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Rétrospective The Divine Comedy #1 - Les premières influences

Publié le 27 juin 2022 — par Christophe Conte

— The Divine Comedy - © The Divine Comedy

Avec Liberation (1993) et Promenade (1994), nés du même élan, Neil Hannon impose déjà une voix singulière dans le paysage de la pop britannique.

— Tonight we fly - Live

Malgré son allure d’oisillon tombé du nid, avec sa chevelure canari et sa carrure de serin, Neil Hannon n’est pas né de la dernière pluie pop britannique lorsqu’il publie Liberation, au cours de l’été 1993. «I Was Born Yesterday», l’une des chansons, indique toutefois que le jeune Nord-Irlandais, alors âgé de 23 ans, entend reprendre à zéro The Divine Comedy, aimable trio sans éclat, dont le premier mini-album Fanfare for the Comic Muse ne s’est pas distingué de la masse indie-rock lors de sa sortie en 1990. Comme à l’étroit parmi les guitares fourchues, sa voix a du mal à se déployer, tout comme son style qui apparaît alors un peu confus quand The Stone Roses, The La’s et toute une nouvelle vague de groupes venue du nord de l’Angleterre s’offre les unes des magazines et reçoit l’acclamation du public. Pendant l’enregistrement, seul Sean O’Neill, membre des éminents Undertones qui produit l’album, remarque une ressemblance entre le chant de Hannon et celui d’un grand oublié des hautes altitudes pop des années 60, Scott Walker. Flatté en apparence par cette comparaison, Neil dissimule le fait qu’il n’a jamais entendu parler de Scott, ni de son groupe, The Walker Brothers. Quelques mois plus tard, il achète une compilation regroupant les meilleurs titres des faux frères Walker et de Scott en solo, et le choc est si puissant, tellurique, qu’il reconnaîtra n’avoir rien écouté d’autre au cours des cinq années suivantes. Ces cinq années vont métamorphoser le poussif trio en un palais des merveilles, avec désormais le seul Neil en bâtisseur, inspiré par les grands maîtres en architectures baroques.

UNE POP ORCHESTRALE ET LITTÉRAIRE

Liberation, encore un titre qui traduit cette folle échappée, ne s’est toutefois pas construit sans douleur. Pendant des mois, Neil s’enferme dans une maison de Fivemiletown, petite bourgade de la campagne nord-irlandaise, où il se nourrit frénétiquement de littérature (Anaïs Nin, Fitzgerald, dont une nouvelle de 1920, Bernice Bobs Her Hair, inspirera la chanson du même titre) et de films européens, tandis qu’il compose et écrit avec la même ferveur. «Je savais que cet album allait me sauver lorsque j’aurais les moyens de le faire», dira-t-il plus tard, mais du côté de son label, Setanta, l’objectif est de faire appel à un producteur chevronné, Ian Broudie de The Lightning Seeds.

Les mois passent, Broudie a un agenda rempli à ras bord, et Neil Hannon ronge son frein avec une telle obstination, frustré par l’attente, qu’il emmagasine assez de chansons pour remplir deux albums. Liberation et Promenade naissent ainsi du même élan, et si Ian Broudie ne trouvera jamais le temps de s’y pencher, le miracle finit par se produire dans l’enceinte du studio Fundamental de Londres, où Hannon va s’employer à jouer de la plupart des instruments et s’improviser arrangeur, simplement aidé par un batteur, un joueur de cor et un duo de jeunes musiciennes, une violoniste et une violoncelliste, qui créent en multipliant les pistes l’illusion d’un petit orchestre de chambre. Outre Scott Walker, dont il a peu ou prou adopté le chant de crooner capiteux, Hannon est fasciné par Michael Nyman mais aussi par les musiques de films de John Barry et la «baroque-pop» des années 60, et s’il n’a pas les moyens de se payer un clavecin, instrument roi de cette préciosité recherchée, un orgue Yamaha fera là encore office de faux-semblant. «Death of a Supernaturalist» ou «Your Daddy’s Car» s’en retrouvent embellis d’une irrésistible distinction.

— Three Sisters - Live

Mais cette conversion tardive aux beautés acoustiques ne fait pas oublier que Neil Hannon a grandi au son de la pop synthétique des années 80, celle de The Human League et de New Order, qu’il a digéré à sa façon sur un single, Europop, composé et publié alors qu’il s’imaginait encore en roitelet des dancefloors. Truffé de références littéraires (Tchekhov sur «Three Sisters», William Wordsworth sur «Lucy») dans la veine des Smiths, dont il adopte par moments les guitares incisives, Liberation est un disque charmeur et varié qui ne dévoile toutefois pas encore toute l’amplitude du talent de songwriter de Hannon. Passablement ignoré au Royaume-Uni, où il est vu comme une sorte de trublion exotique peu en phase avec l’ethnocentrisme de la britpop qui commence à émerger, Neil reçoit en revanche un accueil enthousiaste en France –l’amour qu’on lui porte ici ne s’estompera jamais au cours des trente années suivantes–, et ce n’est pas par hasard s’il choisit pour la pochette de Promenade, en 1994, de poser devant la Pyramide du Louvre. Accompagné cette fois par un véritable quatuor à cordes, du souffleur tout-terrain Joby Talbot et gratifié par son label de moyens revus à la hausse après le succès continental de Liberation, Promenade affine encore un peu mieux le profil de cet excentrique, moderne et désuet à la fois, qui égrène les noms de ses écrivains préférés sur «The Booklovers» quand le monde du rock a les yeux rivés sur le grunge –l’ouragan Nirvana est passé par là– et que la techno constitue l’autre domination forte de l’époque. Les sublimes «Geronimo», «When the Lights Go Out All Over Europe» et «Tonight We Fly» (joué depuis en fin de concert pour faire décoller en communion les foules) suffisent à installer durablement cet «outsider» dans le paysage.

Christophe Conte

Journaliste, auteur et documentariste, Christophe Conte a publié plusieurs ouvrages sur la chanson française et le rock (Étienne Daho, Nino Ferrer...) ainsi qu’une « anti-discothèque idéale ». Il a réalisé des documentaires sur David Bowie, François de Roubaix, le glam rock et The Kinks.