Avec les albums Absent Friends (2004) et Victory for the Comic Muse (2006), Neil Hannon livre des compositions où le lyrisme des ballades côtoie l'audace des arrangements.
Après la parenthèse Regeneration et ses compromis avec le son de l’époque, Neil Hannon redevient trois ans plus tard l’atemporel dandy de la scène britannique, posant tel Oscar Wilde (cité dans la chanson-titre) sur la pochette de cet Absent Friends que ses admirateurs les plus éclairés considèrent comme son grand œuvre. Il reconnaîtra plus tard avoir été jaloux du talent foudroyant d’un jeune auteur-compositeur-interprète alors en plein essor, l’Américano-Canadien Rufus Wainwright, au point de chercher (et de réussir) avec Absent Friends à culminer sur des sommets voisins. L’ombre de Scott Walker n’est jamais loin non plus, tout comme celle de Ray Davies et du naturalisme mélancolique des Kinks, dont le studio Konk sera d’ailleurs l’un des théâtres de ce retour en majesté. Joby Talbot assure pour la dernière fois les orchestrations plantureuses (la plupart des titres ne reposent que sur les cordes), tandis qu’un nouveau producteur, Guy Massey, formé à l’école de l’excellence Abbey Road, donne l’espace et le relief que réclamaient ces compositions souvent poignantes, logiquement lyriques, mais sans une once d’emphase.
L'APAISEMENT ET L'HARMONIE
Si Neil a tendance à minimiser son génie en prétendant avoir simplement cherché à faire un disque à écouter devant «un feu de cheminée, un verre de sherry à la main et un labrador à ses pieds», Absent Friends est tout sauf un petit exercice maniéré de crooner pop déphasé, mais bien l’aboutissement d’une quête obsessionnelle entamée dix ans plus tôt. S’il s’aventure brièvement sur le terrain inconnu de la country, avec un «Freedom Road» que Johnny Cash aurait tout à fait pu s’approprier au crépuscule de sa carrière, Hannon sort peu de la chamber pop dont il a contribué à rebâtir les cloisons et à redonner leur éclat aux lustres, boiseries et tentures, laissant toutefois sur le seuil son personnage burlesque pour adopter une gravité bienvenue.
Si le titre évoque le deuil, c’est en partie celui de l’insouciance et des extravagances d’hier, compensées sans regret par une plénitude enfin trouvée, en harmonie avec une vie personnelle plus stable et épanouie («Charmed Life», à propos de sa fille). L’écriture en cavalcade est toujours de mise («Absent Friends», «Come Home Billy Bird»), une fausse désinvolture à la Randy Newman commence aussi à infiltrer son style («Sticks & Stones», avec l’accordéon de Yann Tiersen) et l’influence des compositeurs hollywoodiens, notamment Elmer Bernstein («Leaving Today», «The Wreck of the Beautiful»), confère encore un peu plus de profondeur de champ aux orchestrations. La déclinaison des «amitiés» électives ou fictives («My Imaginary Friend», «Our Mutual Friend») donne lieu aux prouesses orchestrales les plus divinement soyeuses de son répertoire, tandis qu’il demeure avec «The Happy Goth», chanson qui jongle entre trois ambiances (ballade, bossa et pop euphorique), le portraitiste le plus fin de son temps.
L'EXTRAVAGANCE ET LA GRÂCE
Embarqué à nouveau avec Guy Massey, mais collaborant cette fois avec un nouvel arrangeur, Andrew Skeet, Neil revient deux ans plus tard avec un nouvel album sensiblement différent, dont le titre, Victory for the Comic Muse, emprunté à E. M. Forster, renvoie à son premier mini LP. Pas de retour toutefois au son indie-rock de l’époque, mais à des compositions dynamiques, portées plus volontiers par les cuivres et les bois que par les cordes, la majorité des titres ayant été enregistrés dans les conditions du live aux studios RAK de Londres. Arrivé sur place avec une vingtaine de chansons, sans direction précise, l’orfèvre irlandais désormais rompu à toutes les acrobaties aura tout loisir d’articuler un disque charmant d’éclectisme et de contrastes, emballé dans une pochette humoristique façon timbres-poste des années 30.
Au démarrage en fanfare où il laisse éclater au grand jour son amour adolescent pour Electric Light Orchestra («To Die A Virgin») et poursuit par deux autres titres tonitruants («Mother Dear» et son galop rythmé au banjo, et le carillonnant «Diva Lady»), Neil fait succéder une paire de ballades parmi les plus vibrantes de son répertoire. De son propre aveu, «A Lady of A Certain Age», d’abord écrit pour Jane Birkin, était une façon pour lui de s’inscrire dans les pas des géants Aznavour et Michel Legrand, quand «The Light of Day» est un autre de ces classiques anachroniques qui auraient pu jaillir chez The Left Banke ou Zombies en 1968. Pour la seule fois dans sa carrière, il fait figurer une reprise sur l’album et non sur une face B, et c’est le feu follet néoromantique de The Associates, «Party Fears Two», revampé en version orchestrale, qui bénéficie de cette exception.
La dernière partie de l’album est tout aussi stimulante, marquée par des pièces montées complexes («Count Grassi’s Passage Over Piedmont», écrit d’après une reproduction d’une peinture, ou encore «Snowball in Negative»), une valse digne d’un bal du gouverneur («The Plough») et l’extravagant «Arthur C. Clarke’s Mysterious World», baptisé d’après une célèbre série TV anglaise des années 80. À 35 ans, parfaitement calé dans son personnage de pop-singer excentrique capable de divertir et d’émouvoir avec la même aisance, Neil Hannon approche ce qui ressemble à une forme de plénitude artistique. Et même s’il ne semble plus faire partie d’aucune compétition, il affirme un peu plus sa présence sereine dans le paysage musical des années 2000.