Lisa Batiashvili : La nouvelle génération, la Géorgie, Klaus Mäkelä
Publié le 16 January 2025 — par Vincent Agrech
Parmi vos aînés et vos pairs, quels artistes vous inspirent le plus ?
Daniel Barenboïm m'a beaucoup appris, soutenu, tout ce que j'ai vécu lors des répétitions, des concerts, en dehors de la scène, pendant les repas... Tout ce qu'il avait à raconter, c'est vraiment une légende aujourd'hui, on peut dire. Et j'ai eu beaucoup de chance de passer beaucoup de temps avec lui.
Comme avec aussi, par exemple, quelqu'un comme Alfred Brendel, qui a beaucoup de choses à raconter de sa vie. Eux, ce sont des gens qui vont me manquer énormément un jour, ce sont des gens qui ont tellement apporté dans la musique et en dehors de la musique aussi. Mais comme je disais, c'est aussi une période intéressante de changement de génération. Il y a des gens comme Yannick Nézet-Séguin, qui a à peu près mon âge, et on est très proches. On vit des moments super en musique et je trouve que la musique est devenue quelque chose de beaucoup plus accessible aussi, parce que les musiciens sont devenus plus accessibles.
Daniel Barenboïm, un modèle pour lancer votre fondation qui accompagne les jeunes musiciens ?
La création de la Fondation était vraiment liée, aussi, à mes émotions vis à vis de mon pays la Géorgie. J'ai quitté la Géorgie lorsque j'avais 12 ans et quand j'ai revu les jeunes qui faisaient de la musique merveilleusement, je voulais être à leur côté parce que je sais que le chemin est difficile, une grande partie du chemin, on doit le faire soi-même, mais c'est quand même pas mal d'avoir des gens à nos côtés qui peuvent nous soutenir au bon moment. Et ça m'a inspiré pour créer la Fondation, et Daniel Barenboïm est, sûrement, l'une des rares personnalités dans la musique qui a utilisé la musique pour faire plus que ça. Parce qu'on n'est pas seulement là pour être sur scène et faire de la musique, c'est déjà beaucoup, mais, pour moi, c'est plus que ça la vie. La vie, c'est aussi apporter quelque chose de plus à la société, s'occuper des jeunes de la prochaine génération, parce que j'ai des enfants et j'aimerais bien que mes enfants vivent aux côtés de personnes inspirantes et qui peuvent porter la société plus loin parce qu'on a toujours ce problème, même aujourd'hui, il y a beaucoup de manipulations dans le monde. C'est pour ça qu'il ne faut pas oublier les valeurs de vie, ce en quoi on croit et les choses importantes. Donc c'était aussi un peu pour ça que j'ai commencé cette fondation.
La culture géorgienne, une de vos sources artistiques ?
La Géorgie va toujours rester très importante pour moi. J'avais douze ans lorsque je suis partie, j'ai retrouvé la Géorgie après, on peut dire, la guerre civile qu'il y a eu dans les années 90, et maintenant j'y retourne régulièrement. C'est un pays avec une culture très forte, une nature et un environnement magnifiques, alors qu'on a une situation géo-politique très compliquée. Et peut-être que c'est pour ça aussi qu'il y a des gens qui ont une énergie extrêmement inspirante en Géorgie. Aussi, je trouve que la musique joue un rôle très important. Il y a beaucoup de gens qui chantent. Il y a la musique folklorique qui est très importante en Géorgie, et, tout ça, je pense que c'est quelque chose qui restera toujours en moi. Et c'est pour ça aussi que j'ai appris le géorgien à mes enfants et qu'ils sont aussi très heureux d'y aller à chaque fois. C'est un sentiment aussi de protection. Je pense que lorsqu'on a une culture mixte, où la maman vient d'un petit pays comme ça, on a toujours envie de protéger, et ça, je le ressens très fortement envers mes enfants.
Jouer les œuvres russes et travailler avec les artistes russes dans une Europe en guerre
Je pense qu'avec une connaissance politique, géographique, historique, on apprendra très vite qu'il ne faut pas punir les grands artistes, les compositeurs, les écrivains comme Tchaïkovski, Tchekhov ou Tolstoï, Chostakovitch, Prokofiev, Rachmaninov... Ce sont des personnalités qui étaient, elles-mêmes, des victimes du système totalitaire. Ils n'ont rien à voir avec la situation d'aujourd'hui et ils ont créé des œuvres magnifiques, on a beaucoup de chance d'avoir tout ça dans notre culture. Après, il faut se poser la question "Comment ça se passe aujourd'hui ?", Comment ça se passe avec des gens... Disons des profiteurs du système. Et il y en a beaucoup aujourd'hui, non seulement dans le monde de la musique, en Russie, mais aussi ailleurs, comme la politique dans l'Ouest. Donc, je pense, que pour des gens qui ont vraiment profité du système de Poutine, du système européen, alors qu'ils sont à l'opposé, ça, ce sont des gens à qui on devrait poser des questions aujourd'hui, pas à Tchaïkovski.
Les artistes russes devraient-ils s’exprimer davantage ?
Dans la situation dans laquelle on est aujourd'hui, deux ans et demi de guerre, il y a tous les jours des morts en Ukraine et mon pays aussi est menacé, comme beaucoup d'autres pays de l'Europe de l'Est. Je pense qu'il faut être un peu plus clair avec les choix que l'on fait.
Jouer sur scène avec son mari, est-ce plus ou moins facile qu’avec un musicien ?
Quand on est dans la musique avec n'importe qui, on est dans la musique, et on est des collègues, on est des amis, des gens très proches. Mais ce n’est pas difficile de faire la séparation entre la vie privée et la vie sur scène, heureusement. Je suis très inspiré par le talent musical de François. Ça a toujours été pour moi quelqu'un de sans limite dans la musique. Aujourd'hui, il est évidemment soliste, hautboïste, chef d'orchestre, musicien de musique de chambre, il a joué dans de grands orchestres. Il est enseignant aussi, il enseigne au Conservatoire supérieur de Munich. Donc pour moi, c'est quelqu'un avec qui je peux échanger beaucoup d'idées. Et d'ailleurs, j'ai toujours trouvé ça intéressant qu'il ne soit pas violoniste parce que depuis que je le connais, je vois la musique d'un côté différent et plus satisfaisant, parce que le violon est un instrument tellement difficile et technique que lorsqu'on parle seulement avec des violonistes, on reste toujours sur l'instrument, alors qu'avec lui, c'est très très large comme discussions, c'est extrêmement vivant. J'ai joué aussi avec lui, lui comme chef d'orchestre. Je trouve ça absolument fantastique comme expérience, parce que comme il travaille avec l'orchestre, c'est très frais. Et donc, à chaque fois qu'on joue ensemble, en fait, on ne le fait pas souvent, mais quand c'est le cas, c'est vraiment la fête.
La France et sa culture pour vous
Les premiers livres que j'ai lus, c'était des livres d'Alexandre Dumas, donc j'avais déjà l'impression d'avoir été en France quand j'avais 8/9 ans. Évidemment, la culture française m'est très chère. Parce que parce que mes enfants sont français, ils sont français et géorgiens, mais ils ont été à l'école française en
Allemagne et c'est pour ça que c'est très proche de moi, toute la famille autour de mon mari et tout ça, donc je me sens très à l'aise. Et je trouve aussi que la mentalité géorgienne et française sont très proches. Donc je suis très heureuse quand je suis ici et surtout en ce moment, d'être artiste associée avec l'Orchestre de Paris qui est quand même l'orchestre symbolique de ce pays. Ça me rapprochera aussi de ce pays magnifique.
Et la musique française ?
Moi, je dirais Ernest Chausson, "Poème". Je l'ai déjà joué d'ailleurs dans cette salle une fois, c'est une œuvre que j'adore. C'est vraiment une déclaration d'amour de la meilleure des façons.
Peut-on encore jouer Bach sur violon moderne ?
Je pense qu'on a évolué dans le temps et on joue pour le public. Aujourd'hui, dans les salles qui ont été faites il n'y a pas longtemps, et je pense que c'est assez logique qu'on joue sur des instruments modernes. Après, le phrasé, la sonorité, tout ça, il faut avoir la connaissance de la manière dont Bach ou les autres compositeurs baroques ont voulu transmettre cette musique, mais moi je trouve que c'est complètement normal qu'on modernise un petit peu. Je pense qu'il faut que ça soit quelque chose qu'on aime bien nous-même. Alors moi, je n’ai pas beaucoup appris à jouer de la musique baroque sur des instruments historiques, donc c'est pour ça, que pour moi c'est quelque chose que je visualise et que j'entends dans ma tête mais sur l'instrument que je joue. Oui, Harnoncourt, j'écoutais beaucoup, il était vraiment presque obsédé. Et cette obsession "positive" donne tellement d'énergie à la musique. C'est incroyable, il était vraiment exceptionnel.
Votre passion pour la musique contemporaine, comment choisissez-vous les œuvres et compositeurs ?
Il faut essayer. C'est comme ça que les grands œuvres se créent, parce qu'il faut d'abord soutenir les compositeurs et la musique, la création, le futur, tout ça. Et pour le hautbois et le violon, de toute façon, il y a très peu d'œuvres. Je pense que c'est un peu notre responsabilité aussi, à moi et François d'élargir le répertoire. Ce n’est pas facile d'écrire pour ces deux instruments parce que ce sont deux instruments soprano et le hautbois est tellement fort comme instrument. C'est difficile de passer au-dessus quand on joue avec un hautbois, surtout avec François qui a un son énorme et très large, mais il sait aussi jouer très doux, évidemment. Donc j'admire Thierry Escaich qui nous a écrit un concerto inspiré du Concerto de Bach. Il y a toujours le thème du Concerto de Bach qui sort au début de chaque mouvement. Mais évidemment, c'est extrêmement complexe et intéressant. Il faut faire les deux, parce que ça, c'est un plaisir incroyable pour moi, en tant que musicien, de jouer cette musique. Et quand j'ai un jour décidé de faire l'album "City Lights", c'était vraiment un moment où je me suis éclatée avec la musique qui était aussi très présente dans mon enfance, la musique de film en général. Et ce sont des souvenirs, ce sont des choses simples qui peuvent être magnifiques et aussi très inspirantes.
Que faut-il faire pour porter la musique au plus grand nombre ?
Je trouve qu'aujourd'hui on ose beaucoup plus, déjà, on offre au public des cadres de concerts qui sont différents que d'ordinaire, et même peut être qu'il y a presque trop de concerts parfois.
Parce que parfois je me dis c'est un petit peu comme dans une ville ou dans une rue où il y a trop de bons restaurants, parce qu'il y a des festivals où on a des grands orchestres tous les soirs et c'est magnifique, mais en même temps, il faut quand même se dire que quand quelque chose est exceptionnel, ça n'est pas là tous les jours. Donc j'aimerais bien que la musique classique reste quand même quelque chose où les gens ont vraiment envie d'aller, qu'il n'y a pas plus de possibilités que l'envie. Comme par exemple dans la musique pop, il y a des stars qui viennent tous les 5 ans et les gens attendent. Il y avait ça un petit peu avant, ça, c'est quelque chose qui me manque un peu aujourd'hui, parce qu'on a beaucoup de tout et c'est beaucoup de chance, évidemment. Mais justement, je pense qu'il manque un peu cette envie d'attendre le moment où on a vraiment envie d'aller écouter cet artiste ou cet orchestre qui vient juste une fois par an.
Que représente pour vous l’Orchestre de Paris ?
Je me souviens, la première fois que je jouais avec l'Orchestre de Paris c'était il y a assez longtemps. C'était la semaine où Paavo Jarvi était annoncé comme chef principal et je ne savais pas que c'était une semaine si importante. Et on a fait le Concerto de Sibelius, je me souviens. Et puis j'étais juste venue une ou deux fois auparavant. Je n'avais pas été beaucoup ici. L'Orchestre a beaucoup changé je trouve, comme ailleurs aussi, je trouve qu'aujourd'hui, il y a beaucoup de grands orchestres qui changent parce qu'il y a une nouvelle génération qui arrive. Ça devient de plus en plus international. Évidemment, maintenant, il y a un nouveau chef, Klaus Mäkelä, qui est vraiment l'un des plus grands talents au monde aujourd'hui. Donc je redécouvre un petit peu l'Orchestre à nouveau et c'est un moment magnifique.
Quelles sont vos premières impressions concernant l’orchestre cette saison ?
Je trouve qu'il y a beaucoup d'échanges entre les musiciens. J'ai toujours trouvé que dans les vents, il y avait des musiciens magnifiques au sein de l'Orchestre de Paris. Et comme je viens de dire, c'est aussi le moment de découvrir des jeunes dans l'Orchestre qui sont aussi là pour donner une nouvelle énergie, avec un son très rond qui est certainement aussi lié à l'acoustique fabuleuse qu'il y a ici. Je trouve qu'une acoustique dans la salle apprend aussi beaucoup à l'orchestre, aux musiciens en général, et je pense qu'une belle salle rend les musiciens meilleurs. Pour moi, la Philharmonie de Paris, c'est vraiment l'une des plus belles salles au monde. Je pense que d'avoir déjà joué pratiquement dans toutes les belles salles, pour moi celle de la Philharmonie de Paris est exceptionnelle parce que, non seulement elle est très belle, mais aussi la sonorité de l'acoustique est tellement riche et parfaite. Et en plus on a le sentiment que ce n'est pas une salle trop grande quand on est sur scène parce qu'on est entouré par le public. Je pense que c'est vraiment un grand cadeau pour la ville. J'espère que non seulement les gens qui aiment la musique apprécient, mais aussi les gens qui n'ont peut-être pas trop de contact avec la musique classique, mais c'est vraiment clair, ça a été fait pour plusieurs générations et c'est vraiment une grande œuvre d'art. La première fois que j'ai joué avec Klaus, c'était avec l'Orchestre Philharmonique de Munich, il y a deux ans, on a fait le concerto de Chostakovitch ensemble. Vous savez, j'ai l'impression de le connaître depuis toujours parce que j'avais 16 ans quand j'ai gagné un prix en Finlande, le prix du concours Sibelius. Donc je me sens déjà très proche des musiciens en Finlande. Et ce qui m'étonne chez lui, en dehors de son énorme talent musical, ce sont ses qualités humaines, Le curiosité, l'intérêt de savoir ce qui se passe autour de lui, la gentillesse, la générosité aussi, la communication qu'il a avec les musiciens de l'orchestre, mais aussi avec des collègues. À cet âge-là, c'est vraiment étonnant. Évidemment, la musicalité, en fait, il est la musique, il porte la musique en lui et c'est vraiment, je pense pour le public aussi, une expérience unique parce qu'il a une telle énergie. Aujourd'hui on a la chance d'avoir de jeunes chefs d'orchestre, parce qu'avant on avait plus l'habitude de voir sur scène des chefs avec beaucoup d'expérience, qui ont un certain âge et tout ça. Je trouve ce qui se passe aujourd'hui dans la musique magnifique parce qu'il y a de plus en plus de diversité dans le talent des jeunes, et Klaus représente ça comme personne d'autre.