Disciple de Pierre Schaeffer et assistante de Pierre Henry, Éliane Radigue a développé une œuvre originale où confluent la musique concrète, le minimalisme américain et le bouddhisme.
Fascination pour l'éphémère
La musique d'Éliane Radigue est délicate, calme, lente, à la limite de l’immobilité. Elle a pour caractéristiques un son continu et un volume plutôt bas, le silence constituant le point de départ du son. Les pièces sont longues, les développements microscopiques des interactions subtiles entre les phénomènes nécessitant du temps et leur propre rythme. Cette musique nous fait découvrir la vie intérieure du son et nos propres mécanismes de perception auditive.
Contrairement à la musique drone, qui fait également appel au son continu et à la durée tout en demeurant statique, les compositions d’Éliane Radigue sont définies dans le temps et contiennent toujours un développement, aussi minimal et imperceptible soit-il. Cette musique aiguise les sens. Si, au départ, la mélodie, le rythme et le tempo peuvent sembler absents, une écoute attentive permet de se rendre compte que ces paramètres sont en réalité inhérents au son même. Des motifs mélodiques émergent du mouvement des harmoniques, des rythmes se dégagent des interférences et dessinent des motifs polyrythmiques.
Éliane Radigue approche la composition à la manière d’une chercheuse tentant de comprendre « ce que les sons me disent », avec une fascination pour l’éphémère, le transitoire et l’opaque. Elle accepte le son tel qu'il est, avec sa fragilité, ses failles et ses accidents, éléments qui la fascinent tout particulièrement : « C'est comme si le son avait une vie autonome et qu’il fallait la respecter. »
Assistante de Pierre Henry
Née en 1932 à Paris, Éliane Radigue découvre la musique classique par l’entremise de la professeure de piano de son quartier. À l'après-guerre, jeune mère de trois enfants, elle vit à Nice avec son mari, l’artiste Arman. C’est là qu'elle entend à la radio l'Étude aux chemins de fer du compositeur Pierre Schaeffer. Cette expérience lui confirme que les sons du quotidien, tels que les avions qu'elle aime tant écouter, peuvent être qualifiés de musique. Peu après, elle devient stagiaire chez Pierre Schaeffer au Studio d’Essai, berceau de la musique concrète, où elle apprend à travailler avec les outils de la musique électronique. Elle découpe des bandes magnétiques, manipule magnétophones et microphones et participe aux premières tentatives de construire un cadre théorique autour de cette nouvelle forme de création musicale.
Après un hiatus de dix ans pour se consacrer à ses enfants, Éliane Radigue devient l’assistante du compositeur Pierre Henry, ce qui lui permet de disposer d'un studio de musique électronique chez elle, un luxe immense à une époque où l’équipement audio est encombrant et très onéreux. Dès 1969, elle y produit ses premières compositions musicales, pour la plupart à l’aide de feedback. Pour la structure de base de ces pièces — Usral, In Memoriam Ostinato, Labyrinthe Sonore, Σ=a=b=a+b, Ohmnt, Opus 17 et Vice-Versa etc... — plusieurs trames sonores, fixées sur des bandes de longueur différentes, sont superposées et produisent une modification progressive et minimale.
C’est en 1970, lors d’un de ses séjours intermittents aux États-Unis où elle se nourrit d’inspiration et de reconnaissance, qu'elle apprend à travailler avec les synthétiseurs analogiques, notamment le ARP 2500, qui deviendra son instrument de prédilection pendant plus de trente ans, avec lequel, entre 1971 et 2000, elle réalise Chryp-tus, Geelriandre, Ψ 847, Biogenesis, Transmorem-Transmortem, Adnos, Les Chants de Milarepa, Jetsun Mila, La Trilogie de la Mort et L'Île Re-sonante. Plusieurs de ces œuvres semblent guidées par la spiritualité et inspirées par le bouddhisme — que la compositrice ne découvrira cependant qu’après avoir développé son langage musical.
Dans les années 1980 et 1990, à l’heure où la musique électronique devient majoritairement numérique, Éliane Radigue décide de travailler avec des musiciens acoustiques. Deux grands cycles émergent de ces collaborations. Au terme du premier, Naldjorlak, elle a le sentiment qu’un but a été atteint. Le second, Occam Océan, est un projet inachevable : des pièces solo se développent en combinaisons multiples, conférant au projet une allure de machine en mouvement perpétuel.
Abstraction et intuition
Pour ces collaborations, Éliane Radigue a préféré intuitivement la transmission orale à la notation musicale traditionnelle. La collaboration directe et personnelle constitue un élément essentiel de ces compositions, ainsi qu’un moyen de donner à la musique la flexibilité nécessaire pour mûrir, s’adapter et fleurir avec le temps et au sein de différents espaces. Outre les images qu'elle propose comme « partition », Éliane Radigue guide principalement le développement de la composition par le biais d’une écoute très particulière, active et attentive.
Éliane Radigue envisage son travail comme une quête continuelle au sein même du son, à la recherche de la musique qu’elle rêvait d’entendre. C'est donc presque incidemment qu’elle semble avoir pris le contre-pied de plusieurs paradigmes majeurs de la musique classique. L’idée d'une auctorialité fixée sur le papier est remise en question par la transmission orale ; dans sa musique, un haut degré d’abstraction se conjugue avec l'intuition pure ; les concepts de technologie et de nature semblent interchangeables. Éliane Radigue insiste sur l'importance des transitions liées à sa fascination pour les modulations musicales, et sa musique semble constituer une transition constante, affranchie de toute fixité.
La manière dont cette musique a été découverte et saluée au cours des dernières décennies, dans divers domaines musicaux en en dehors, est due à sa facilité d’accès — à condition que l’auditeur se rende disponible. Elle déploie une puissance immédiate et nous renvoie à l’essence de la musique, par l’appréhension directe de la nature du son et de ce qu’il est capable de faire.
Lecture : Julia Eckhardt, Éliane Radigue – Intermediary Spaces / Espaces intermédiaires