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Quand le disco prend la pose

Publié le 10 juin 2025 — par Patrick Thévenin

— Studio 54, New York - © Meryl Meisler

Né dans les années 1970 au sein des communau­tés noire, latino, gay et transgenre de New York, le voguing s’organise autour d’événements appelés balls, à mi-chemin entre battle de danse, défilé de mode et compétition sportive. Les participants s’affrontent à travers des poses et des chorégraphies dont les mouvements s’inspirent des défilés de haute couture ou des poses sophistiquées arborées par les mannequins en couverture de Vogue

Si cette danse et son cérémonial se développent au cours des années disco, le voguing remonte à la longue tradition des bals travestis mis en œuvre par la communauté africaine-américaine à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, puis lors du mouvement culturel de la Harlem Renaissance dans les années 1920 et 1930. Il s’agit d’importantes manifestations rassemblant plus de cinq mille personnes, blanches, latinos ou africaines-américaines, où il est fréquent de croiser des hommes habillés en femme danser tendrement avec des filles déguisées en garçon.

Dans les années 1960, le milieu des balls commence à se fragmenter. Les participants noirs ou latinos sont rarement primés et on leur demande souvent d’éclaircir leur visage pour pouvoir gagner. Fatigués de subir le racisme de leur milieu, ils lancent dès 1962 leurs propres manifestations, affirmant leur existence comme leurs différences. Hiérarchisées sous forme de houses, dont la première est fondée par la performeuse Crystal LaBeija en 1972, ces familles d’un nouveau genre portent le nom de leur fondatrice ou s’inspirent de celui d’une célèbre maison de couture comme House of Chanel, House of Gucci, etc. Tenues d’une main de fer par une « mother » ou un « father », elles deviennent un refuge pour des centaines de jeunes queers qui y trouvent une famille de substitution, mais surtout une alternative à la prostitution, à la drogue et aux discriminations.

Les balls se transforment dès lors en lieu d’affrontements intenses entre houses, avec à la clé des trophées qui récompensent les participants dans de nombreuses catégories (Female Figure, Male Figure, Old Way, New Way, Vogue Fem…) et chorégraphies tels le duckwalk (qui consiste à danser accroupi), le catwalk (inspiré de la manière de défiler sur un podium) ou les dips (de spectaculaires chutes en arrière). Enfin, des concepts comme la realness permettent de se distinguer, par exemple en se faisant passer pour une personne appartenant à une catégorie sociale dominante et normative, ou à travers la figure de l’opulence, construite autour d’une gestuelle exagérée.

Les vogueurs commencent à s’exprimer hors des balls pour venir danser dans des clubs comme le Paradise Garage, le Better Days, mais surtout le Tracks où officie le DJ David De Pino qui va faire des titres de MFSB « TSOP (The Sound of Philadelphia) » et « Love Is The Message » des hymnes du genre. À la même époque, sur la côte ouest de Los Angeles, émerge le waacking, une variante du voguing née dans la communauté LGBTQ+ latino et les clubs gay underground comme le Jewel Box Revue.

— Danse waacking avec O’Soul dans l’Expo Disco

Aux débuts des années 1990, le mouvement quitte enfin l’underground, d’abord grâce au film Paris Is Burning (1991) réalisé par Jennie Livingston, et aux photographies de la Française Chantal Regnault. À ces travaux documentaires s’ajoutent une poignée de tubes qui contribuent à populariser le phénomène : les disques du DJ Junior Vasquez (composés sous le pseudonyme d’Ellis-D), « Deep In Vogue » de Malcolm McLaren (ex-producteur des Sex Pistols), sans oublier « Vogue » de Madonna, le plus connu de tous. Une reconnaissance tardive pour le mouvement alors qu’au même moment l’épidémie de sida décime une grande partie de ses membres.

— Madonna - Vogue

Le voguing recommence à faire parler de lui dans les années 2010. Des stars lui rendent hommage comme Lady Gaga et Beyoncé dans le clip de « Telephone », ou FKA Twigs avec « Cellophane ». L’artiste et rappeuse Azealia Banks s’en inspire et le vogueur Leiomy Mizrahi conseille les chanteuses Britney Spears ou Willow Smith pour leurs chorégraphies. Netflix en fait même une série à succès avec Pose.

Plus que jamais en phase avec les interrogations autour du genre, c’est à Paris que le voguing opère la plus belle des renaissances avec une multitude de houses et plusieurs centaines de vogueurs, qui s’affrontent régulièrement lors de balls hauts en couleur. Un come-back parisien que la réalisatrice Gabrielle Culand a documenté avec Paris is Voguing (2016), une plongée au cœur d’un mouvement qui « est passé de la périphérie au centre de Paris, des lieux les plus improbables au cœur des temples du clubbing, du Social Club à la Gaîté Lyrique en passant par le Centre Pompidou ».1 Sans compter l’immense ball organisé en plein air pendant les Jeux olympiques de 2024.


Catalogue de l’exposition :

Disco, I’m coming out, sous la direction de Patrick Thévenin, Paris, Éditions de la Philharmonie/Éditions de La Martinière, 2025.

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    Propos recueillis par l’auteur dans À Paris, everybody dance, Le Branché, 2017.

Patrick Thévenin

Journaliste, professeur et conférencier, Patrick Thévenin écrit sur la culture, qu’il s’agisse de musique, d’art contemporain, de mode ou de tendances sociétales. Il est conseiller scientifique de l’exposition « Disco, I’m Coming Out » (2025) à la Philharmonie de Paris.

Article extrait du catalogue de l’exposition Disco, I’m coming out, Éditions de la Philharmonie/Éditions de La Martinière, 2025.