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Plenum / Anima : l'orgue et la danse, accord parfait

Publié le 29 January 2025 — par Thomas Hahn

— L.A. Dance Project - © Josh S. Rose

Plenum / Anima : un spectacle sous le signe de la rencontre. Benjamin Millepied chorégraphie Bach, Jobel Medina Borodine et Idio Chichava Stravinski. Olivier Latry et Shin-Young Lee se répondent à la console de l’orgue de la Philharmonie.

Les rencontres entre la création chorégraphique et l’orgue sont des événements rarissimes. Indéniablement, la danse préfère les musiques rock, jazz, symphoniques et électroniques pour exprimer ses interrogations au sujet du corps et du monde. Ajoutez à cela le caractère religieux du répertoire classique propre au roi des instruments, et on comprend pourquoi les chorégraphes ne se montrent pas très « organophiles ». Pourtant, danse contemporaine, hip-hop et autres styles ne boudent pas les musiciens. Danseurs et musiciens partagent le plateau de plus en plus régulièrement, parfois jusqu’à se mêler dans un corps-à-corps. Pour l’organiste, haut perché et invisible, de tels échanges ne peuvent se produire. 

Pourtant, des ouvertures se dessinent. Les chorégraphes commencent à faire appel aux organistes et force est de constater que, fascinés par la puissance de l’instrument, ils privilégient le live par rapport aux enregistrements. Israel Galván, célèbre novateur du flamenco, s’est récemment produit dans une nouvelle version de son solo (8 Solos 8), accompagné par Benjamin Alard qui a joué des sonates de Scarlatti sur l’orgue de la chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière. Aussi, c’est dans une église contemporaine que le danseur et chorégraphe Boris Charmatz (aujourd’hui à la direction du Tanztheater Wuppertal fondé par Pina Bausch) a créé Liberté Cathédrale, pièce monumentale pour quarante danseurs accompagnés par l’organiste Jean-Baptiste Monnot. Mais jamais encore, une soirée de danse n’a su réunir trois compositeurs et autant de chorégraphes sous l’enseigne du plus majestueux des instruments à vent !

— Benjamin Millepied - © Diego Uchitel

Chorégraphiée par Benjamin Millepied et unique partition de la soirée à avoir été pensée et composée pour l’orgue, la Passacaille et Fugue en ut mineur de Johann Sebastian Bach symbolise, en sept motifs à trois variations chacun, les étapes de la vie du Christ. Si la période exacte de composition reste inconnue, on sait qu’elle se situe entre 1706 et 1713, peu après l’arrivée du jeune Bach à Lübeck. C’est là, dans la ville hanséatique, qu’il passa l’hiver 1705-1706 pour y recevoir l’enseignement de Dietrich Buxtehude (1637-1707), l’un des organistes et compositeurs phares de son époque. Le style vif et libre du septuagénaire exerça une influence manifeste sur la créativité du jeune Bach qui se mit en congé prolongé de son poste à Arnstadt (Thuringe), où il était employé comme organiste entre 1703 et 1707. Selon la légende, il parcourut à pied les 450 km jusqu’à Lübeck. Que l’anecdote soit réelle ou romancée, elle intrigue. Car indéniablement, des résonances rythmiques et chorégraphiques relient la marche à pied, la lenteur relative de la basse obstinée – base musicale de toute passacaille – et l’origine de cette forme musicale qui se situe autant dans les rues d’Espagne que du côté des danses de cour. 

— Idio Chichava (au centre) à la Philharmonie lors de La Ville dansée (juin 2024) - © Elisa Haberer

Que signifie donc la présence de l’orgue pour les chorégraphes ? Pour Benjamin Millepied, l’instrument constitue indéniablement un nouveau défi à relever. L’ancien directeur de la danse à l’Opéra de Paris a l’habitude, au sein de sa compagnie Los Angeles Dance Project (LADP), de travailler avec des compositeurs contemporains expérimentaux, sur des œuvres symphoniques ou de musique rock. Il est rejoint par Jobel Medina qui vit et travaille à Los Angeles en croisant chorégraphie, performance et art contemporain et Idio Chichava qui se partage entre la France et son Mozambique natal, travaille sur la marche et consacre ses recherches au corps musical en fusionnant danse, chant, mouvement individuel et énergie collective. Pour cette soirée de danse et de musique, tous deux abordent le territoire partagé des Ballets russes de Diaghilev qui impulsait, au début du XXe siècle, les grandes créations parisiennes. Les œuvres d’Alexandre Borodine et d’Igor Stravinski retenues pour Plenum / Anima en firent partie intégrante et le lien entre les Danses polovtsiennes et Le Sacre du printemps est évident. Ces partitions sont synonymes de folklores imaginaires, tant du peuple coumans ou polovtsy (Michel Fokine chorégraphiant Le Prince Igor de Borodine en 1909), que de la Russie profonde du Sacre du printemps (Nijinski, 1913). Dans les deux cas, le peintre symboliste russe Nicolas Roerich créa les costumes et décors. 

 

— Shin-Young Lee et Olivier Latry - © Son Sungjoo

En plus d’un siècle d’histoire de la danse, une pléthore de réinterprétations aux esthétiques les plus diverses ont écrit l’histoire chorégraphique de ce patrimoine musical, en particulier pour Le Sacre du printemps. Seulement, personne n’avait songé à y associer l’orgue ! En adaptant les Danses polovtsiennes et la version du Sacre du printemps pour deux pianos, Olivier Latry, titulaire de l’orgue de Notre-Dame, et Shin-Young Lee, autre référence mondiale en tant qu’organiste, créent un nouveau regard sur Borodine et Stravinski. Avec sa texture sonore et ses réverbérations puissantes, l’orgue invite également les chorégraphes à faire se rencontrer leurs univers respectifs. Ainsi, Idio Chichava réunit ici des danseurs de sa propre compagnie et ceux du LADP de Benjamin Millepied. Plenum / Anima s’articule aussi autour de l’idée du dialogue entre les univers et les continents, avec d’une part le couple franco-coréen Latry/Lee et d’autre part Benjamin Millepied (Europe/Amérique), Jobel Medina (Philippin vivant à Los Angeles) et Chichava (Europe/Afrique). Le constat s’impose : l’orgue et la danse ont la capacité de réunir l’humanité. 
 

Thomas Hahn

Journaliste de danse, Thomas Hahn est rédacteur pour dansercanalhistorique.fr et la revue Transfuge, ainsi que le correspondant en France de la revue allemande tanz. Il contribue à des livres sur la danse et est rédacteur pour des magazines spécialisés en scénographie.