Rituel
Program
Stravinski et Bartók constituent deux étapes menant à Boulez, centre de gravité du spectacle conçu par Esa-Pekka Salonen et Benjamin Millepied. Rituel in memoriam Bruno Maderna réunit en effet les familles instrumentales de l’Octuor (les vents) et de la Musique pour cordes, percussion et célesta. Mais il les assemble pour mieux les disperser : après la configuration frontale de Stravinski et la répartition des cordes en deux groupes chez Bartók, Boulez fait éclater l’organisation traditionnelle de l’orchestre qu’il divise en huit groupes aux effectifs croissants : 1. un hautbois – 2. deux clarinettes – 3. trois flûtes – 4. quatre violons – 5. un quintette à vent – 6. un sextuor à cordes – 7. un septuor de bois – 8. quatorze cuivres. Il adjoint un percussionniste aux sept premiers groupes et deux percussionnistes aux quatorze cuivres afin d’évoquer un « rite funéraire lointainement inspiré des traditions asiatiques » (Esa-Pekka Salonen).
Avec cette « cérémonie imaginaire », Boulez rend hommage à son ami Bruno Maderna, compositeur et chef d’orchestre italien décédé en 1973 à l’âge de cinquante-trois ans. La spatialisation des instruments et le rôle de premier plan des percussions évoquent d’ailleurs Quadrivium, composé par Maderna en 1969. Solennel, incantatoire et méditatif, Rituel se rattache au genre du « tombeau » musical, comme d’autres œuvres de Boulez : Pli selon pli, hommage à Mallarmé dont le dernier mouvement s’inspire du poème Tombeau de Verlaine ; Mémoriale, stèle sonore pour le flûtiste Lawrence Beauregard ; …explosante-fixe…, qui se réfère à Stravinski.
L’ombre de Stravinski plane aussi sur Rituel, car la matrice de l’hommage à Maderna avait été publiée en 1972 par la revue britannique Tempo dans un numéro-hommage à Stravinski, disparu l’année précédente. Le premier solo du hautbois énonce ce matériau (sept notes en valeurs longues), qui innerve aussi …explosante-fixe…, Mémoriale, Anthèmes et Anthèmes 2.
S’il est impossible de déceler à la seule écoute les manipulations dont ces notes font l’objet, la structure générale s’avère en revanche d’une remarquable clarté. L’œuvre est divisée en quinze sections, à la durée croissante (la dernière dure presque la moitié de l’œuvre). Dans un ordre d’idées similaire, le nombre d’instruments augmente lui aussi peu à peu. Un certain nombre d’éléments apparentent les sections impaires d’une part, les sections paires d’autre part. Lancées par un coup de gong, les sections impaires sont constituées d’accords longuement tenus, puis terminés par des notes brèves (parfois une seule note, souvent un groupe ornemental plus fourni). Elles se caractérisent de surcroît par leur tempo très lent et la présence constante des quatorze cuivres, auxquels s’ajoutent progressivement d’autres groupes instrumentaux. Si le chef donne le départ des groupes « avec une extrême liberté, sans aucune régularité », les musiciens terminent toutefois ensemble ; la résonance du tamtam signale ensuite la fin de la section.
Les sections paires, elles, adoptent un tempo modéré et voient également leur effectif augmenter. Seuls le hautbois et son percussionniste (groupe n°1) jouent dans la deuxième section ; ils sont rejoints dans la quatrième section par les deux clarinettes (groupe n°2) et les trois flûtes (groupe n°3). Mais la progression n’est pas totalement régulière, puisque la huitième section se limite aux groupes n° 1 et 2. Mélodiquement, les sections impaires exploitent elles aussi l’association de notes longues et de formules ornementales, mais en inversant le principe des sections paires : ici, les notes tenues sont précédées (et non suivies) d’une ou plusieurs notes brèves. L’une des principales singularités des sections impaires réside dans la non-synchronisation des groupes instrumentaux. Leur décalage est mis en évidence par les percussions qui, dans chaque groupe, marquent la pulsation de façon obsessionnelle.
La quinzième et dernière section, particulièrement développée, se divise en sept sous-sections, qui effectuent le chemin inverse des sept sections impaires précédentes : à partir de cet axe central, les effectifs diminuent ; des silences viennent remplacer les notes tenues, comme pour figurer l’éloignement définitif de l’ami disparu. « Je louerai l’amnésie » : en 1971, Boulez avait clos sur ces mots son article hommage à Stravinski. Dans Rituel comme dans ses autres tombeaux, il atteste néanmoins qu’il n’est pas de création sans mémoire.
Hélène Cao
Stravinski compose son Octuor au début de sa période dite néoclassique, à un moment où il se passionne pour la musique de Mozart. L’œuvre adopte les structures formelles du classicisme viennois, comme la forme sonate pour l’Allegro moderato du premier mouvement, le thème et variations pour le mouvement central, tandis que le finale regarde vers le rondo. Quant à l’effectif instrumental, Stravinski explique, dans Chroniques de ma vie (1935), l’avoir déterminé après l’achèvement du premier mouvement. Plus tard, il racontera que l’œuvre trouverait sa source dans un rêve : « Je me voyais dans une petite pièce entouré d’un petit groupe d’instrumentistes jouant quelque belle musique. Je ne reconnaissais pas la musique – je tendais pourtant l’oreille pour l’entendre – et je ne pus m’en rappeler aucun trait le lendemain ; mais je me souvins de ma curiosité – dans le rêve – touchant le nombre de musiciens. Je me souvins, également, qu’après en avoir compté huit, j’ai regardé à nouveau et vu qu’ils jouaient des bassons, des trompettes, une flûte et une clarinette. Je me réveillai de ce petit concert extrêmement réjoui et impatient, et le lendemain matin commençai à composer mon Octuor, dont je n’avais aucune idée la veille. »
Les timbres instrumentaux rappellent les sonorités des orchestres d’harmonie et des divertimenti de la fin du XVIIIe siècle. Ils favorisent aussi la netteté des lignes et de leurs entrelacements, puisque l’œuvre est constamment fondée sur une écriture contrapuntique (procédant par superposition de lignes mélodiques). « Je considère le contrepoint comme le seul moyen qui permette à l’intention du compositeur de se concentrer sur des questions uniquement musicales », déclare d’ailleurs Stravinski. Les textures n’en sont pas moins d’une grande variété, allégeant la polyphonie au maximum au moyen d’une écriture à deux voix, ou la densifiant avec le fugato de la dernière variation du deuxième mouvement.
La clarté des sonorités va de pair avec la recherche d’une musique épurée, tournant totalement le dos aux effusions romantiques. De surcroît, elle met en évidence les arêtes rythmiques, puisque de nombreux passages se caractérisent par de fréquents changements de mesure, des mesures asymétriques et des superpositions polyrythmiques. Voilà de quoi stimuler l’imagination des danseurs !
Cette partition semble incompatible avec les idéaux de l’avant-garde qui, après la Seconde Guerre mondiale, fustige le néoclassicisme. Mais Pierre Boulez, pourtant du côté des « modernes », exprime une opinion beaucoup plus nuancée : « L’obéissance à une loi aidera à forger un style – voire un style collectif ; rêves d’ordre, et d’ordonnance, après une révolution rapide, parfois chaotique. » De fait, chez Stravinski, la référence à des éléments du passé n’exprime pas une quelconque nostalgie, mais participe d’une recherche de discipline et de contraintes à même de stimuler l’imagination.
Hélène Cao
En 1936, Paul Sacher commande à Béla Bartók une œuvre pour le dixième anniversaire de l’Orchestre de chambre de Bâle dont il est le fondateur. Le chef d’orchestre et mécène suisse stipule l’exclusion des vents, mais permet « d’ajouter un piano ou un clavecin (en quelque sorte comme continuo) ou n’importe quel instrument de percussion ». Béla Bartók songe aussitôt à l’alliage des cordes avec un piano, un célesta, une harpe, un xylophone et des percussions. De cet effectif inédit, il tirera des sonorités inouïes : trilles et trémolos de cordes colorés par le célesta, xylophone accusant la dimension percussive du piano (lequel évoque, par moments, le cymbalum hongrois), glissandos de timbales obtenus par l’action de la pédale, violents pizzicati où la corde claque sur le manche (mode de jeu appelé de nos jours « pizzicato Bartók »). Les cordes sont divisées en deux groupes qui se font face. Dans les mouvements rapides, ces groupes dialoguent, alternent, se superposent, rappelant les sinfonie et canzone polychorales de la fin de la Renaissance.
Contemporaine de la période néoclassique de Stravinski, la Musique pour cordes, percussion et célesta emprunte d’autres éléments aux genres du passé. Son schéma en quatre mouvements lent-vif-lent-vif renoue avec la sonata da chiesa de l’époque baroque. L’Andante tranquillo initial est une fugue, le deuxième mouvement une forme sonate. Le sujet de la fugue possède un statut de thème cyclique, car il est réentendu dans les mouvements suivants (un principe systématisé par César Franck, exploité dans de nombreuses partitions de la fin du XIXe siècle et du début du XXe). Comme le remarque Pierre Boulez, ce thème joue le rôle d’un signal, notamment dans le troisième mouvement à la forme en arche typiquement bartókienne : « L’articulation entre les différentes sections est fournie par les membres de phrase du sujet de fugue dans le premier mouvement, qui ne se mêle autrement pas, de façon organique, au développement de ce troisième mouvement. »
En revanche, les timbres, les contours mélodiques, l’harmonie et le rythme (jouant souvent sur l’asymétrie et les pulsations irrégulières, comme chez Stravinski) s’enracinent dans les musiques populaires d’Europe de l’Est. Après les avoir étudiées de façon scientifique, Bartók s’en est servi pour élaborer un langage éminemment personnel, un « folklore imaginaire » qui n’a rien d’un pastiche, ni d’une stylisation. Dans les deux mouvements rapides de la Musique pour cordes, percussion et célesta, la sève populaire est immédiatement reconnaissable. Elle pénètre aussi les mouvements lents, dont le chromatisme (formé d’intervalles de demi-ton) s’oppose aux deux allegros. La flexibilité métrique de la fugue, où abondent les mesures asymétriques, peut par ailleurs être perçue comme une assimilation de la rythmique de certaines musiques populaires. Boulez souligne ainsi que « Bartók, parti d’une sorte de synthèse entre le dernier Beethoven et le Debussy de la maturité – synthèse des plus curieuses et des plus attachantes –, passe par une phase de recherches tendant à un chromatisme organique, non loin de Berg et de Schönberg ; il parvient par ce chemin à un style tout à fait personnel, point d’équilibre entre musique populaire et musique savante. »
Comme souvent chez le compositeur hongrois, le chromatisme est associé à un climat mystérieux, parfois inquiétant (le troisième mouvement, qui se rattache à la catégorie de ses « musiques nocturnes », a d’ailleurs été utilisé par le réalisateur Stanley Kubrick dans son film Shining). De façon opposée et complémentaire, le diatonisme implique une écriture plus verticale, un ton impétueux, une énergie issue de la danse. Vers la fin du finale, le sujet de la fugue reparaît, mais « transfiguré » : ses intervalles, agrandis, se parent de sonorités lumineuses qui dénouent les tensions, avant l’effervescente conclusion des dernières pages.
Hélène Cao
Benjamin Millepied and his company L.A. Dance Project combine the classicism of ballet with contemporary dance to celebrate a “ritual” with the orchestra based on three seminal scores of musical modernity.
Benjamin Millepied's choreography for Rituel is commissioned by Orchestre de Paris - Philharmonie, the Los Angeles Philharmonic Association, Gustavo Dudamel, Music & Artistic Director, the New York Philharmonic, and L.A. Dance Project.