Les hasards d'une commande pour le petit écran sont à l'origine d'une période fertile : celle des albums Casanova (1996) et A Short Album About Love (1997).
Auréolé par son succès français mais encore relégué dans les marges de la puissante presse britannique de l’époque, Neil Hannon aborde le successeur de Promenade avec, à l’esprit, l’inconfortable incertitude de son avenir. Son fragile petit empire est-il un mirage appelé à s’évaporer aussitôt ou, au contraire, parviendra-t-il à en élargir encore les frontières ? Dans son carnet de notes de l’époque, il se demande « comment devenir riche et célèbre sans vendre son âme ». Même teintée d’ironie cette question l’obsède, car ses modèles avoués que sont Burt Bacharach, Jimmy Webb ou Serge Gainsbourg ont su, en leurs temps, conjuguer la haute voltige de leurs compositions avec des résultats comptables sonnants et trébuchants. La posture d’artiste maudit et incompris n’a plus la cote, surtout outre-Manche où la pop a retrouvé au cours des années 90 sa dynamique des sixties, en reproduisant peu ou prou les recettes éculées des rivalités tribales et des joutes adolescentes. Il n’a que 25 ans mais se sent un peu vieillot parmi les nouveaux maîtres du jeu que sont Blur, Supergrass ou Oasis.
LA POP EN CINÉMASCOPE
Une proposition vient à point nommé, celle d’écrire un morceau pour le générique de la sitcom Father Ted, appelée à cartonner sur Channel 4 et à lui apporter, sinon richesse et célébrité, au moins une exposition nationale inespérée. À la même époque, son label Setanta décroche également la timbale avec le hit-single « A Girl Like You » du vétéran de la pop écossaise Edwyn Collins, et par un effet collatéral bienvenu Neil se voit accorder des crédits inattendus pour réaliser un nouvel album au diapason de ses ambitions. Comparé aux deux précédents, réalisés avec des bouts de ficelles qui ont l’air de rubans dorés, Casanova embarque plus de cinquante musiciens, essentiellement des cordes, bois et cuivres, pour une croisière grand luxe qui se déplace à travers pas moins de six studios (dont le Studio 2 de Abbey Road, celui des Beatles) au cours du second semestre de l’année 1995. À sa sortie au printemps suivant, l’album procure cette impression d’une grande œuvre en cinémascope qui aurait succédé à deux honorables et séduisants brouillons en Super 8. Sentiment qui ne trompe pas, puisque trois singles parviendront à se hisser dans le Top 30, dont l’imparable « Something for the Weekend » qui grimpe jusqu’à la treizième marche.
En France, l’accueil est encore plus enthousiaste, Hannon se voyant même proposer d’enregistrer une version en français de « Becoming More Like Alfie » en duo avec Valérie Lemercier. L’Eurostar, mis en place en 1994, a facilité les échanges avec le continent et Neil Hannon est un tunnel transmanche à lui tout seul, en témoignent les titres « In & Out of Paris & London » ou encore « The Frog Princess », qui évoque l’idylle du chanteur avec une journaliste française. Le délicat « Songs of Love », d’après le thème musical composé pour Father Ted, donne à considérer autrement qu’en petit orfèvre de série B cet Irlandais qui prouve son endurance à écrire des classiques dignes de ses maîtres tout en évitant de se prendre au sérieux.
Avec « The Dogs & the Horses », l’ombre de Scott Walker (et par effet miroir celle de Jacques Brel) se rapproche de ses épaules étroites, mais il ne tremble pas. Dans sa poursuite d’un bonheur enfin à portée de main, Neil décide de ne pas laisser refroidir son moteur, et dix mois plus tard seulement après Casanova paraît A Short Album About Love, qui démarre par un titre imposant justement baptisé « In Pursuit of Happiness ». Avec une opulente formation assemblée pour l’occasion, il décide cette fois d’enregistrer live, lors des répétitions d’un show au Shepherd’s Bush Empire de Londres, à l’aide d’un studio mobile, ces sept nouvelles chansons qui donnent encore une nouvelle dimension à son art divin du songwriting. Les durs d’oreille auront beau persister à le considérer comme un cousin d’Austin Powers, dont le premier volet des aventures sort sur les écrans la même année, Neil Hannon n’a rien d’un amuseur kitsch et antidaté. Avec « Everybody Knows (Except You) » ou les immenses « Someone » et « Timewatching », il atteint à l’évidence une profondeur et une densité qui n’ont rien en commun avec le retour de l’easy listening qui amuse la galerie à la même époque.
Ce « court album » marque aussi une rupture avec les trois précédents, car c’est désormais Joby Talbot qui est chargé d’en réaliser seul les arrangements, Neil se concentrant sur l’écriture et l’interprétation, et cette vision légèrement extérieure apporte à l’évidence une impétuosité nouvelle aux chansons, accentuée par la prise de son live. De tous les albums de Divine Comedy, ce petit disque de transition est paradoxalement celui qui donne le sentiment que Neil Hannon se laisse porter par l’orchestre, un peu comme Sinatra ou Andy Williams en leurs temps, tout en étant au plus près de sa vérité de compositeur et de mélodiste. Sans doute parce qu’il n’a pas réfléchi à un concept, une imagerie un peu burlesque comme sur les précédents (la pochette le montre à travers une vitre criblée par la pluie), il sort de son personnage pour se mettre en quête d’émotions et de vibrations plus enfouies, plus personnelles, même s’il confessera avoir écrit ces chansons d’une traite, pendant la tournée, quasiment en écriture automatique. Un petit album mais, à bien des égards, un pas de géant pour Hannon.