Dire la musique. Parole d’artiste. Un podcast de la Philharmonie de Paris. Ivry Gitlis. Un siècle de musique. Propos enregistrés en décembre 2018.
Cela fait 90 ans que je joue de la musique. Il y a 20 ans, j’ai essayé de cacher mon âge. Mais c’est difficile de rattraper l’effet des années.
C’est quand même curieux, mais je voulais un violon à 4 ans. Je ne sais pas pourquoi. Est-ce que j’avais vu un violon ? Je n’en sais rien mais j’en voulais un. Nous n’étions pas riches, c’est le moins qu’on puisse dire. Pour mon cinquième anniversaire, des amis, des cousins et cousines, des tantes, des oncles, tous se sont cotisés pour acheter un violon. Je n’ai vraiment commencé à travailler et jouer du violon vers l’âge de 6 ans. Je ne sais pas ce qui s’est passé cette année, une sorte de traversée du Styx. Entre 5 et 6 ans, je ne me rappelle pas exactement. On m’a mis le violon dans les mains et j’ai commencé à jouer.
J’observe souvent les musiciens de rue, il y a souvent des violonistes. Certes, ils ne sont pas tous des Paganini ou des Kreisler. Mais ils sont aussi près de l’instrument qu’on pourrait l’être si on n’était pas encore violoniste, qu’on prenait un violon et qu’on le jouait. Alors qu’est ce qui fait que tu prennes l’archet d’une certaine manière ? Que tu places le violon à un certain endroit ? Comment tu tiens la main, l’archet ? J’apprends en regardant ces gens, leur approche naturelle dans la tenue de l’archet. Parce qu’évidemment les professeurs disent : « il faut tenir l’archet comme ça ». Mais en fait si je te prends la main, je te prends simplement la main. On ne va pas dire qu’il faut prendre la main comme ci ou comme ça. Et oui. Tu prends l’archet et tu prends le violon.
Il y a quatre cordes. C’est un mystère total. Je ne sais pas qui a inventé cette espèce de cacophonie, de monstruosité dans un sens. C’est une chose complètement loufoque. On a une espèce de forme, un morceau de bois noir au-dessus, deux trous en forme de « f »… pourquoi le « f » ? Dans quelle langue ? C’est complétement loufoque ! Il n’y a rien de logique quelque part. Alors justement, s’il n’y a pas de logique dans cela, pourquoi on se rassure avec des formes, des préjugés, des dogmes ? Avec des « ça c’est beau et ça ce n’est pas beau ». Je ne sais pas. En vérité, la musique devrait être comme lorsqu’un enfant de 3 ans prend un violon et commence à jouer… c’est ça la musique !
Je ne suis pas un messager. Mais peut-être que quelque chose d’autre m’a utilisé comme instrument, pour passer quelque chose dont je ne connais exactement ni le début ni la fin. Je préfère dans un sens que ça soit comme ça. Qu’est-ce que ça veut dire : « on est là pour faire un message » ? C’est un peu prétentieux. Et je viens d’un peuple où il y avait des prophètes, mais ils prophétisaient des choses qu’ils ne savaient pas. Ils ne savaient pas qu’ils étaient prophètes peut-être. Je ne sais pas si Beethoven savait qu’il était Beethoven. Je crois qu’à un moment ou à un autre, il a dû le savoir, il a dû souffrir, il a eu une vie terrible dans un sens, il a eu des moments extraordinaires évidemment.
Mais quand on pense à cette petite merveille qui s’appelait Wolfgang Amadeus Mozart, le seul équivalent au XXe siècle, dans la même universalité, c’était Yehudi Menuhin, qui était l’« enfant prodige » du siècle, et qui finalement a payé cher, de sa vie. J’ai connu Yehudi, et même bien. Oui, vraiment, on était amis. Un jour je me suis trouvé tout seul avec lui par hasard, dans sa cabine – c’était lors d’une croisière musicale –, il était en train de sortir un violon et il me disait : « Ah Ivry, à quel point je t’envie, toi. » Je ne me rappelle pas exactement les mots, mais il pensait que moi j’étais très libre alors que lui, depuis son enfance, il a été Yehudi Menuhin. En plus, on l’appelait Yehudi ; en hébreu, ça veut dire « juif ». C’est extraordinaire. Ses parents l’ont appelé Yehudi. Ce n’est pas un nom qu’on donne communément !
Ivry, en vérité, ça veut dire « hébreu », aussi. Mais c’est moi qui me suis donné ce nom-là pendant la guerre, parce qu’on était en Angleterre, on attendait les Allemands. Je m’appelais Yitzhak-Meir, Yitzhak c’est « Isaac ». Yitzhak était le fils d’Abraham dans la Bible. Alors, je m’appelle Yitzhak. Ça veut dire « celui-qui-va-rire ». Parce qu’à sa mère, Sarah, la femme d’Abraham, un ange est venue lui dire, alors qu’elle avait 90 ans : « Écoute Sarah, tu vas avoir un bébé ». Elle lui a répondu : « tu te fous de ma gueule ! ». Elle a rigolé, elle a éclaté de rire. Puis, elle a eu le bébé et elle l’a appelé, Yitzhak, « celui-qui-va-rire ».
Alors, je m’appelais Isaac et tout le monde m’avertissait que si les Allemands arrivaient et me demandaient mon prénom, si je répondais « Isaac », ils allaient me tuer tout de suite. Alors, j’ai dit que je ne baisserais jamais ma tête face à ces bandits. Un jour, j’étais dans la plus petite chambre de la maison – et c’est là qu’on pense le plus peut-être –, et je pensais que si je changeais, il faudrait que ce soit les mêmes initiales et un nom hébreu. Et j’ai trouvé Ivry. Ivry, ça veut dire « hébreu ». En plus de ça, nous avions été forcés de quitter Paris deux jours avant l’arrivée des Allemands. Nous sommes allés d’abord à Saint-Jean-de-Luz parce que Jacques Thibaud nous avais demandé de venir, mais les Allemands nous ont tellement aimés qu’ils sont venus après nous. Et finalement, on a quitté Bayonne avec le dernier bateau pour aller en Angleterre, il faisait un temps absolument extraordinaire. Les Allemands appelaient ça « Hitler Wetter ». C’était le « temps de Hitler », parce qu’il faisait beau. Et en plus, il y a une ville à côté de Paris qui s’appelle Ivry-sur-Seine. D’ailleurs, j’ai toujours voulu savoir d’où vient ce nom. Il y a Villejuif et Ivry à côté. Pour moi, c’était une manière d’exprimer ma tristesse de devoir quitter Paris, cette ville qui est tombée comme un château de cartes. Alors je me suis appelé Ivry aussi.
Après la guerre
Avant la guerre, je suis venu à Paris à l’âge de 13 ans et demi. C’était au début des années 1930, vers 1934. Et on a quitté Paris en juin 1940, c’est-à-dire juste après l’invasion. Et on a quitté avec le dernier bateau. J’ai connu Paris en tant qu’enfant plus ou moins. La première fois que je suis revenu à Paris, c’est drôle, c’était peu de temps après la guerre, c’est très curieux. J’y pense souvent, l’image, le sentiment. Il y avait, je crois, le premier concours Jacques-Thibaud en 1946 ou 1947. Et je voulais y participer. Je ne sais pas pourquoi, mais c’était une excuse pour aller à Paris. Je ne sais pas ce qui s’est passé. En fait, je ne suis pas sûr que j’y ai participé vraiment. En fait, non, j’y ai participé plus tard. C’est comme si on venait, mais étant fantôme soi-même, tu es là, mais tu n’es pas vraiment toi. Tu es une image de quelque chose qui pourrait être toi. Un fantôme. Et c’est comme ça que j’ai retrouvé Paris, la première fois. Il faisait assez froid déjà, c’était en octobre. C’était des gens de la famille de Thibaud qui m’ont hébergé. Une impression très étrange. Je ne peux pas décrire. C’était comme revenir dans un endroit fantomatique. J’ai passé la plus grande partie de ma vie à Paris, finalement. Venant d’un peuple qui est parti il y a deux mille ans, puis qui a continué à exister sans terre sous ses pieds. Et moi je suis né dans cette terre d’Israël, j’étais exilé. Par les circonstances des choses, je suis venu étudier ici, puis la guerre est arrivée, puis on ne pouvait pas rentrer, et c’est peut-être aussi bien comme ça. En vérité, on appelle cela en hébreu « Guilgoulim », comme si tu tombais d’une colline, tu dégringolais.
Je n’oublie jamais cette scène du général de Gaulle, qui me donne des frissons dans le dos. Vraiment. Il revient à Paris et dit « Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! mais Paris libéré ! ». Ça me fait des frissons dans le dos.
La jeunesse
Je pense que lorsque Martha Argerich arrive sur scène, c’est l’enfant en elle qui ne vieillira jamais. Aujourd’hui, évidemment, la technologie fait que même quand on n’est plus là, il y a des disques, il y a des vidéos, etc. Mais ce n’est pas la même chose. Évidemment. Et ce n’est tellement pas la même chose que, malheureusement, c’est devenu la même chose et que les gens pensent qu’ils n’ont pas besoin d’aller quelquefois en concert. Qu’il suffit d’avoir la vidéo à la maison et le disque. Mais ce n’est pas la même chose. Parce que lorsque tu écoutes un disque, tu peux l’entendre cent fois, toi tu peux changer en écoutant, mais le disque, non. Alors évidemment, c’est intéressant dans le fait que tu peux l’entendre différemment chaque fois, ça c’est possible. Mais dans une exécution vive, en live – d’ailleurs « live » veut dire « vivant » –, ça veut dire qu’il y a tous les risques, il peut y avoir des accidents.
Dans ma longue vie, j’ai eu la chance, oui, d’entendre des artistes extraordinaires. J’ai eu une mère qui était assez intelligente et sensible et qui m’emmenait écouter des artistes : Kreisler, Casals, Thibaud, Rubinstein, Cortot, qui a mal tourné plus tard, mais enfin bon. Et Horowitz. Et je me rappelle très bien la première fois que j’ai entendu Horowitz. En fait, j’étais plutôt déçu, j’étais assez jeune d’ailleurs. Bon, il était un formidable pianiste, et je l’ai beaucoup aimé plus tard. Mais j’étais déçu parce que je ne sais pas, c’était trop… mais il était formidable !.. Son phrasé... Le phrasé de ces artistes-là n’était pas appris. C’est peut-être leur professeur qui ont appris quelque chose d’eux. J’ai eu la chance d’écouter et de travailler avec quelques artistes formidables, j’ai travaillé – je ne sais pas pourquoi on dit ça : « travailler » –, j’ai vécu quelque chose avec des artistes comme Jacques Thibaud avec qui j’ai passé l’été à Saint-Jean-de-Luz. Jacques Thibaud y avait une villa, la « villa Zortzico », et j’arrivais à la leçon autour de 11 heures du matin et on attendait le maître. Le maître arrivait avec une robe de chambre, un peu dépenaillée, et un petit bout de cigarette qui lui pendait de la bouche et peut-être une petite odeur de whisky. Et oui, c’est normal. Et la leçon : quelquefois, il prenait son violon et il jouait avec quelque chose comme ça, juste une phrase, un petit parlando. Les gens parlaient avec le violon, ce n’était pas de la mécanique. Ce n’était pas de la mécanique ! C’était de la mécanique du cœur...