L’Orchestre Les Siècles, sous la direction de François-Xavier Roth, propose pour célébrer le nouvel an un florilège de pièces françaises romantiques. L'occasion d'évoquer la belle époque des valses et des quadrilles et l'atmosphère des soirées dansantes dans la France du XIXe siècle.
Une expression populaire anonyme aurait assuré dès le XVIIIe siècle que « les Italiens chantent, les Allemands prient et les Français dansent ». Si on ne sait quelle véracité lui donner, elle n’exagère en rien le goût de ces derniers pour l’art de la chorégraphie. Le siècle romantique pousse encore plus loin cette « dansomanie » (titre d’un ballet de Méhul créé en 1800), et la discipline contamine bientôt tous les contextes, jusqu’à la musique d’église qui, si elle se prive de ballerines, n’hésite pas à exploiter des rythmes de passacaille, de menuet, de ronde et même de boléro dans de vastes compositions aux accents profanes. Il ne s’agit donc pas de diviser ce répertoire de manière simpliste en deux groupes isolés, celui que l’on compose par convention pour une scène qui possède un corps de ballet et celui qui est chargé de faire danser le public au bal. Au contraire, une perméabilité permanente existe entre les différentes scènes puisque les succès lyriques sont systématiquement adaptés en valses ou quadrilles par les maîtres de bal tandis que les compositeurs d’opéra tentent souvent de recréer sur scène l’atmosphère des soirées dansantes élitistes ou populaires. Par ailleurs, la musique de ballet est une candidate idéale à l’appropriation par le concert symphonique : si, quantitativement, les Français peinent à composer des pièces d’orchestre spécifiques en comparaison avec les Allemands, il faut pourtant bien renouveler et nourrir le répertoire des sociétés symphoniques. On n’hésite donc pas à extraire des ballets d’opéras parfois dans leur intégralité ou à les resserrer en une vingtaine de minutes – la durée d’une symphonie classique – sous l’intitulé de « suite d’orchestre ». On obtient alors un objet musical assez inédit : une musique de danse que l’on écoute assit.
Le programme proposé par François-Xavier Roth à la tête des Siècles, en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, dévoile un panorama très large de cette mode passionnée et de ses productions les plus spectaculaires du XIXe siècle. Elles peuvent rivaliser avec les plus célèbres pages viennoises qui les ont largement éclipsées aujourd’hui. Ce kaléidoscope est l’occasion de présenter un grand nombre de partitions inédites, publiées pour l’occasion par l’équipe du Centre de musique romantique française. Et, aux côtés de Gounod, Massenet, Delibes et Saint-Saëns, on découvrira avec plaisir Waldteufel, Guiraud, Joncières ou encore Hervé.
Lorsqu’on parle du goût des Français pour la danse, c’est au grand ballet romantique que l’on pense d’abord. L’Opéra de Paris s’en est fait une spécialité grâce à un corps de ballet et une école de formation célèbres dans le monde entier. La « Valse lente » tirée de Coppélia (1870) de Delibes est l’un des fleurons de ce répertoire, applaudi aux quatre coins du globe. Par ses couleurs vaporeuses, elle illustre parfaitement les qualités de l’orchestration française, si nécessaire pour varier et rehausser deux ou trois heures de musique sans paroles. À l’ombre de Delibes gravite toute une génération d’inconnus, parfois illustres en leur temps. Théodore Dubois fait partie de ces célébrités de la Troisième République. Sa Farandole, ballet en 3 actes créé à l’Opéra le 14 décembre 1883, a indiscutablement valeur de pépite oubliée. « Plusieurs numéros […] sont destinés à devenir bien vite populaires », note le journaliste du Figaro au soir de la création, signalant notamment la « Valse des âmes infidèles », bijou du second acte teinté d’un charme mystérieux. Le Ménestrel du lendemain confirme que ce morceau est « une des plus gracieuses pensées de la partition ».
« Tout cela est vivant et expressif », s’enthousiasme encore Le Figaro, concluant que l’auteur « fait grand honneur à l’école française ». Dix ans avant le succès de Dubois, Ernest Guiraud avait escompté un triomphe similaire pour son ballet en un acte intitulé Gretna-Green (1873). Si le compositeur est surtout connu pour avoir complété des œuvres de Bizet ou Offenbach (rien moins que Carmen et Les Contes d’Hoffmann), on ne doit pas minorer son talent comme auteur. Malheureusement Gretna-Green, qui renonce à une narration compliquée et avoue n’être qu’un divertissement aux couleurs écossaises appuyées, trébuche aux portes de la gloire. Pour autant, un morceau est épargné, et même plébiscité : la « Valse de Colin-Maillard ». Le Figaro en apprécie la mélodie « franche sans perdre pour cela de son élégance et de sa distinction. On suit l’idée principale le long des méandres de l’harmonie et des jeux de l’orchestre ; on croirait tenir le fil d’un labyrinthe qui, en nous égarant sans cesse, nous ramène toujours au point de départ ; puis cessant de danser sur des notes piquées dans la tonalité de mi bémol, la valse se berce et nous berce dans une phrase en la bémol d’un rythme plus accusé ». Avec davantage de sobriété, Le Corsaire confirme le succès de cette page « délicieusement écrite et qui a fait le plus grand plaisir ».
Le Carillon de Jules Massenet appartient au même répertoire de ballet, mais s’en distingue par sa création à l’Opéra de Vienne, le 21 février 1892, quelques jours après la première de Werther sur la même scène (que le compositeur n’avait pas encore réussi à faire jouer en France). Le succès du Carillon s’explique autant par les qualités propres de l’auteur que par l’aura de la musique chorégraphique française à cette époque. La « Valse au cabaret » est le premier numéro de la partition, chargé de poser un décor rustique des Flandres du XVe siècle. C’est pourquoi Massenet empoigne avec fermeté tout l’effectif orchestral pour brosser à large trait un tableau rutilant d’énergie. On reconnaît la main d’un maître de l’effet, habitué à varier les plans sonores sans rien concéder à la tension dramatique.
Le ballet, à l’Opéra de Paris, s’exprime également dans le cadre des grands opéras sérieux qu’on y joue. Depuis la création de la tragédie lyrique sous Louis XIV, il était devenu impensable que la narration ne soit enrichie d’un long divertissement chorégraphique propice aux défilés de costumes somptueux, et plus encore de jambes lestes et galbées. Peu à peu, une structure en cinq ou six numéros successifs se normalise, alternant des pas de solistes et des tableaux d’ensemble sollicitant tout le corps de ballet. L’agogique va crescendo, avec accélération progressive et enrichissement de l’orchestration au fil des pièces. La situation même de ces ballets dans la partition était codifiée, prenant place au plus tôt à l’acte II, idéalement à l’acte III ou IV, pour garantir aux spectateurs retardataires de ne rien manquer de ce plaisir convoité. Le ballet que Gounod rajoute à son Faust en 1869 (lorsque l’ouvrage quitte le répertoire du Théâtre-Lyrique, où il avait été créé en 1859) dit assez la nécessité de pourvoir la partition d’un épisode dansé. Un temps abandonné à Saint-Saëns, l’écriture de ces morceaux chorégraphiques est finalement assumée par Gounod qui signe un chef d’œuvre. Le ballet de Faust devient rapidement une « suite de concert » très prisée des soirées symphoniques, encore aujourd’hui. Cette mode pour le « ballet d’opéra » s’est peu à peu étendue aux autres théâtres de la capitale, même si tous n’avaient pas les moyens luxueux du Palais Garnier. Le Théâtre-Lyrique, en particulier, a tenté de concurrencer son aîné.
Les créations de Dimitri (1876) de Victorin Joncières et du Timbre d’argent (1877) de Camille Saint-Saëns prévoient ainsi de la danse, et même en abondance dans le premier de ces deux ouvrages. L’opéra de Joncières introduit en effet un Ballet des Nations qui fait défiler devant le Tsar les peuples alliés, offrant l’occasion de danses colorées. La plus inattendue est sans doute la valse, dans le plus pur style Second Empire, dont on doute que des guerriers vaincus s’y reconnaissent. Mais, confiée aux jambes d’une armée de jeunes demoiselles parisiennes, elle fit mouche au point de devenir le morceau favori des arrangements pianistiques à destination des salons huppés. De son côté, la valse du Timbre d’argent tient à elle seule lieu de ballet dans la partition de Saint-Saëns, prolongeant la narration dramatique en donnant l’occasion aux « filles d’Enfer » de harceler lascivement le ténor Conrad à la demande du diable en personne. La situation n’est pas sans rappeler le Méphistophélès de Gounod séduisant Faust par ses maléfices pendant la nuit de Walpurgis. Les deux valses de Joncières et de Saint-Saëns sont construites selon les mêmes procédés : un motif principal entêtant, peu à peu exalté par une orchestration s’élargissant, alterne avec des épisodes contrastants. Les compositeurs, dans la tradition des valses viennoises alors bien connues à Paris, réussissent à s’assujettir au schéma chorégraphique imposé tout en ouvrageant un travail symphonique minutieux.
Le ballet se rencontre également dans des salles populaires et pimente les soirées de café-concert, de music-hall et des grandes revues de fin d’année. Certains théâtres – citons, parmi des dizaines d’autres, les Folies-Bergère, l’Alhambra, le Casino de Paris et l’Olympia – programment de grands spectacles qui s’inscrivent parfois dans la lignée des opérettes-fééries (traditionnellement riches en danses). L’orchestration de ce répertoire rend compte de forces musicales bien plus développées qu’on ne l’imagine communément. Si la musique n’oublie jamais ses obligations chorégraphiques, elle tâche de varier thèmes et coloris, sollicitant les cuivres de manière originale, et s’adjoignant souvent une harpe. Maître en cet art, Hervé (et bien d’autres compositeurs, comme André Messager) saura exporter son savoir-faire à l’étranger. Lorsque l’artiste s’installe à Londres, le ballet de music-hall est sa première source de revenus et de succès. Paris Exhibition et Sports sont créés au South London Palace en 1875 et au London’s Metropolitan en 1879. La structure narrative consiste dans les deux cas à dérouler aux yeux du public un panorama graduellement de plus en plus surprenant, l’un présentant une galerie de visiteurs internationaux lors d’une exposition universelle parisienne (Paris Exhibition), l’autre introduisant successivement les jouteurs de sports variés et parfois inattendus (Sports). Dans ce dernier cas, l’amusante « Valse du mal de mer » suit avec humour un numéro très moderne intitulé « Yachting ». La pièce, cette fois, fait mouche grâce à sa concision.
On danse bien sûr aussi dans le grand monde. Les bals de la Cour, sous Napoléon III, font les gros titres des gazettes mondaines. Si l’on détaille les listes d’invités et les toilettes des dames, on omet rarement de saluer le talent du « directeur de la musique de danse de la Cour impériale », Émile Waldteufel, nommé à ce poste par l’Impératrice Eugénie en 1865. Œuvrant d’abord pour les divertissements donnés à Biarritz ou Compiègne, il est en charge, à partir de 1867, des très sélects bals du château des Tuileries. On devrait absolument reconsidérer aujourd’hui la valeur de sa production et sa place dans l’histoire de la musique. Le prince de Galles, futur Edouard VII, ne s’y est pas trompé : il l’embauche à partir de 1874 pour animer les bals de la reine Victoria à Buckingham Palace. Waldteufel s’exprime avec le même talent dans la valse (on appréciera sa plus célèbre composition, la Valse des patineurs), le galop (Grande Vitesse) et la polka (Bella Bocca). Il mélange avec succès le goût mélodique français hérité de Gounod et Bizet, les inflexions bavaroises et l’esprit « Bohème » qui font toute la saveur de sa production.
Moins raffinés que les bals de la Cour, les bals populaires sont une tradition ancestrale qui s’appuie sur des musiques parfois très élaborées. À Paris, ce sont notamment Philippe Musard (puis son fils) et Isaac Strauss qui mènent les carrières les plus brillantes dans ce domaine, notamment en dirigeant les bals de l’Opéra. Outre de multiples arrangements pour piano des succès lyriques à la mode, ils dirigent leurs propres orchestres pour des soirées où l’on se bouscule. D’Isaac Strauss – que Berlioz appelle « le Strauss de Paris » –, on entend dans ce programme la volubile Hébé-Polka et le Quadrille sur Orphée aux enfers d’Offenbach, qui juxtapose les danses caractéristiques de cette figuration chorégraphique populaire et élaborée. De Musard, c’est la Ouistiti-Polka qui retient l’attention et se signale par une orchestration caractéristique de ces orchestres de bal : 4 cors, 2 trompettes, 2 cornets à pistons et 3 trombones, mais en revanche 1 flûte et 2 clarinettes, privées de hautbois et de bassons. Les jeunes compositeurs du Conservatoire cèdent parfois à la tentation de produire des partitions à la demande de ces directeurs de bals, même s’ils savent que ces commandes peuvent les éloigner du répertoire « sérieux » et entacher leur notoriété naissante. Victorin Joncières a ainsi écrit pour Musard fils dans sa jeunesse, et il est fort à parier que sa Valse caractéristique soit destinée à l’une des soirées du grand amuseur de la capitale. Très réussie, cette pièce sera reprise plusieurs années après pour être intégrée au ballet du Chevalier Jean, drame lyrique donné à l’Opéra-Comique en 1885. Elle y connut un grand succès et profita de nombreuses adaptations pianistiques dans les mois qui suivirent. Du bal populaire au ballet d’opéra sérieux, la boucle est bouclée et ce réemploi démontre la porosité des frontières entre musique de divertissement et ouvrages élitistes.
Une pièce mérite une mention spéciale dans le corpus révélé par ce programme : L’Amour s’éveille est en effet composé par Jeanne Danglas, l’une des rares femmes de l’époque romantique à s’être intéressée au répertoire dérivé des danses populaires. Tout le charme d’un romantisme tardif, aux harmonies savoureuses et aux mélodies entêtantes, s’exprime avec un savoir-faire qui n’a rien à envier aux talents de ses contemporains masculins.
Alexandre Dratwicki et Étienne Jardin
Palazzetto Bru Zane