousser les limites de la maîtrise technique », mais aussi avec le récit du long et difficile effort accompli par Hannigan pendant des mois pour parvenir à chanter une œuvre présentée par le quotidien américain comme « inchantable ».
« Selon moi, les défis sont des opportunités, commentait alors Zorn auprès du journal. Vous devez croire suffisamment en ce que vous faites pour vous mettre en danger, car il n’y a que par la discipline et par des expériences limites que l’on devient capable de s’extirper de la trivialité et de la banalité. » Musicien de l’extrême assumé, Zorn ne s’interdit rien, ni de mettre en péril ses interprètes en les plaçant au bord de la rupture technique, ni d’exposer (comme il a pu le faire par le passé) ses auditeurs à des niveaux de décibels à la limite du supportable, cherchant à tout prix à tirer musiciens et spectateurs hors de toute zone de confort, dans une quête d’inouï qui l’a conduit à explorer de nombreux champs de la musique savante autant que populaire – y compris les plus marginaux – et, sur le plan thématique, à s’inspirer de nombreuses traditions occultes, cruelles ou ésotériques.
Jumalattaret
La sortie en salles des deux premiers volets de la trilogie de films sur laquelle Amalric travaille depuis douze ans coïncide avec le moment où John Zorn célèbre ses 70 ans, anniversaire prétexte à une tournée qui fait étape à la Philharmonie de Paris parmi une série de hauts lieux de récital classique où différentes facettes de son travail, principalement de compositeur, sont exposées.
Interprète des trois pièces au programme, Barbara Hannigan a fait la connaissance de John Zorn en 2015, par l’intermédiaire de Mathieu Amalric, son compagnon à la ville. Depuis, impressionné par sa capacité de travail, son perfectionnisme et des qualités vocales qui l’ont érigée en interprète reconnue d’Erik Satie ou Alban Berg, le compositeur en a fait l’une des voix privilégiées d’une œuvre qui, de Yamatsuka Eye à Mike Patton, a toujours affectionné les performances vocales extrêmes. Cycle pour voix et piano avec, en option, une section rythmique de contrebasse et batterie qui improvise, Jumalattaret a été composé en 2012, mais ce n’est qu’à la faveur de la rencontre avec Hannigan que la pièce a pu être créée en 2019. Inspirée par le Kalevala, épopée violente au fondement de la littérature finnoise centrale au sentiment national finlandais, dont elle reprend des passages sous la forme de murmures, l’œuvre est divisée en neuf sections qui portent chacune le nom d’une déesse de la mythologie samie. Écrite avec une minutie de joaillier, précise jusque dans les moindres intonations, la partition explore un éventail de registres tant expressifs que sonores, élargissant le chant à d’autres formes d’émission vocale, éprouvant l’agilité rythmique de l’interprète et sa justesse au fil de séquences où les parties de piano et de voix semblent parfois délibérément détachées l’une de l’autre, sinon hétérogènes.
Ab Eo, Quod
Titrée d’après un tableau surréaliste de la peintre mexicaine d’origine anglaise Leonora Carrington (1917-2011), Ab Eo, Quod, pièce la plus récente au programme, se présente comme une ballade onirique et évocatoire, à l’origine conçue pour soprano, violoncelle, vibraphone et, en option, une batterie qui improvise. Quant à Pandora’s Box, commande d’Irvine Arditti qui l’a enregistrée en 2013 avec Sarah Maria Sun au chant pour le compte du label Tzadik de John Zorn, elle est qualifiée par son auteur de « drame pour quatuor à cordes et soprano, un livre du mal, un remède de sorcière, tempêtes, talismans, démons aux yeux bleus et ordres angéliques… » Tout un monde occulte cher au compositeur, avec lequel résonnent certains mots que lui a adressés Barbara Hannigan au sein des « 70 vœux d’anniversaire pour les 70 ans de John Zorn » collectés par le Walker Art Center de Minneapolis : « Ta musique est dans l’au-delà, et porte tes musiciens et tes publics à la transcendance. »
2 novembre : Masada & Beyond
Comme il l’avait fait dix ans en arrière, John Zorn profite de son entrée dans une nouvelle décennie d’âge pour réunir autour de lui et présenter sur scène quelques-unes des formations avec lesquelles non seulement il a été particulièrement actif ces dernières années, mais qui sont aussi représentatives des fondements de sa démarche créative. En parallèle d’une soirée où ont été présentés ses talents de compositeur « savant », marqué par les exemples conjugués de Cage, Ligeti ou Berg, le second concert de ce cycle du 70e anniversaire met l’accent sur ses talents de saxophoniste, rappelle la part faite à son identité juive et son rapport distancé au jazz, affiche ses stratégies d’improvisateur et confirme son intérêt pour les musiques en marge, dont il n’a eu de cesse d’expérimenter le caractère subversif et le pouvoir détonnant. Au programme de cette soirée fleuve, John Zorn propose avant tout le nouvel avatar du groupe dont il fit, pendant près de vingt ans, l’une de ses formations principales : le quartet Masada.
Nommé en hommage à un haut lieu de la résistance des Hébreux face à la puissance conquérante de Rome, longtemps calqué sur celui d’Ornette Coleman – un quartet sans piano, dans lequel son saxophone alto faisait la paire avec la trompette de Dave Douglas –, le quartet est désormais constitué de Julian Lage à la guitare, Jorge Roeder à la contrebasse et Kenny Wollesen à la batterie. Auteur de deux disques parus respectivement en 2021 et 2023, ce New Masada Quartet remanié se voit cependant assigné, malgré l’évolution de l’instrumentation, toujours la même fonction : jouer, sous la direction impromptue et fulgurante du saxophoniste, des pièces puisées parmi les 600 compositions qui forment le Masada Songbook, de courts thèmes, souvent incisifs, qui tiennent en une page, écrits en référence à son identité juive, dans lesquels la liberté expressive du free-jazz se mêle aux accents, gammes et rythmes typiques du klezmer (la musique de fête des Juifs d’Europe centrale et orientale, qui a connu un renouveau au début des années 1990 depuis New York).
Heaven and Earth Magick
Auteur d’un album en 2021, Heaven and Earth Magick, la seconde formation au programme a la particularité d’être positionnée par Zorn au point de rencontre entre le contemporain et le jazz. Brouillant délibérément la frontière entre écrit et improvisé, son répertoire a la particularité, en effet, d’être constitué de morceaux dont les parties de piano et de vibraphone, respectivement jouées par Steve Gosling et Sae Hashimoto, sont rigoureusement fixes et écrites alors que les parties de contrebasse et de batterie, confiées à Jorge Roeder et Ches Smith, sont totalement improvisées sous la direction affûtée du compositeur. En sa présence, le quatuor interprétera deux pièces en particulier : l’une, Casting the Runes, doit son titre à une nouvelle de M. R. James qui a inspiré le film d’horreur Curse of the Demon (connu en France sous le titre Rendez-vous avec la peur, 1957) ; l’autre, Acéphale, fait référence autant à la revue de philosophie publiée par l’écrivain Georges Bataille (illustrée par André Masson) qu’à la société secrète qui la sous-tendait. Série B, surréalisme, érotisme, occultisme participent depuis longtemps à un goût de Zorn pour l’étrange, le morbide et l’ésotérisme qui alimente en partie son esthétique.
Simulacrum
Quant à Simulacrum, cette formation, dont Zorn a fait l’un de ses principaux véhicules sonores, à laquelle il a fait enregistrer, parfois augmentée, près d’une dizaine d’opus, dont un hommage à la peinture de Jérôme Bosch et un autre à Nostradamus, est considérée comme l’un des ensembles les plus intenses au sein de la galaxie orchestrale constituée par le musicien. Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’un trio d’orgue Hammond avec guitare, typique du soul jazz, avec l’énergie brutale et saturée du death metal, Simulacrum réunit l’organiste John Medeski (du trio Medeski Martin & Wood, figure de proue du renouveau du groove au milieu des années 1990) et deux musiciens issus de la scène américaine du metal expérimental, le guitariste Matt Hollenberg (du groupe Cleric) et le batteur Kenny Grohowski (Imperial Triumphant). Évoluant selon le maître, entre noise, blues, jazz, minimalisme, atonalité et plus encore, le trio interprète des pièces écrites à dessein par John Zorn qui réaffirme par ce biais parfois brutal combien, loin de s’assagir avec le passage des décennies, son art continue d’envisager le paroxysme comme l’un des plus sûrs chemins vers le sublime.