Le compositeur et metteur en scène allemand Heiner Goebbels est une figure majeure de la création contemporaine. À l’intersection de la théâtralité de la musique et de la musicalité du théâtre, ses spectacles exaltent l’hétérogénéité des voix, des genres et des médiums.
Depuis ses débuts de musicien et de créateur radiophonique, jusque dans ses rôles plus récents de curateur et d’enseignant, Heiner Goebbels est en dialogue constant avec les artistes et auteurs qui ont influencé son travail : Hanns Eisler, Heiner Müller, Elias Canetti, Gertrude Stein, mais aussi, côté francophone, Alain Robbe-Grillet, Maurice Blanchot ou Paul Valéry.
Contre l’œuvre d’art totale :
sur la différence entre les arts (1997)
Les arts de la scène classiques reposent toujours sur une hiérarchisation. L’art qui est placé au centre s’étale et contraint les autres à s’inféoder à lui, leur assigne la fonction de le seconder, afin d’être lui-même vigoureux, capable de déployer toutes ses possibilités, développer sa pleine force, défendre son territoire, briller.
C’est quelque chose que constate particulièrement quiconque y « besogne » depuis la périphérie, sans être au centre — comme c’était mon cas dans les années 1980, quand je composais de la musique de théâtre pour les spectacles d’autres metteurs en scène. Cela peut sembler anecdotique, mais c’est réellement symptomatique de l’impuissance et de la nervosité des metteurs en scène : quand, comme il est courant en Allemagne dans le théâtre de répertoire (Repertoirebetrieb), les autres moyens théâtraux — la scénographie, les costumes, la lumière, la musique — ne sont incorporés à la mise en scène que peu avant la première, et quand il se produit la plus légère des collisions, la couleur de l’ourlet de la jupe qui ne convient pas, ou le volume sonore de la musique qui est perçu comme excessif, ce sont toujours les autres arts qui s’écrasent. Exit la musique, et l’on réclame le costume qui a servi pendant les répétitions, alors qu’il y aurait bien plus de sens à reconsidérer la mise en scène en fonction de ce qu’ils pourraient y apporter. Mais évidemment, le plus souvent, c’est trop tard.
C’est pourtant justement de la collision des arts que pourraient jaillir des étincelles productives pour tous les participants — au mieux frontalement, avec le plus grand impact possible, plutôt qu’en repoussant l’autre petit à petit de la chaussée vers le fossé. Mais on ne peut même pas vraiment en parler ensemble, car on ne se situe pas les uns par rapport aux autres. On reconnaît certes l’autonomie de chaque art pris séparément, mais leur combinaison induit généralement la soumission des uns aux autres ; la confrontation, l’interaction étincelante qui respecte les forces en présence dans un équilibre des moyens sont rares.
Toute hiérarchisation, par sa nature même, est totalitaire, en art aussi. Et ce qu’il y a de totalitaire dans le théâtre ne s’arrête pas aux pieds des spectateurs. Cela saute par-dessus la rampe, cela vient soumettre le public et le mettre sous tutelle. Celui-ci suit sagement les directives, se laisse subjuguer, entraîner, littéralement enchaîner, applaudit et croit avoir tout compris. Il ne reste pas d’espace pour une expérience personnelle. Même quand de temps à autre quelqu’un propose une énième nouvelle « interprétation innovante » qui « ne brosse pas le texte dans le sens du poil » (par exemple : Mozart sur des patins à roulettes), ce principe n’est pas remis en question. On ne devrait donc pas non plus s’irriter du succès renouvelé des comédies musicales de par le monde, car elles ne sont que la continuation d’une conception totalitaire de la culture par d’autres moyens.
Ce que cela veut dire, en termes de production : en général, le metteur en scène est plutôt de gauche, mais autoritaire et paranoïaque, et pendant le processus de travail personne n’ose l’interpeller, car il effraie et intimide tout le monde de façon imprévisible. Il traite ses assistants comme des valets de pied, tourmente jusqu’au désespoir les costumiers et scénographes, et fait pleurer les comédiens. Il commence par les humilier, pour ensuite minutieusement les constituer à nouveau en stars de la soirée. Et après la première tout est oublié.
En ce qui concerne l’artisanat : le metteur en scène règle la scène dans laquelle le comédien ou le chanteur se glisse dans le rôle qui lui est assigné ; doublé dans son énoncé par les mimiques et les gestes, le texte est récité sur la musique qui a été composée, là encore, pour l’expliciter ; l’acteur enfile un costume qui a été conçu pour correspondre à ce personnage précis, et se tient dans un décor qui illustre une fois de plus la scène, mis en lumière bien comme il faut par l’éclairagiste. Pour résumer : nous voyons environ sept fois la même chose.
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Ce qui m’intéresse, c’est le contraire. Pour moi, il ne s’agit pas de présenter une vision du monde fermée dont les différents arts ne sont que des moments partiels — comme par exemple pour Richard Wagner, qui a œuvré à leur fusion pour le bonheur de l’humanité future. Wagner avait peut-être alors de tout autres intentions en ce qui concerne la société, mais il a formulé sans ambages la prétention totalitaire de l’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk), à savoir : « réunir toutes les espèces d’art, afin que chaque art individuel […] s’anéantisse dans la réalisation de leur objectif commun. »
Le contraire pourrait être : non pas la dissolution des arts individuels en vue d’une fin supérieure, mais l’opportunité pour eux de s’affirmer à tour de rôle par une présence maintenue dans un état continu de suspens. Qu’est-ce que cela veut dire ? Par exemple que, parfois, dans une mise en scène, la lumière peut être plus importante que la parole, que le mouvement des comédiens peut avoir une existence propre, distincte du texte, que le bruitage peut prendre la place de l’image ou la musique prolonger la narration de la scène. Un tel projet ne peut être développé qu’ensemble, non pas dans un système de mise en scène totalitaire, mais seulement dans un processus qui garantit constamment l’autonomie. Ensemble veut dire simultanément, mais aussi que personne ne pourra plus prétendre tout inventer tout seul.
Concrètement : en règle générale, le théâtre est éclairé après avoir été mis en scène. Même quand la conception des éclairages est guidée par une exigence artistique, cela se fait toujours trop tard, la lumière est cosmétique et par là trop défensive. C’est seulement si la lumière, c’est-à-dire l’éclairagiste qui dans cette instance représente cet art, est présent lors de la conception et des répétitions, que l’on pourra réaliser des inventions qui structurent le jeu de manière durable, sans se contenter de le mettre en lumière, ni se tuer à la tâche de le servir. C’est seulement ainsi que la lumière peut déployer ses forces, ses lois et ses résistances propres.
Cela vaut bien entendu aussi pour les autres moyens théâtraux : pour le travail avec le texte, le jeu, la musique, l’espace. C’est pourquoi il serait important par exemple de ne pas travailler de façon illustrative, de ne pas créer des « décors » symboliques ou se prétendant tels, mais d’entrer en résistance contre ces tendances avec des artistes plasticiens ou des scénographes au sens fort. Si le texte parle déjà d’un arbre ou d’une rivière, il n’est plus besoin de l’illustrer. Le redoublement, la démultiplication ennuient ; la distance, l’écart entre les choses incite le spectateur à contenir la dérive des éléments, à les « penser ensemble ». Une distance ne peut toutefois être constituée qu’à partir de plusieurs points d’attraction fixes. Un décor peint qui ne fait que prétendre être une certaine chose ne pourra l’être que dans des cas exceptionnels. La pyramide d’aluminium conçue par l’artiste Magdalena Jetelová pour mon spectacle musical intitulé Ou bien le débarquement désastreux (1993), par exemple, fonctionne bien mieux.
Puisqu’il ne s’agit pas pour moi de viser une surabondance intimidante de signes esthétiques, une correspondance entre les arts singuliers présuppose aussi bien leur épanouissement que la possibilité pour chacun de se retirer au bénéfice des autres. La musique doit laisser de l’espace, le texte doit parfois ménager des pauses, les images doivent pouvoir s’estomper, la lumière qui vient de jouer un rôle structurant doit maintenant s’éteindre, pour changer. Peut-être peut-on en tirer ce mot d’ordre crucial : c’est seulement quand les arts singuliers s’interpénètrent structurellement que l’on peut faire l’expérience de quelque chose comme la suspension de l’éternelle hiérarchie.
Ainsi, le texte ne doit pas être qu’un prétexte pour la composition, mais doit être pris au sérieux comme proposition de forme musicale : il ne doit pas être là uniquement pour servir la réalisation d’une idée musicale. Le mot d’Eisler, qu’il entendait dans un sens politique — « Celui qui ne comprend que la musique ne comprend rien à la musique » —, est encore plus pertinent quand on l’applique à toutes les disciplines artistiques.
Avec la fin de la conception conventionnelle de la narration dans le roman, le drame, l’opéra et les arts visuels, prend fin aussi le savoir-faire qui y était associé. C’est plus qu’évident lorsqu’on voit comment, en désespoir de cause, les nouveaux prototypes proposés par Luigi Nono, John Cage ou Helmut Lachenmann en vue d’un théâtre-musique non narratif se retrouvent en fin de compte psychologisés et donc banalisés par une mise en scène d’opéra conventionnelle.
Pour se renouveler, tous les arts ont un besoin vital d’impulsions extérieures qui ne servent pas seulement de condiment chic et choc, mais soient susceptibles de remettre en question leurs règles propres. La modernisation des techniques de machinerie et d’éclairage qui s’est effectuée au cours des vingt dernières années n’a pas changé le théâtre en profondeur, à quelques exceptions près. Ces techniques sont restées illustratives-décoratives, le style de jeu et la déclamation n’en ont pas été affectés. C’est seulement lorsque le spectateur ne peut plus s’en remettre aux hiérarchies de la scène qu’un bouleversement des règles produit des impulsions nouvelles et que ses sept sens sont sollicités. Qu’il assiste à un concert, une lecture, une saynète, une performance, une installation, du théâtre-musique ou du théâtre parlé n’est pas pour autant sans importance. Au contraire : l’alternance des genres est la conséquence nécessaire de l’indépendance des moyens et suscite une irritation productive. […]
Heiner Goebbels, Contre l’œuvre d’art totale, traduit de l’allemand par Aleksi Barrière et Isabelle Kranabetter, Paris, Éditions de la Philharmonie, coll. « Écrits de compositeurs », p. 185-189.