Cela fait 90 ans que je joue de la musique. Il y a 20 ans, j’ai essayé de cacher mon âge. Mais il est difficile de rattraper l’effet des années.
C’est quand même curieux, mais je voulais un violon à 4 ans. Je ne sais pas pourquoi. Est-ce que j’avais vu un violon ? Je n’en sais rien, mais j’en voulais un. Nous n’étions pas riches, c’est le moins que l’on puisse dire. Pour mon cinquième anniversaire, des amis, des cousins et cousines, des tantes et des oncles s’étaient cotisés pour m’acheter un violon. Je n’ai vraiment commencé à travailler et à jouer du violon que vers l’âge de 6 ans. Je ne sais pas ce qui s’est passé cette année-là, une sorte de traversée du Styx. Entre 5 et 6 ans, je n’ai pas de souvenirs précis. On m’a mis le violon dans les mains et j’ai commencé à jouer.
J’observe souvent les musiciens de rue et ce sont souvent des violonistes. Certes, ils ne sont pas tous des Paganini ou des Kreisler. Mais ils sont aussi proche de l’instrument qu’on peut l’être si on n’est pas encore violoniste, si on prend un violon et qu’on en joue. Alors qu’est-ce qui fait que tu prends l’archet d’une certaine manière ? Que tu places le violon à un certain endroit ? Comment tiens-tu l’archet ? J’apprends en regardant ces gens, leur approche naturelle dans la tenue de l’archet. Évidemment, les professeurs disent : « Il faut tenir l’archet comme ça. » Mais en fait, si je te prends la main je te prends simplement la main. On ne va pas dire qu’il faut prendre la main comme ci ou comme ça. Eh oui ! Tu prends l’archet et tu prends le violon.
Il y a quatre cordes. C’est un mystère total. Je ne sais pas qui a inventé cette espèce de cacophonie, de monstruosité dans un sens. C’est une chose complètement loufoque. On a une sorte de forme, un morceau de bois noir au-dessus, deux trous en forme de « f »… Pourquoi le « f » ? Dans quelle langue ? C’est complètement loufoque ! Il n’y a rien de logique là-dedans. Alors justement, s’il n’y a pas de logique, pourquoi se rassure-t-on avec des formes, des préjugés, des dogmes ? Avec des « ça c’est beau et ça ce n’est pas beau ». Je ne sais pas. En vérité, la musique devrait être comme lorsqu’un enfant de 3 ans prend un violon et commence à jouer… C’est ça la musique !
Je ne suis pas un messager. Mais peut-être qu’un je-ne-sais-quoi m’a utilisé comme instrument, pour passer quelque chose dont je ne connais ni exactement le début ni la fin. Je préfère, dans un sens, que ça soit comme ça. Qu’est-ce que veut dire « on est là pour faire passer un message » ? C’est un peu prétentieux. Je viens d’un peuple où il y avait des prophètes, mais ils prophétisaient des choses qu’ils ne savaient pas. Ils ne savaient peut-être pas qu’ils étaient prophètes. Je ne sais pas si Beethoven savait qu’il était Beethoven. Je crois qu’à un moment ou à un autre il a dû le savoir, il a dû souffrir. Il a eu une vie terrible dans un sens, même s’il a eu des moments extraordinaires évidemment.
Mais quand on pense à cette petite merveille qui s’appelait Wolfgang Amadeus Mozart, le seul équivalent au XXe siècle, dans la même universalité, c’était Yehudi Menuhin, qui était l’« enfant prodige » du siècle et qui finalement a payé cher de sa vie. J’ai connu Yehudi, et même bien. Oui, vraiment, on était amis. Un jour, je me suis trouvé seul avec lui par hasard, dans sa cabine – c’était lors d’une croisière musicale. Il était en train de sortir un violon et il me disait : « Ah Ivry, à quel point je t’envie, toi ! » Je ne me rappelle pas exactement les mots, mais il pensait que j’étais très libre alors que lui, depuis son enfance, il a été Yehudi Menuhin. En plus, on l’appelait Yehudi et, en hébreu, ça veut dire « juif ». C’est extraordinaire ! Ses parents l’ont appelé Yehudi. Ce n’est pas un nom qu’on donne communément !
Ivry, en vérité, ça veut dire « hébreu » aussi. Mais c’est moi qui me suis donné ce nom-là pendant la guerre. On était en Angleterre et on attendait les Allemands. Je m’appelais Yitzhak-Meir, Yitzhak c’est « Isaac ». Yitzhak est le fils d’Abraham dans la Bible. Alors, je m’appelle Yitzhak. Ça veut dire « celui-qui-va-rire ». Parce qu’un ange est venu dire à sa mère, Sarah, la femme d’Abraham, alors qu’elle avait 90 ans : « Écoute Sarah, tu vas avoir un bébé. » Elle lui a répondu : « Tu te fous de ma gueule ! » Elle a rigolé, elle a éclaté de rire. Puis, elle a eu le bébé et l’a appelé Yitzhak, « celui-qui-va-rire ».
Alors, je m’appelais Isaac et tout le monde m’avertissait que si les Allemands arrivaient et me demandaient mon prénom, si je répondais « Isaac » ils allaient me tuer tout de suite. Alors, j’ai dit que je ne baisserais jamais ma tête face à ces bandits. Un jour, j’étais dans la plus petite chambre de la maison – et c’est là qu’on pense le plus peut-être –, et je pensais que si je changeais, il faudrait que ce soit les mêmes initiales et un nom hébreu. Et j’ai trouvé Ivry. Ivry, ça veut dire « hébreu ». En plus de ça, nous avions été forcés de quitter Paris deux jours avant l’arrivée des Allemands. Nous sommes d’abord allés à Saint-Jean-de-Luz parce que Jacques Thibaud nous avait demandé de venir, mais les Allemands nous ont tellement aimés qu’ils sont arrivés après nous. Finalement, on a quitté Bayonne avec le dernier bateau pour aller en Angleterre, il faisait un temps absolument extraordinaire. Les Allemands appelaient ça « Hitler Wetter ». C’était le « temps de Hitler », parce qu’il faisait beau. Aussi, il y a une ville à côté de Paris qui s’appelle Ivry-sur-Seine. D’ailleurs, j’ai toujours voulu savoir d’où vient ce nom. Il y a Villejuif et Ivry à côté. Pour moi, c’était une manière d’exprimer ma tristesse de devoir quitter Paris, cette ville qui est tombée comme un château de cartes. Alors je me suis appelé Ivry.
Après la guerre
Avant la guerre, je suis arrivé à Paris à l’âge de 13 ans et demi. C’était au début des années 1930, vers 1934. On a quitté Paris en juin 1940, c’est-à-dire juste après l’invasion, avec le dernier bateau. J’ai connu Paris en tant qu’enfant plus ou moins. La première fois que je suis revenu à Paris, c’est drôle, c’était peu de temps après la guerre. C’est très curieux. J’y pense souvent, l’image, le sentiment. Il y avait, je crois, le premier concours Jacques-Thibaud en 1946 ou 1947, et je voulais y participer. Je ne sais pas pourquoi, mais c’était une excuse pour aller à Paris. Je ne sais pas ce qui s’est passé. En fait, je ne suis pas sûr d’y avoir vraiment participé. En fait, non, j’y ai participé plus tard. C’est comme si on venait, mais étant fantôme soi-même. Tu es là, mais tu n’es pas vraiment toi. Tu es une image de quelque chose qui pourrait être toi. Un fantôme. Et c’est comme ça que j’ai retrouvé Paris la première fois. Il faisait assez froid déjà, c’était en octobre. C’est des gens de la famille de Thibaud qui m’ont hébergé. Une impression très étrange. Je ne peux pas décrire. C’était comme revenir dans un endroit fantomatique. J’ai passé la plus grande partie de ma vie à Paris finalement. Venant d’un peuple qui est parti il y a deux mille ans, puis qui a continué à exister sans terre sous ses pieds. Et moi je suis né sur cette terre d’Israël, j’étais exilé. Par la force des choses, je suis venu étudier ici, puis la guerre est arrivée et on ne pouvait pas rentrer. C’est peut-être aussi bien comme ça. En vérité, on appelle cela en hébreu « Guilgoulim », comme si tu tombais d’une colline, que tu dégringolais.
Je n’oublie jamais cette scène du général de Gaulle, qui me donne des frissons dans le dos. Vraiment. Il revient à Paris et dit : « Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! Mais Paris libéré ! » Ça me fait des frissons dans le dos.
La jeunesse
Je pense que lorsque Martha Argerich arrive sur scène, c’est l’enfant en elle qui ne vieillira jamais. Aujourd’hui, évidemment, la technologie fait que même quand on n’est plus là, il y a des disques, des vidéos, etc. Mais ce n’est pas la même chose. Et ce n’est tellement pas la même chose que, malheureusement, c’est devenu la même chose et que les gens pensent qu’ils n’ont pas besoin d’aller aux concerts, qu’il suffit d’avoir la vidéo à la maison et le disque. Mais ce n’est pas la même chose. Parce que lorsque tu écoutes un disque, tu peux l’entendre cent fois, toi tu peux changer en écoutant, mais le disque non. Alors évidemment, c’est intéressant dans le fait que tu peux l’entendre différemment chaque fois, ça c’est possible. Mais dans une exécution vive, en live – d’ailleurs « live » veut dire « vivant » –, il y a tous les risques, il peut y avoir des accidents.
Dans ma longue vie, j’ai eu la chance d’entendre des artistes extraordinaires. J’ai eu une mère qui était assez intelligente et sensible et qui m’emmenait écouter des artistes : Kreisler, Casals, Thibaud, Rubinstein, Cortot – qui a mal tourné plus tard. Et Horowitz. Je me rappelle très bien la première fois que j’ai entendu Horowitz, j’étais plutôt déçu. J’étais assez jeune d’ailleurs. Bon, il était un formidable pianiste et je l’ai beaucoup aimé plus tard. Mais j’étais déçu parce que… je ne sais pas. C’était trop… mais il était formidable ! Son phrasé… Le phrasé de ces artistes-là n’était pas appris. Ce sont peut-être leurs professeurs qui ont appris quelque chose d’eux. J’ai eu la chance d’écouter et de travailler avec quelques artistes formidables. J’ai travaillé – je ne sais pas pourquoi on dit ça « travailler » –, j’ai vécu quelque chose avec des artistes comme Jacques Thibaud avec qui j’ai passé l’été à Saint-Jean-de-Luz. Jacques Thibaud avait une villa, la « Villa Zortziko ». J’arrivais à la leçon autour de 11 heures du matin et on attendait le maître. Le maître arrivait avec une robe de chambre un peu dépenaillée, un petit bout de cigarette qui lui pendait de la bouche et peut-être une petite odeur de whisky. Eh oui, c’est normal. Et la leçon : quelquefois, il prenait son violon et il jouait quelque chose comme ça, juste une phrase, un petit parlando. Les gens parlaient avec le violon, ce n’était pas de la mécanique. Ce n’était pas de la mécanique ! C’était de la mécanique du cœur…