Le Musée de la musique détient l’un des plus anciens gamelans conservés en Europe. Voici son incroyable histoire, de Java à Paris.
Les gamelans sont des orchestres traditionnels javanais ou balinais composés d'un grand nombre d'instruments à percussion en bronze. Joués aussi bien dans les cours princières que dans le cadre villageois, ils accompagnent diverses cérémonies religieuses et communautaires, ainsi que les représentations du théâtre d'ombres wayang. Ils sont considérés comme sacrés et sont, à ce titre, l’objet d’interdits et d’offrandes. Instrument éminemment collectif, fondé sur les valeurs de discipline et de partage égalitaire, le gamelan reflète une société idéale dans laquelle les membres s’écoutent et coopèrent. Avec son beau décor rouge et or d’inspiration chinoise, le gamelan du Musée de la musique est caractéristique du style de la région de Cirebon, sur la côte nord de l’île de Java. Fabriqué alors que l’Indonésie était une colonie hollandaise, il a été offert au gouvernement français le 26 février 1887 par M. Van Vleuten, ministre de l’Intérieur des Indes néerlandaises. Pour le Musée instrumental du Conservatoire (l’ancêtre du Musée de la musique), il s’agit d’une acquisition majeure décrite par son conservateur, Léon Pillaut, comme « un présent d'une valeur intrinsèque considérable ».
L’importance et le prestige que revêt cet orchestre pour le Musée s’explique notamment par le fait qu'il compte parmi les tout premiers ensembles instrumentaux de ce type parvenus en Europe. À la différence de la plupart des musiques non-européennes, encore jugées avec mépris à la fin du XIXe siècle, le gamelan est considéré comme une tradition noble et sophistiquée, attachée à une « haute culture » asiatique. Dans un contexte d'émulation entre les grands musées des puissances coloniales, ce cadeau diplomatique est également susceptible d’accroître le rayonnement culturel national, comme le souligne le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts dans un discours prononcé devant les élèves du Conservatoire : « C’est un témoignage de plus, déclare-t-il, de cette pensée, qui n’a cessé d’avoir cours dans la haute société policée de l’univers, que tout homme a deux patries : la sienne et puis la France. » L’Exposition universelle de 1889 met à l’honneur le gamelan du Conservatoire dont une partie des pièces sont présentées dans « l’exposition hollandaise » installée sur le Champ-de-Mars. C'est lors de cette manifestation internationale que Claude Debussy, en se promenant dans le « village javanais » créé aux Invalides, aurait entendu pour la première fois les sonorités répétitives et entêtantes d'un gamelan, provoquant chez lui une vive et durable émotion. En 1913, le compositeur écrivait ainsi : « La musique javanaise observe un contrepoint auprès duquel celui de Palestrina n’est qu’un jeu d’enfant. Et si l’on écoute, sans parti pris européen, le charme de leur “percussion”, on est bien obligé de constater que la nôtre n’est qu’un bruit barbare de cirque forain. »
Exposé quelques années au Musée instrumental du Conservatoire, le gamelan est déposé, faute d'espace suffisant, au Musée d’Ethnographie du Trocadéro en 1933. Durant plus de soixante ans, il occupera une place majeure dans les galeries de l’institution, devenue « Musée de l'Homme » à partir de 1937. Dans les années 1980, à la suite de son réaccordage par le maître javanais Al Suwardi, il y est même régulièrement joué par un groupe de musiciens amateurs, initiant ainsi une tradition féconde d’enseignement du gamelan en France.
Ce n’est qu’en 1995, alors que la Cité de la musique vient d’ouvrir en bordure du parc de la Villette, que le gamelan de Cirebon réintègre le Musée de la musique. Au regard de son ancienneté, il est décidé de le conserver comme un témoignage majeur de l’histoire de l’institution et de ne plus le jouer. Un instrument moderne est alors commandé à Java au maître Bapak Tentrem pour permettre la poursuite de l’enseignement du gamelan. L’anecdote veut que l’artisan ait inscrit à la surface des instruments un C et un M dans un cercle pour identifier le commanditaire de l’orchestre. Un signe graphique réussi qui, durant près de vingt ans, servira de logo à la Cité de la musique !
→ Kaki tunggu jagung (« Grand-père surveille le champ de maïs ») : enregistrement du gamelan du Musée de la musique en 2005, joué par Dominique Billaud, Valérie Bossu Ragis, Gilles Delebarre, Laurence Fayet, Freddy Ferchaud, Abdesslem Gherbi, Lara Liu, François Marillier, Philippe Martins