Revoir et réentendre le couple György et Márta Kurtág interpréter à quatre mains des extraits de Játékok procure une intense émotion.
On peut se faire une idée de la complicité liant Márta et György Kurtág en les voyant arriver sur scène, lentement, échangeant quelques mots le plus naturellement du monde, comme s’ils étaient chez eux. Pianiste de talent, Márta Kurtág eut, en tant que muse et inspiratrice, une grande influence sur le parcours de son mari. Sa forte présence à ses côtés dans les moments où il joue en solo, ses gestes décidés et son regard intense sont frappants. Les impressions fugaces, les aphorismes énigmatiques qui forment la trame des huit cahiers (à l’époque du concert) de Játékok (« Jeux ») n’ont plus dès lors qu’à éclore comme s’ils naissaient dans l’instant. György Kurtág a dit : « Toute notre vie devient alors un pèlerinage pour récupérer l'enfant qui est en nous. » On ne retrouve nulle part mieux que dans Játékok cette part d’enfance. Le but pédagogique initial des recueils a laissé place à un corpus foncièrement poétique et libre.
Regardons-les jouer Coups-Querelle, une joute pleine d’autorité et d’impatience, caractéristique à la fois de l’esprit ludique de Játékok, de son humour, mais aussi de l’importance du geste chez le compositeur : chacun, à tour de rôle, enfonce les mêmes touches du clavier, Márta finissant par enserrer de ses mains celles de György, en l’« aidant » à jouer, provoquant les rires du public. Après les ombres lancinantes et fuyantes d’Esquisse pour « Hölderlin » vient se poser, avec toute la délicatesse du monde, la sereine Sonatine de la Cantate « Actus tragicus » de Bach. Résonnent ensuite les lunaires Cloches, hommage à Stravinski, immobiles, hors du temps, puis le Choral furieux, et ses traits fantaisistes inattendus. Insaisissable, Hoquetus précède les déflagrations d’Avec les paumes. Souple, comme en apesanteur, Campanule personnifie à merveille ce couple étonnamment serein, vibrant d’une secrète et lumineuse harmonie.
Selon le souhait des deux musiciens, le programme détaillé n’avait été distribué au public qu’à l’issue du concert. Sans doute désiraient-ils ainsi laisser le spectateur déambuler en imagina-tion dans des pages séparées de plusieurs siècles, qui se répondent et s’interpénètrent, jusqu’à ne plus constituer qu’une seule et même œuvre.