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87 min
En intégralité, jusqu’au 31 décembre 2035

Marteau sans maître - Ensemble intercontemporain / Matthias Pintscher

Salomé Haller - Dimitri Vassilakis - Berg, Webern, Boulez
Enregistré le 4 septembre 2018

Programme

1.
Installation des musiciens
00:41
2.
Alban Berg
Quatre pièces pour clarinette et piano op 5
09:02

Composition : 1913. 
Création : le 17 octobre 1919 à Vienne, Konzerthaus, Verein für musikalische Privataufführungen, par Franz Prem, clarinette, et Eduard Steuermann, piano. 
Dédicace : « Diese Stcke sind dem Verein fr Musikalische Privataufhrungen in Wien – wo sie an 17. Oktober 1919 zum erstenmal gespielt wurden – und seinem Grnder und Präsidenten Arnold Schönberg zugeeignet » [«Ces pièces sont dédiées à la Société d’exécution musicale privée de Vienne – où elles furent créées le 17 octobre 1919, en hommage à Arnold Schönberg, son fondateur et directeur »]. 
Effectif : clarinette, piano. 
Éditeur : Universal Edition. 
Durée : environ 8 minutes.

Les Quatre Pièces pour clarinette et piano représentent l’une des rares incursions de ce compositeur dans la « petite forme », plus cultivée par Schönberg et surtout par Webern. Berg aborde cette technique dans un état d’esprit bien personnel, né de la volonté d’adapter les grandes formes classiques à ces dimensions réduites. On a même pu comparer ces quatre pièces au schéma de la sonate ou de la symphonie classique (allegro, mouvement lent, scherzo et finale). Cette conception, induisant la notion de geste dramatique, au premier abord peu compatible avec la brièveté des pièces, semble bien loin de la perfection des microcosmes weberniens, et on ne s’étonnera pas que, malgré l’incontestable beauté de ces quatre pièces, Berg se soit rapidement tourné vers des moyens d’expression de dimensions plus vastes. 

J.-M. Longchampt

3.
Pierre Boulez
Sonate pour piano n° 2
28:42

Composition : 1947. 
Création : le 29 avril 1950, à l’École normale de musique, Paris, par Yvette Grimaud. 
Éditeur : Heugel. 
Durée : environ 30 minutes.

De part et d’autre de cette œuvre de jeunesse se tiennent les deux œuvres majeures de la production, plus ambitieuses quant à leur propos et dans leurs proportions. La Deuxième Sonate, œuvre dense, dramatique, au caractère hérissé et à l’expression paroxystique, se mesure au modèle classique pour mieux le pulvériser et affirmer son être propre. Contemporaine des premiers essais critiques du compositeur, elle projette les références dans un creuset incandescent où se préparent l’unification du langage boulézien et la distanciation d’avec la conception schönbergienne de la série : morcellement de la série en structures autonomes ; opposition d’écriture entre figures à fonction thématique et structures athématiques, amorphes, où priment l’intervalle et son effacement dans le travail de développement rythmique ; esprit de déduction qui opère par dérivations progressives ; conception du deuxième mouvement en forme de trope, c’est-à-dire de variation proliférant à partir du texte simple initial ; principe de développement alternatif du quatrième mouvement, repris de Stravinski, où s’opposent une fugue en dissolution progressive et une structure thématique conduite à l’éclatement.

Cyril Beros

4.
Anton Webern
Cinq pièces pour orchestre op 10
06:16

1. Sehr ruhig und zart [Très calme et délicat] 
2. Lebhaft und zart bewegt [Vif et délicatement animé] 
3. Sehr langsam und äusserst ruhig [Très lent et extrêmement calme] 
4. Fliessend, äusserst zart [Fluide, extrêmement délicat] 
5. Sehr fliessend [Très fluide] 

Composition : 1913. 
Création : le 23 juin 1926, à la Tonhalle de Zurich, par l’Orchestre de la Tonhalle dirigé par le compositeur. 
Effectif : flûte (aussi flûte piccolo), hautbois, clarinette en mi bémol, clarinette (aussi clarinette basse) – cor, trompette en si bémol, trombone – 3 percussions – harmonium, célesta – harpe – mandoline, guitare – cordes.
Éditeur : Universal Edition. 
Durée : environ 5 minutes.

L’Opus 10 est la troisième œuvre pour orchestre de Webern, après la Passacaille op. 1 […] et les Six Pièces op. 6 auxquelles l’Opus 10 semble succéder directement.

Webern avait de l’orchestre une réelle connaissance pratique, due à son activité de chef d’orchestre. […] Dans l’Opus 6, le grand orchestre est utilisé […] comme le faisait Mahler : « Non pour obtenir des sonorités massives et denses, mais pour pouvoir disposer d’un éventail instrumental suffisamment varié pour offrir un choix ample et immédiat d’effets sonores. » (Luigi Rognoni, La scuola musicale di Vienna, Einaudi). L’Opus 10, dont l’effectif instrumental est considérablement réduit […], est conçu dans le même esprit, et le traitement du son est purement mahlérien.

L’évolution stylistique de l’Opus 1 à l’Opus 10 est indissociable de l’oppressante douleur liée à la mort de la mère de Webern. Pendant toute cette époque, Webern trouva chez Stefan George une poésie donnant forme à cette souffrance, lui révélant du même coup une voie possible pour la régénération du langage poétique comme du langage musical. Mais alors que George allait se tourner vers le baroquisme, Webern s’engagea dans les chemins du dépouillement, de l’ascétisme et de l’abstraction. Les Opus 1 à 11 marquent la destruction progressive de l’héritage romantique, et le rejet sans nostalgie de toute cette époque lointaine, avec son pathos exhibitionniste, qui n’a pas de sens pour Webern car sa souffrance ne peut s’y exprimer. […]

1. Très calme et délicat – Cette pièce s’articule autour de deux thèmes, qui auront juste le temps d’être exposés, utilisés de façon intensive, mais ne seront pas développés : c’est une « forme sonate suspendue ». Le premier thème (six notes, terminant par un triton mélodique) est confié à la clarinette, accompagnée des cordes et d’un trémolo de célesta. Le deuxième thème (six notes, générées par secondes mineures) est donné par le violon solo accompagné du violoncelle et de la flûte.

2. Vif et délicatement animé – Cette pièce est également construite sur des phrases excédant rarement six notes, où dominent toujours les clarinettes et le violon. La trompette utilise la sourdine pour les accompagnements.

3. Très lent et extrêmement calme – Sur un horizon « régulier et infini » (trémolos de mandoline, guitare, harpe et cloches) surgissent les chants du violon, du cor puis de la clarinette. La pièce se termine avec une mélodie du trombone.

4. Fluide, extrêmement délicat – Cette pièce est un des points culminants de la réduction aphoristique opérée par Webern à cette époque. Faisant partie de la même vision sonore que la cinquième pièce, c’est une « météore silencieuse » s’enchaînant à elle (L. Rognoni).

5. Très fluide – Après une mise en marche assez rapide, le mouvement s’évanouit sur une pause de hautbois. Bientôt, le cor viendra citer le Scherzo de la Symphonie no 5 de Mahler, provoquant un crescendo inattendu. La coda particulièrement dégarnie est tout aussi inattendue, après un extraordinaire allongement du temps.

Damien Colas

5.
Pierre Boulez
Le Marteau sans maître
42:24

Composition : 1953-1955. 
Poème de René Char. 
Dédicace : à Hans Rosbaud. 
Création : le 18 juin 1955 à Baden-Baden, Festival de la SIMC, par Sybilla Plate, mezzo-soprano, et l’Orchestre de la Sdwestfunk de Baden-Baden, sous la direction d’Hans Rosbaud. 
Effectif : mezzo-soprano, flûte, vibraphone, xylorimba, percussion, guitare, alto. 
Éditeur : Universal Edition. 
Durée : environ 38 minutes

Le Marteau sans maître fut écrit entre 1953 et 1955. L’œuvre comporte neuf pièces rattachées à trois poèmes de René Char (écrits de 1927 à 1935), formant ainsi trois cycles. J’énumère les titres de ces trois poèmes: 1. L’Artisanat furieux, 2. Bourreaux de solitude, 3. Bel Édifice et les pressentiments. Toutefois, chaque pièce ne comporte pas obligatoirement de participation vocale ; je distingue les pièces où le poème est directement inclus et exprimé par la voix, et les pièces-développements, où la voix ne joue, en principe, plus aucun rôle. Ainsi, le cycle bâti à partir de L’Artisanat furieux comprend : avant L’Artisanat furieux (instrumental), L’Artisanat furieux proprement dit (vocal), et après L’Artisanat furieux (instrumental). Le cycle construit à partir de Bourreaux de solitude comporte : Bourreaux de solitude (vocal), et commentaires I, II et III de Bourreaux de solitude (instrumental). Le cycle basé sur Bel Édifice et les pressentiments se compose de la version première, et de son double. Cependant, les cycles ne se succèdent pas, mais s’interpénètrent de telle sorte que la forme générale soit elle-même une combinaison de trois structures plus simples. Il me suffira de donner l’ordre de succession des pièces pour que l’on aperçoive, sans davantage la commenter, la hiérarchie désirée :

I. Avant L’Artisanat furieux 
II. Commentaire I de Bourreaux de solitude 
III. L’Artisanat furieux (avec voix) 
IV. Commentaire II de Bourreaux de solitude 
V. Bel Édifice et les pressentiments – version première (avec voix) 
VI. Bourreaux de solitude (avec voix) 
VII. Après L’Artisanat furieux 
VIII. Commentaire III de Bourreaux de solitude 
IX. Bel Édifice et les pressentiments – double (avec voix)

Dans cet ordre de successions j’ai tâché d’imbriquer les trois cycles de telle sorte que la démarche au travers de l’œuvre en devienne plus complexe, usant de la réminiscence et des rapports virtuels ; seule la dernière pièce donne, en quelque sorte, la solution, la clef, de ce labyrinthe. Cette conception formelle m’a entraîné, d’ailleurs, beaucoup plus loin, en libérant totalement la forme d’une ; ici, le premier pas était franchi, par la rupture avec la forme « unidirectionnelle ».

Quant à l’emploi de la voix dans le « noyau », pour ainsi dire, de chacun des cycles, L’Artisanat furieux est une pièce purement linéaire, en ce sens que le texte y est traité, « mis en musique », de la façon la plus directe. Le poème est chanté dans un style orné, accompagné d’une flûte seule qui contrepointe la ligne vocale (référence directe et voulue à la septième pièce du Pierrot lunaire de Schönberg). Le poème est ici au tout premier plan. Dans Bel Édifice et les pressentiments, version première, une autre sorte de rapport est inaugurée : le poème sert d’articulation aux grandes subdivisions de la forme générale. L’importance vocale reste grande ; toutefois, le chant n’a plus la primauté comme auparavant : primauté qui lui est disputée par le contexte instrumental. Bourreaux de solitude résoudra cette antinomie dans une totale unité de composition entre la voix et les instruments, liés par la même structure musicale : la voix émergera périodiquement de l’ensemble pour énoncer le texte. Enfin, le double de Bel Édifice et les pressentiments verra une dernière métamorphose du rôle de la voix ; une fois les derniers mots du poème prononcés, la voix se fond – à bouche fermée – dans l’ensemble instrumental, où elle renoncera à son individualité propre : le pouvoir d’articuler la parole ; elle rentre dans l’anonymat, alors que la flûte en revanche – accompagnant la voix dans L’Artisanat furieux – vient au premier plan et assume, pour ainsi dire, le rôle vocal. On voit que, progressivement, les rapports de la voix et de l’instrument sont inversés par la disparition du verbe. Idée à laquelle j’attache un certain prix et que décrirai ainsi : le poème est le centre de la musique, mais il est devenu absent de la musique, telle la forme d’un objet restituée par la lave, alors que l’objet lui-même a disparu – telle encore, la pétrification d’un objet à la fois REconnaissable et MÉconnaissable.

Pierre Boulez

L’Ensemble intercontemporain remonte, avec son directeur musical Matthias Pintscher, aux sources esthétiques de la musique de son fondateur : la seconde École de Vienne.
Pierre Boulez lui-même écrit à propos des pièces de l’Opus 10 de Webern, que « la tonalité n’existe plus ; ce n’est plus elle qui organisera le langage et la structure de l’œuvre. Face aux difficultés nouvellement surgies, Webern s’en tient aux formes extrêmement brèves, où tout est essentiel, d’où est exclue toute répétition, même ce que l’on pourrait appeler les répétitions de timbre.  Des Quatre Pièces op. 5 de Berg, le même Boulez disait également qu’elles relèvent « d’un geste amorcé dont on sent qu’il pourrait se continuer, se diffuser, se multiplier. Telles les amorces dans le Journal de Kafka, ces pièces nous laissent soupçonner des prolongements non exprimés, au-delà de l'écriture réelle, fermée ». L’influence des sériels est omniprésente chez le premier Boulez. Sa Deuxième Sonate pour piano en est un pur produit, tandis que l’emblématique Marteau sans maître rappelle par son esprit autant le Pierrot Lunaire d’Arnold Schönberg que la Deuxième Cantate d’Anton Webern.