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L’orchestre au cœur d’un musée vivant

Publié le 04 June 2025 — par Vincent Agrech

— Musée de la musique - Espace « Des musiques et des mondes » - © Joachim Bertrand

La nouvelle présentation des collections du Musée de la musique rompt avec une vision réductrice des « musiques du monde » pour nous inviter à la rencontre des musiques des mondes, dans la dynamique de leurs interactions. Une approche qui conduit aussi à réinterroger l’orchestre symphonique occidental.

« Ne plus ranger les quatre cinquièmes du monde dans une niche », tel est l’objectif résumé par Olivier Mantei, directeur général de la Philharmonie de Paris, concernant le réaménagement du Musée de la musique que les visiteurs peuvent découvrir depuis le 14 mai. « Une muséographie est toujours une écriture de l’Histoire », renchérit Marie-Pauline Martin, directrice du Musée. « L’ancienne présentation, très cloisonnée, avec l’Europe d’un côté et le reste du monde à l’écart, segmenté en zones géographiques qui paraissaient statiques, ignorant les évolutions historiques comme les interactions avec d’autres cultures, n’était plus recevable aujourd’hui. L’enjeu auquel s’est attelé le comité scientifique, puis le cabinet d’architecture et de scénographie Projectiles, consistait à reconnecter les patrimoines du monde entier, éclairant le dialogue entre les civilisations afin de révéler une histoire de la musique élargie. »

— Musée de la musique - Espace « Des musiques et des mondes » - © Joachim Bertrand

Bien entendu, les changements les plus spectaculaires apparaissent dans la section désormais nommée « Des musiques et des mondes », où le noyau initial de la collection d’instruments non européens, constitué par des dons entre 1861 et 1933 (dont celui de Victor Schœlcher, principal artisan de l’abolition de l’esclavage en France et par ailleurs mélomane passionné), s’est enrichi ces dernières années de nombreux prêts, dépôts et acquisitions. Cependant, la démarche ne saurait être complète sans interroger également l’histoire de la musique occidentale. À la manière dont le Metropolitan Museum of Art de New York a, parmi les premiers, imaginé des carrefours artistiques mettant en miroir des œuvres issues de cultures et parfois d’époques différentes, le Musée de la musique ouvre désormais des fenêtres à la fois sur les histoires parallèles et les influences réciproques peu connues. Les amoureux de l’orchestre, en particulier, iront de découverte en découverte – dont voici quelques jalons non exhaustifs.

Des orchestres de cour à travers l’Eurasie

Aux origines de l’orchestre, le visiteur retrouve les spectaculaires ensembles instrumentaux rassemblés à la cour de Mantoue pour L’Orfeo de Monteverdi, et à l’Académie royale de musique et de danse à Paris tels que les façonna Lully pour plusieurs décennies. Le public peut désormais les rapprocher des traditions des cours ottomanes, de celles du Rajasthan ou de Chine. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les interactions entre ces mondes diminuent naturellement à mesure qu’augmente l’éloignement géographique. Avec la Chine, ce sont les missions jésuites et les marchands qui assurent la circulation des objets, les instruments de musique chinois suscitant à Versailles le même étonnement que les clavecins au Palais impérial de Pékin. Ce qui n’empêche pas, de part et d’autre, un goût passionné pour les « chinoiseries » et « européenneries » décoratives, sans que se rencontrent véritablement les langages. 

— Musée de la musique - Espace XVIIIe, vitrine « Alla Turca » - © William Beaucardet

Avec l’Empire ottoman, beaucoup plus proche et menaçant à cette époque où il a conquis les Balkans et la plaine du Danube, jusqu’à assiéger Vienne, les instruments des uns se mêlent aux orchestres des autres, même s’il s’agit plutôt encore d’effets théâtraux et de « couleur locale » que de syncrétisme. À la turquerie dont les compositeurs européens épiceront avec gourmandise leurs partitions, Mozart en premier lieu, répondront les hymnes à l’européenne introduits à Topkapi par Giuseppe Donizetti « Pacha », frère de Gaetano, chargé des orchestres du sultan.

La mémoire assumée de l’esclavage

Au dialogue plus ou moins étroit établi entre des cultures qui se regardent mutuellement comme barbares jusque dans leur raffinement, mais se considèrent comme sensiblement égales, s’oppose la violence à l’égard des peuples réduits en esclavage. 

— Musée de la musique - Espace XVIIIe, vitrine « Musique et esclavage » - © William Beaucardet

Le Musée de la musique braque ainsi les projecteurs sur les conséquences de la traite transatlantique et ses douze millions de personnes déportées sur trois siècles. Elle sera à l’origine de l’une des plus profondes évolutions de l’histoire mondiale de la musique, avec le développement des répertoires afro-américains dans toutes leurs ramifications. 

C’est au XXe siècle que leur retentissement se fera pleinement entendre, y compris dans la fusion des langages et de l’instrumentarium pour le genre symphonique, dont tant de partitions portent témoignage, de Debussy à Barber en passant par Ravel, Florence Price ou Gershwin. Auparavant, les instruments auront accompli un long cheminement, celui des objets européens adoptés et transformés par les musiciens asservis, inventeurs à leur tour de nouveaux modes de jeu qui reviendront enrichir un vocabulaire commun.

De manière plus anecdotique sur le plan musical, mais d’une portée frappante sur les plans psychologique et social – ainsi que l’illustra la remarquable exposition Le Modèle noir au Musée d’Orsay –, la figure de l’Africain se répand dans les arts décoratifs de l’Ancien Régime, y compris dans le domaine instrumental, avec une ambivalence troublante. Est-ce la caricature du « sauvage » que couronne cette saisissante tête sculptée au sommet d’une pochette du XVIIᵉ siècle ? Ou bien l’expression, plus intime, d’une réelle empathie envers un frère en humanité ?

De la prédation à la connaissance

Cette ambiguïté du regard, soulignée par Edward Saïd, est aussi centrale dans l’orientalisme musical du XXe siècle. Il est largement nourri de l’impérialisme colonial, de la théorisation d’un racisme à prétention scientifique, mais aussi de la contestation même, par certains Européens, de leurs propres modèles sociaux et culturels. Dans tous les cas, l’Autre devient l’objet des névroses et des fantasmes du conquérant. Les nombreuses peintures et photographies de musiciennes « exotiques », à l’érotisme plus ou moins avoué, suffisent à le rappeler. « Par souci d’éviter les représentations stéréotypées, l’orientalisme musical a parfois été écarté des vitrines du Musée », explique Marie-Pauline Martin. « Aujourd’hui, c’est par le détour de l’histoire que nous parvenons à éclairer ce moment essentiel, affranchi des images romantiques ou simplificatrices. » 

Les instruments rapportés d’Égypte lors des campagnes napoléoniennes, ou du Maroc par Delacroix, ont servi de modèles à de véritables fac-similés, ou d’inspiration aux facteurs comme Adolphe Sax, afin d’enrichir la sonorité de l’orchestre européen. Les expositions universelles qui ponctuent la fin du XIXe et le début du XXe siècle sont à la fois un réceptacle de clichés et l’un des lieux où s’opère la rencontre avec l’altérité musicale. Elle peut prendre la forme d’une découverte instrumentale comme celle du légendaire gamelan conservé par le Musée de la musique et entendu par Debussy en 1889, qui en conclut que les percussions occidentales, comparées à celles de Java, ne sont « qu’un bruit barbare de cirque forain ». Cette rencontre avec l’Autre passe également par un nouveau média : les enregistrements phonographiques, que l’anthropologue Léon Azoulay réalise lors de l’Exposition de 1900 avec des musiciens du monde entier, et qui auront un impact considérable sur les compositeurs occidentaux. 

— Musée de la musique - Espace « Des musiques et des mondes », gamelan de Java - © Joachim Bertrand

L’histoire d’un enrichissement du langage que le Musée de la musique illustre encore de manière incomplète, reconnaît Marie-Pauline Martin. « Le réaménagement des collections reste à faire pour la galerie du XXe siècle, très centrée aujourd’hui sur l’invention de l’électroacoustique. Or, c’est aussi le moment où le langage musical de l’Occident s’ouvre vraiment à celui des autres cultures, ce qui ne passe plus seulement par la facture instrumentale que le Musée illustre en premier lieu. Répondre à cette attente sera un défi aussi riche que celui que nous venons de relever. »

Échanges et créolisation

La nouvelle muséographie raconte cependant une autre histoire, au-delà de l’élargissement des horizons de la musique et de l’orchestre occidentaux par la connaissance du reste du monde : celle d’une appropriation réciproque des langages et des instruments. Malgré l’inégalité des relations coloniales puis postcoloniales, le regard critique, la réinvention des objets et des formes, leur projection dans des directions inédites ont bien eu lieu de part et d’autre. 

À preuve, la fascinante « fanfare de bambous » venue d’Indonésie, dont les facteurs ont remplacé le cuivre par un assemblage millimétré du matériau végétal, incapable de se courber, tout en obtenant des arrondis parfaits. Ou le tour du monde des violons, la lutherie italienne des XVIIe et XVIIIe siècles répondant aux instruments populaires mexicains et auvergnats, malgaches et roumains… 

— Musée de la musique - Espace XIXe, vitrine « Histoire transculturelle du violon » - © William Beaucardet

Il restera à dire, lors d’un prochain réaménagement, ce que ces créolisations de l’orchestre auront produit dans les sociétés contemporaines, à travers le monde. Car si la musique du XXe siècle est largement marquée par la rencontre des traditions européennes et afro-américaines, tant pour les répertoires dits savants que populaires, celle du XXIe siècle voit l’orchestre symphonique s’émanciper du seul cadre occidental. En Amérique latine, où son répertoire puise aux racines amérindiennes, africaines et ibériques, tandis que le collectif musical développe un lien organique avec les champs sociaux et éducatifs – inspiration qui a guidé, à la Philharmonie de Paris, le projet Démos. En Extrême-Orient, où fleurit une école de composition qui tente la synthèse entre ses propres idiomes et l’instrumentarium venu d’Occident, qu’elle appréhende d’abord comme un outil. 

Une multitude de récits, de croisements culturels, à illustrer bientôt dans un Musée qui est aussi celui d’une histoire en train de s’écrire…

Vincent Agrech
Vincent Agrech est journaliste (rédacteur associé du mensuel Diapason, rédacteur en chef de Notations, le magazine de l'Orchestre de Paris), essayiste (plusieurs ouvrages parus chez Stock et Humensis), conseiller du Théâtre du Château de Drottningholm (Suède) et producteur.