En remettant sur le devant de la scène la notion du « matrimoine », cette journée d’étude entend présenter une vision nouvelle de la création artistique et musicale. En tant qu’historienne, cela implique-t-il une relecture de l’histoire à nouveaux frais ?
J. Verlaine
Mettre un coup de projecteur sur les créatrices est la condition nécessaire à l’écriture d’une histoire mixte. Il ne s’agit pas tant de « relire » l’histoire que de la « réécrire », en l’enrichissant de points de vue neufs, permettant notamment de poser des questions telles que : « pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? »
C. Bard
L’histoire dont nous héritons est profondément formatée par la domination masculine qui a produit une contestable hiérarchie des valeurs, associée à des mythes : le génie des grands hommes, l’Auteur, avec majuscule… Celle que nous écrivons aujourd’hui tient compte des conditions réelles de production, de création, de réception, et donc des mécanismes d’exclusion et de discrimination.
J. Verlaine
La mise en valeur de créatrices moins connues que leurs homologues masculins est une manière d’enrichir le récit historique et de présenter des itinéraires alternatifs et des carrières différentes, souvent bien plus contraintes, que celles des hommes à la même époque.
L’histoire a trop souvent été écrite pas des hommes, ce qui a contribué à une invisibilisation des femmes. Comment y remédier ? Quelles sont les sources disponibles et exploitables ?
J. Verlaine
Il peut s’agir, soit de réexaminer des sources déjà exploitées en histoire de la musique, en histoire de l’art, en histoire culturelle, en ayant chaussé les lunettes du genre et en étant attentives aux personnes moins visibles – par exemple, ne pas se limiter à évoquer les deux ou trois musiciens devenus célèbres dans une telle promotion du Conservatoire, mais examiner le groupe tout entier et restituer une forme de diversité ; soit de se mettre en quête d’autres sources, moins évidentes ou moins accessibles – écrits intimes, correspondance, documents de travail non (encore !) déposés dans les institutions patrimoniales.
C. Bard
Et puis les découvertes issues de la recherche doivent ensuite être transmises. Ce sont souvent des initiatives militantes qui s’en chargent et donnent l’impulsion. Les Journées du Matrimoine ont ainsi été créées, en 2015, par l’association féministe HF Île-de-France. Des institutions, jusqu’au ministère de la Culture, accompagnent de plus en plus la valorisation des créatrices. On espère que le futur Musée des féminismes sera central dans la transmission.
Dans votre pratique d’historienne, prendre en charge l’héritage du matrimoine implique-t-il de nouvelles pratiques de recherches et de nouvelles méthodes épistémologiques ?
J. Verlaine
Il s’agit d’un principe fort qui guide depuis longtemps une partie des recherches historiques sur les femmes et le genre : l’idée de réduire le fossé existant dans la connaissance historique générale entre la vie des hommes et celle des femmes, et tout particulièrement ici dans le domaine culturel de faire entendre (la musique, la poésie, la parole) et faire voir (la peinture, la sculpture) mieux et plus les créations féminines. Il en va d’un rééquilibrage nécessaire après des occultations multiples et constantes.
C. Bard
La méthodologie historique la plus classique peut être mise au service de découvertes importantes. La révolution n’est pas nécessairement méthodologique. L’angle du matrimoine suppose certainement une plus grande attention à la place du biographique dans l’histoire, à ce qui relève du personnel, de l’intime, de l’autobiographique. Le décodeur des sources doit repérer les stéréotypes de genre qui formatent les discours et les consciences mais aussi identifier les ruses pour y échapper, parfois les efforts pour les combattre ouvertement. Il faut encore et encore lire et écouter les femmes. Pour remédier à la minimisation de leur rôle, produire et utiliser des sources orales est essentiel.
Si penser le matrimoine implique une lecture genrée de l’histoire, comment faire une place à tout un pan de la création féminine, occultée par une lecture trop « masculine » sans verser dans une essentialisation du « regard féminin » ou de la « création féminine » ?
J. Verlaine
En adoptant résolument une approche d’histoire sociale de la création, visant à rendre compte, pour une époque et un groupe donné, des conditions d’exercice d’une activité créative, en montrant notamment l’asymétrie de genre existant dans les obstacles matériels et symboliques, dans le champ des possibles, dans la reconnaissance même comme artiste.
C. Bard
Les théories sur l’écriture féminine ou le female gaze sont discutées : sont-elles nécessairement essentialistes ? Féminin renvoie-t-il nécessairement à femme ? Le réductionnisme est un réel danger, et les actrices de la culture en sont bien conscientes. En tout cas, plus le matrimoine sera connu, plus sa diversité sera reconnue. En témoigne l’expérience pionnière de l’exposition « elles@centrepompidou. Artistes femmes dans la collection du Musée national d’Art moderne ». Beaubourg présenta, en 2009, les œuvres de plus de trois cents artistes femmes de la fin du XIXe et du XXe siècle. Le fait de n’exposer que des femmes fut bien sûr critiqué. Mais ce fut un grand succès public. La diversité intrinsèque de ce que l’on n’appelait pas encore le matrimoine fut reconnue. Et le choix de la non-mixité fut finalement compris comme une stratégie féministe. Rappelons que c’est en réaction à la non-mixité masculine que fut fondée l’Union des femmes peintres et sculpteurs qui décida en 1882 de dédier un salon annuel aux femmes artistes. Il est en tout cas évident que le matrimoine porte souvent des messages féministes.
De manière plus large, quels sont les enjeux de travailler les « archives du féminisme » ? En quoi cela est-il nécessaire pour offrir de nouvelles perspectives de travail mais également de création ?
C. Bard
Les archives des féminismes forment un matrimoine militant : un ensemble inspirant pour écrire une histoire déjà longue, qui a beaucoup à nous apprendre et dont de nombreux pans restent à explorer. C’est une histoire trop souvent réduite à quelques grandes figures. Il faut donc la creuser, la diversifier, la problématiser, mais pour cela, les sources doivent être préservées. C’est la mission que se donne l’association Archives du féminisme, en lien avec plusieurs bibliothèques et centres spécialisés. L’attention portée au matrimoine est désormais plus forte dans les grandes institutions. Un nouveau collectif, Femmes artistes en réseaux (FAR), prend également en charge la documentation sur les femmes artistes des XIXe et XXe siècles. J’invite aussi, pour ma part, à travailler sur les oppositions au féminisme : l’antiféminisme, le masculinisme ont des déclinaisons sur le plan culturel. L’aspiration à valoriser le matrimoine est souvent moquée, vécue comme une imposition politiquement correcte, les arguments anti-matrimoniaux, souvent caricaturaux, cachent une bonne part de misogynie et de mépris pour l’expression culturelle des femmes. Les progrès des dernières années sont perçus par une partie de l’opinion comme une menace mettant en péril la culture classique. Heureusement, j’ai l’impression que l’enthousiasme que soulève la découverte ou la réévaluation de matrimoines négligés l’emporte.