Philharmonie de Paris - Page d'accueil Philharmonie de Paris - Page d'accueil

Spem in alium : entretien avec Saburo Teshigawara

Publié le 11 décembre 2025 — par Thomas Hahn

— Rihoko Sato et Saburo Teshigawara - © Akihito Abe

Le chorégraphe japonais Saburo Teshigawara, Rihoko Sato, les danseurs de la compagnie Karas et l'ensemble Vox Luminis XL a cappella réunis autour de chefs d'œuvre de la musique anglaise des XVIe et XXe siècles.

Rihoko Sato
— Rihoko Sato - © Hideto Maezawa

Figure majeure de la scène chorégraphique contemporaine, le chorégraphe japonais Saburo Teshigawara continue d’explorer les liens entre danse et musique. Après avoir collaboré avec des compositeurs de musique électronique, puis avec des formations orchestrales, il approfondit aujourd’hui son lien avec le chant a cappella. Entouré de sa complice de longue date, Rihoko Sato, des danseurs de la compagnie Karas et de l’ensemble Vox Luminis XL, le chorégraphe met en avant la puissance expressive du corps et de la voix autour de chefs-d’œuvre de la musique anglaise des XVIe et XXe siècles.

Saburo Teshigawara et Rihoko Sato
— Saburo Teshigawara et Rihoko Sato - © Akihito Abefor

Avez-vous déjà travaillé avec des chanteurs a cappella ?

Je n’en suis pas à ma première expérience. J’ai notamment créé en 2014 le programme Metamorphosis pour la GöteborgsOperans Danskompani sur le motet O sacrum convivium d’Olivier Messiaen et une transcription pour chœur de Soupir de Maurice Ravel, inspiré du poème éponyme de Mallarmé. C’était une mise en scène pour une quinzaine de danseurs et une vingtaine de choristes. J’ai alors pu éprouver les sensations physiques provoquées par un chœur, même si je ne dansais pas dans la pièce. Aujourd’hui, malgré cette première expérience, j’avance sur un terrain inconnu. Avec Vox Luminis XL, nous quittons les chemins balisés des formes artistiques habituelles.

C’est un challenge, une prise de risque, pour une sorte d’explosion artistique à la fois dangereuse et particulièrement belle. La musique et la présence des chanteurs peuvent déclencher un vrai déluge émotionnel. La voix humaine contient une part d’imprévisible et de fragilité puisque la vie se crée et se transmet en direct. Je voudrais être habité par les mêmes vibrations qu’eux, me laisser porter par la même énergie. Je vais donc bientôt écouter encore plus attentivement ces musiques qui m’accompagnent déjà au quotidien, à six mois de la première. Sur scène, je voudrais entrer dans une qualité de relation où je suis touché par tel ou tel chanteur, personnellement, et inversement. Car pour moi, la communication individuelle avec d’autres personnes prend de plus en plus d’importance, dans le but d’approfondir notre compréhension mutuelle. Il y a certes là un groupe de chanteurs unifié par la direction de son chef, mais il s’adresse à chaque spectateur en personne, à travers les individualités qui composent ce chœur.

Vous êtes quatre danseurs, face à quarante chanteurs. Comment abordez-vous la relation entre vos pluralités respectives ?

Pour nous danseurs, l’idée de base concernant notre relation aux choristes est celle d’une rencontre à travers un rôle commun et une corporéité partagée. Nous créons ensemble une situation spectaculaire à partir de deux conditions a priori opposées, mais pourtant complémentaires. Certes, les danseurs ne chantent pas et les chanteurs n’entrent pas dans la danse. Mais paradoxalement, ces incomplétudes nous rapprochent, puisque nous danseurs, comme les chanteurs, partons directement du corps. De notre côté, il n’y a ni accessoire ni instrument de musique pour faire circuler l’énergie musicale à travers nous. Nous partageons une situation qui se construit intégralement par le corps et le souffle, où il est vraiment possible de sentir l’air et l’espace qui nous relient.

Il s’agit d’une danse en fusion avec l’air environnant puisque dans ma technique, le souffle prend une part importante dans la création de notre danse. Nous ne dansons pas juste pour mettre des corps en mouvement, mais en vue d’une qualité musicale du geste. Notre technique respiratoire permet de bouger de manière très rapide et d’opérer des changements instantanés de la qualité de mouvement.

Saburo Teshigawara
— Saburo Teshigawara - © Akihito Abe

Avec Spem in alium de Thomas Tallis vous rencontrez une œuvre du XVIe siècle pour huit groupes de cinq chanteurs. On peut considérer le livret comme spirituel, philosophique ou religieux. De quelle manière cette dimension vous parle-t-elle ?

Le sens de cette œuvre est profond. S’y exprime une gratitude pour le fait d’être en vie, de pouvoir apprécier la beauté de la nature, d’avoir le courage de vivre. C’est un message plein d’espoir. Mais notre mission, en tant que danseurs, n’est pas de tenir un discours ou de proposer une transposition narrative des motifs de ce motet. Notre présence sur scène est déjà une manifestation de la vie en tant qu’entité musicale. Mais il va de soi que nous respectons parfaitement la musique et sa beauté, sa charge spirituelle. La musique nous porte et produit en nous des sensations profondes. Cela soulève également une question essentielle : Qu’est-ce que la beauté ?

Elle naît du risque qui nous est imposé par la vie. La vie peut être dure, elle n’est pas faite de bonheur de bout en bout. Ce sont les fondamentaux dits « négatifs » de l’existence. Mais il y a l’énergie vitale, la force de la vie. Cette énergie positive nous parvient aussi par les rencontres, les échanges, les conversations que nous menons, avec les autres comme avec la musique. C’est ce qui crée l’espérance. Nos échanges dansés avec les chanteurs se placent dans cet esprit-là.

Rihoko Sato et un danseure de la compagnie Karas
— Rihoko Sato et un danseur de la compagnie Karas - © Akihito Abe

Au-delà de Spem in alium, le programme inclut des œuvres de Thomas Morley et John Sheppard qui sont elles aussi du XVIe siècle. Que signifie pour vous le répertoire de cette époque ?

C’est pour moi une musique de la célébration et de la gratitude. En l’écoutant je ressens quelque chose qui me dépasse et qui m’envahit, une grande force spirituelle. Je ne suis pourtant ni chrétien ni même bouddhiste. Mais l’idée musicale elle-même, avec toutes ces petites notes qui composent un édifice sonore, est comparable aux cellules qui constituent un corps vivant ou encore aux fragments de terre qui composent notre planète. Je n’ai donc pas l’habitude d’évoquer Dieu, puisque l’idée de personnification n’a pas de sens pour moi. En revanche, le chant d’un chœur avec toutes les vibrations microscopiques qui le composent peut me rapprocher d’une idée du sacré.

Propos recueillis par Thomas Hahn

Thomas Hahn

Journaliste de danse, Thomas Hahn est rédacteur pour dansercanalhistorique.fr et la revue Transfuge, ainsi que le correspondant en France de la revue allemande tanz. Il contribue à des livres sur la danse et est rédacteur pour des magazines spécialisés en scénographie.