Eitetsu Hayashi a porté l’art traditionnel du taiko sur les plus grandes scènes internationales. L’ethnologue Jean-Michel Butel en relate la riche histoire sociale.
Le taiko a ceci de commun avec le jazz qu’il se sculpte autour de ses silences. Mais plus encore que le jazz peut-être, il magnifie les points de suspension par une mise en scène qu’on croirait liturgique. Lent crescendo avant l’explosion des sons, éclairages à la surface lunaire des peaux, dévoilement progressif de corps en lutte, gestes hiératiques du soliste conduisant au fusionnement des mouvements de l’ensemble, vibrations qui résonnent au cœur : le taiko emporte et puis nous laisse, éberlués mais un peu plus heureux, au pied d’un vide assourdissant.
Quoiqu’il signifie littéralement « gros » (tai, aussi prononcé dai) « tambour » (ko), le terme japonais désigne les percussions de façon générique, et plus précisément les tambours, catégorie universelle. Dans un contexte mondialisé, il pointe plus spécifiquement les percussions japonaises dans leur diversité de tailles et de formes : membrane étirée sur un cadre (uchiwa-daiko « tambour éventail »), instrument dont les deux surfaces sont tendues par un complexe système de cordes permettant d’en régler la tonalité (shime-daiko « tambour à cordes »), tonneau ventru dont on frappe à la fois les peaux et le corps, faisant alterner sons profonds et sons secs (nagadô-daiko « tambour à long corps »)... Il en est également venu à s’appliquer à un art de la scène récent – un demi-siècle – qui réunit cette palette d’instruments vernaculaires aux usages autrefois distincts pour offrir un spectacle à la puissance sonore inégalée.
Comme le jazz, le taiko s’est construit à la croisée de différentes traditions musicales : racines rurales et populaires, arts classiques, « grande » musique occidentale et spectacles de bastringue. L’Occidental se délectera d’un exotisme qui puise dans le fonds très riche des fêtes calendaires et des rituels villageois japonais ; le nippophile sera sensible aux liens avec les arts raffinés de la scène, nô, et kabuki surtout, dont les maîtres formèrent au rythme les premiers solistes de taiko ; l’esthète se ravira des techniques de corps élaborées dans la longue histoire du théâtre japonais et revisitées par les gourous de la danse contemporaine (buyô). On n’oubliera pas pourtant que le taiko de scène a profité aussi de la présence de grands musiciens formés à la musique occidentale, qui lui créèrent son premier répertoire. Le travail commun à Boston du percussionniste Eitetsu Hayashi et du compositeur Maki Ishii, sous l’égide du chef d’orchestre Seiji Ozawa, a ainsi été décisif dans la constitution d’un art et l’évolution des techniques de percussion japonaises.
Comme le jazz, enfin, le succès du taiko mondial a profité d’un élan revendicatif à la fois culturel et communautaire, sinon nationaliste, qui allia, contre toute attente, le désir d’un Japon vaincu, mais renaissant de ses cendres, de se faire reconnaître et d’exalter sa culture, et les mouvements aux États-Unis des Asiatiques américains, toutes origines confondues, qui ne supportaient plus d’être considérés comme une minorité passive et insipide. Asian pride... Porté à la fois au Japon par des communautés utopiques prônant un retour à la tradition et à l’apprentissage par le corps, et en Amérique du Nord par une minorité criant pour ses droits, le taiko a longtemps été un enfant des quêtes de l’après-guerre.
Le lien avec le jazz n’est en réalité pas fortuit. Les débuts du taiko de scène coïncident avec les tentatives musicales d’Oguchi Daihachi (1924-2008), percussionniste formé au jazz, justement. Missionné pour déchiffrer d’anciennes partitions retrouvées dans le hangar d’une entreprise locale fabriquant du misô, il y découvre un instrument qu’il ne connaissait pas et essaie d’en explorer les possibilités. On lui doit l’installation de tambours japonais de différentes tonalités sur le modèle d’une batterie de rock ou de jazz (kumi-daiko), une invention que la tradition eût trouvé iconoclaste si tradition de taiko il y avait eu en 1951, mais qui devint une forme canonique de disposition des instruments pour les groupes de taiko par la suite.
Soutenus par l’arrivée de nouveaux médias (la télévision, dès la fin des années 1950), par de nouvelles dispositions administratives favorisant la renaissance du patrimoine régional, mais également par la propagation d’une culture urbaine pour laquelle le folklore est ressource touristique, et la profusion, consécutive à l’enrichissement économique, de mécènes cherchant à faire émerger une création nationale, des dizaines de groupes de taiko voient le jour dans les années 1960 (ils sont des milliers au Japon aujourd’hui, plus de huit cents aux États-Unis). Les tambours japonais changent de fonction. Il ne s’agit plus tant d’assurer le rythme lors de processions accompagnant la visite faste des divinités à la communauté que de réjouir des spectateurs ou des clients. D’instrument culturel accompagnant la fête, le taiko devient instrument de musique soliste, objet de création (sosaku-daiko) et de virtuosité.
À quoi se raccrocher quand on ouvre une voie ? Pionnier et porte-drapeau de ce tambour d’avant-garde, Eitetsu Hayashi explique le désarroi qui a été le sien parfois, en l’absence d’une tradition musicale qui puisse servir de référence à sa pratique. Tout en sillonnant les régions japonaises pour y recueillir des rythmes, il chercha dans les arts graphiques, lui qui avait d’abord pensé à devenir designer, un concept fertile. Il propose ce joli parallèle : « Je me suis dit que tout comme nous percevons la couleur, l’espace et la distance à travers les graduations monochromatiques du gris et du noir de la peinture à l’encre de Chine, une image similaire pouvait sans doute être utilisée pour la musique supposée monotone des tambours. »
Depuis 1971, Eitetsu sculpte le silence en explorant les fines graduations tonales et rythmiques que permettent les percussions japonaises. Il nous emporte et puis nous laisse, éberlués mais plus heureux, au pied d’un vide que sa musique nous a laissé entrevoir.