Édouard Fouré Caul-Futy : Bonsoir à toutes, bonsoir à tous. Je voulais déjà vous remercier d'être venus nombreux pour ce grand entretien qui est très attendu, vous remercier d'être là. Cela veut dire quelque chose sur l'intérêt du sujet, évidemment. Et vous remercier, Delphine Horvilleur, très chaleureusement de partager ces quelques réflexions avec nous.
Ce sont des moments d'écoute, de réflexion, qui cherchent à croiser, en quelque sorte, des choses qui nous font exister dans la société ou nous orientent sur une écoute particulière.
Je crois que les thèmes que vous allez aborder, Delphine : tradition, modernité, peut-être le sacré, peut-être l'écoute, le changement, le cadre, le rituel… sont des choses pas si éloignées de ce qu'on fait quotidiennement ici à la Philharmonie dans le cadre des concerts, mais pas seulement, des ateliers, des médiations.
Et je crois que cela questionne ce qu'on entend par tradition aujourd'hui, « slash » synonyme d'immobilisme. Et nous suivrons avec un très grand intérêt, justement, la manière dont, dans le culte, vous analysez, vous expérimentez vous-même et vous partagez...disons des choses qui sont du domaine du stéréotype aussi, à savoir : est-ce que la tradition est composée d'éléments qui sont changeants ou est-ce que la tradition elle-même est quelque chose qui est changeant, qui doit l’être ? Autrement, elle devient une langue morte. Et ces enjeux-là dans nos sociétés, que ce soit les rituels du concert, de l'écoute, doivent être en permanence questionnés. Donc, c'est dans cette démarche-là, proactive, dynamique, que je suis très heureux de vous laisser la parole, Delphine, et de vous remercier encore très chaleureusement.
Delphine Horvilleur : Bonsoir à toutes, bonsoir à tous. Merci beaucoup pour cette invitation. C'est la première fois que je suis invitée à me produire à la Philharmonie. Je suis très très impressionnée. D’autant que je ne joue d'aucun instrument et que je ne sais pas lire de partition. J'ai un peu l'impression d'une erreur de casting ou d'une forme d'imposture. Alors, je vous remercie sincèrement d'être là nombreux, pour m'aider à me sentir un petit plus à ma place.
Les organisateurs m'ont demandé, il y a quelques mois, de leur proposer un intitulé pour cette prise de parole. Comme je n’avais pas vraiment d'idée, je leur ai proposé de poser une question que j'ai formulée de la manière suivante : « Comment peut-on changer d'air ? » Comment changer d'air ? Alors, j'avais pas du tout réfléchi qu'on serait juste après une élection présidentielle, qu'on serait en plein cœur d'une campagne législative. À un moment où la question de changement d'air, politique ou sociétal, est au cœur de bien des discours et de bien des slogans de campagne. Non, non, moi, j'avais juste essayé de faire un petit jeu de mots, un peu lourd, je le reconnais, sur le double sens de l'expression "changer d'air". Vous l'aviez, évidemment, compris. « Changer d'air », en français, c'est à la fois, dans un langage figuré, une expression qui marque l'aspiration au renouveau, et une image musicale, un changement de mélodie. Vous vous en doutez, c'est effectivement plutôt de cela que je vais vous parler.
Mais avant, je voudrais ouvrir une petite parenthèse, précisément, sur la notion de jeu de mots. Parce que moi, si je ne joue d'aucun instrument de musique et si je ne sais lire aucune partition, je crois que je suis, tout de même, une virtuose dans un domaine très pointu. Je maîtrise un instrument, ou disons que je possède une oreille absolue pour quelque chose. J'ai l'oreille absolue du jeu de mots et du jeu de langage. Et je pourrais même, je crois, être chef d'orchestre en la matière. Parce que j'entends les jeux de mots à des kilomètres.
C'est parfois extrêmement... C'est vrai, c'est obsessionnel chez moi. À tel point que c'est parfois un peu, je l'avoue, handicapant. Voire soûlant pour mes amis. Certains, présents ici, pourraient le confirmer. Je suis constamment à l'affût des doubles sens de langage et des expressions. Mes proches saturent, régulièrement. Disons que j'entends toujours, ou très souvent, un mot dans un autre, ou un autre sens dans une expression. Et, plus largement, j'adore les gens qui jouent avec les mots, les expressions, le double sens. Comme on jouerait d'un instrument à cordes, à vent ou à marteaux.
Alors, je voudrais vous donner 2, 3 exemples plutôt que de parler dans le vide. Plus ou moins drôles. Peut-être vous ne les trouverez pas drôles. Mais c'est ceux dont je me souviens, car ils me sont arrivés récemment.
Il y a quelques semaines de ça, un exemple parmi tant d'autres, au lieu d'intervenir ici, j'étais invitée à donner une conférence dans une société de psychanalyse. Société lacanienne, pour ne pas la citer. Pas du tout la même ambiance. Bien évidemment, tout le monde était à l'affût des lapsus que je m'apprêtais à faire. Et juste avant d'arriver, mon meilleur ami qui m'invitait là m'a demandé de ne pas être en retard à la conférence.
Je lui ai dit : « D'accord, mais il faut que je sois là quand ? » [Rires de la salle] Vous êtes allés vite ! [Au public] Il m'a répondu du tac au tac : « Non, tu peux rester toi-même. » Des exemples comme ça, j'en ai des centaines, des milliers.
Pas plus tard que la semaine dernière, après, promis, j'arrête, je me promenais dans la rue. Il faisait beau, comme aujourd'hui, et je me demandais si je devais rentrer chez moi ou faire un détour par un jardin, pour peut-être flâner un peu. Il faisait très beau, et j'ai décidé, en passant devant le restaurant d'un ami, d'acheter une salade à emporter. Maintenant, je vous raconte ma vie en détail. Et cet ami restaurateur a mis la salade dans un sac à emporter. Et tandis que je réfléchissais à là où j'allais la manger, il m'a dit : « T'as des couverts où tu vas ? » [Rires de la salle] Et... j'ai dit : « Je pense rentrer chez moi. » [Rires de la salle] Et lui : « Mais t'as des couverts où tu vas ? » [Rires de Delphine Horvilleur] « Ben, je rentre à la maison. » C'est au bout de la 3e fois que j'ai compris qu'il demandait si j'avais « des couverts », fourchettes, couteaux, à la maison, et non pas « découvert » quelque chose comme Christophe Colomb.
Bref, là, vous vous dites gentiment, sans doute, que le rabbin a peut-être pété un câble. Qu'elle était censée parler de changement d'air et qu'elle parle de ses TOC ou de son problème d'audition. Mais non, non, non. Je ne délire pas. Tout ceci, vous allez le voir, je l'espère, est cohérent et lié avec ce dont je voudrais parler. Mon obsession pour les jeux de mots et les malentendus, en général, pour les doubles sens, les ambiguïtés du langage, peut en fait être résumée en un mot qui est au cœur de mon travail, de ma fonction rabbinique et même, de la tradition dans laquelle je m'inscris, et qui n'est pas sans lien avec le lieu dans lequel nous sommes et avec ce que les gens y font, généralement.
Ce mot, c'est celui d'interprétation. En fait, je me passionne pour l'interprétation. L'interprétation des textes, des mots, des versets, du langage sacré. Et le cœur de mon travail consiste en une relecture permanente de textes, une réinterprétation qui permet d'entendre ce que des textes veulent dire et aussi ne veulent pas dire. Ce qu'on leur a fait dire en les entendant bien et parfois, en les entendant mal, en créant du malentendu, en créant dans nos lectures, volontairement ou pas, des renouveaux de sens.
Un texte sacré, c'est quoi ? C'est un texte qui reste pertinent pour une nouvelle génération. Non pas parce qu'il est toujours interprété de la même manière, mais au contraire parce qu'il peut donner lieu à des relectures, des réinterprétations, des malentendus de lecteurs qui croient parfois connaître l'intention de l'auteur, mais n'en ont aucune idée. Et sont influencés par des lectures passées ou un contexte, mais sans être nécessairement fidèles aux textes qui ont marqué la conscience collective. Parce que c'est vrai, et je vous mets au défi, vraiment, en lisant la Bible ou le Coran ou les Évangiles, de me dire quelle est vraiment l'intention de l'auteur. En fait, vous n'en savez rien et moi non plus. Nous ne pouvons qu'interpréter, en toute humilité. Être conscients que notre interprétation est peut-être un gros malentendu, une mauvaise écoute ou parfois, un jeu de mots bidon ou alors, une forme de manipulation. Il faut, avec beaucoup d'humilité, approcher cet exercice de lecture.
J'ai souvent donné cette illustration, ces dernières années, pour expliquer cette problématique d'interprétation, en évoquant un célébrissime exemple biblique : celui de la côte d'Adam. À partir de laquelle on a modelé Ève, la première femme de l'humanité. En tout cas, c'est la conscience collective, la culture populaire sur ce verset. Mais en fait, l'hébreu ne dit pas, ne parle pas exactement d'une côte à partir de laquelle elle aurait été créée. Mais parle d'un mot, « tsela », qu’on ne sait pas exactement traduire, mais qu'on peut, en tout cas, interpréter autrement, comme étant non pas une « côte », mais un « côté ». Donc, la première femme dans la Bible serait née littéralement « au côté d'Adam » et non pas « de sa côte ». Avouez que la différence est, quand même, de taille. Adam et Ève seraient côte à côte dans la Genèse et non pas comme un masculin premier qui s'appuierait sur un os qui s'appelle « la femme », comme un objet sculpté de sa côte. La différence est, effectivement, de taille, car cette traduction, c'est le moins qu'on puisse dire, a impacté le reste de l'histoire. Et elle n’est pas sans lien avec une problématique, qui nous poursuit encore un petit peu, de non-égalité entre les sexes.
On peut, si vous voulez, en reparler tout à l'heure, mais j'en reviens maintenant à ma problématique interprétative. Le cœur de mon métier, de mon engagement rabbinique, le cœur de l'exégèse rejoint, en fait, le souci de ce qui, d'habitude, se produit dans ce lieu prestigieux. Pour les lecteurs d'un texte sacré, rabbins, prêtres, imams, pour des lecteurs en général, comme pour des chefs d'orchestre ou des musiciens qui sont les lecteurs de partitions sacrées ou en tout cas, qui leur ont été transmises, le cœur du travail est dans l'acte interprétatif. Personne n'est jamais sûr d'interpréter une partition exactement comme elle devrait l'être, comme l'auteur avait l'intention qu'elle soit jouée ou comprise. Toute relecture d'un texte ou d'une œuvre, par essence, fait courir le risque du malentendu et fait courir le risque de la trahison.
Rassurez-vous, je vais tout de même vous parler de musique, de musicalité. Plus précisément, je vais aborder la question de mon intitulé, la question du changement d'air. Parce que comme rabbin, comme leader d'une communauté religieuse, comme personne amenée à diriger notamment des offices et des cérémonies, à chanter de la liturgie, à cantiller des prières, très régulièrement, eh bien, la question de l'air des prières et des offices, de la musique liturgique me tient particulièrement à cœur. Et tient particulièrement, je crois, à cœur des fidèles qui fréquentent les lieux de prière.
Dans ma synagogue, où j'officie depuis quelques années, qui se trouve dans le 15e arrondissement de Paris, les offices ont toujours été et restent particulièrement musicaux. Traditionnellement, et ce pendant des décennies, la musique des offices dans ma synagogue était systématiquement accompagnée d'un orgue. Et cet orgue, vous vous en doutez, crée une atmosphère de solennité très forte. Le rabbin entrait toujours sur quelques accords d'orgue. À ce moment-là, toute la communauté se levait, se lève encore aujourd'hui, et la plupart des chants étaient accompagnés par des partitions jouées à l'orgue, des compositions, dont la plupart dataient du 18e et du 19e siècles.
Quand je suis devenue rabbin de la communauté, il y a maintenant 14 ans, j'ai eu envie d'engager un travail de réflexion, disons, un travail de dépoussiérage, de changer un peu ce qu'on avait l'habitude de faire, d'entendre lors des offices. Je me suis dit, peut-être un peu bêtement, que quitte à voir les fidèles sous le choc d'un changement drastique, puisque leur rabbin homme était, abracadabra, devenu une femme... Je me suis dit qu'ils n'étaient peut-être pas à un changement près. Je voyais bien que les plus anciens de la synagogue, de la communauté, les plus conservateurs étaient déjà en position latérale de sécurité, au bord de l'accident vasculaire cérébral, à l'idée qu'une femme mène l'office, alors, on n'était plus du tout à un bouleversement de code près, et je me suis lancée.
Voilà comment j'ai décidé de commencer à travailler avec des compositeurs, avec des musiciens. Certains me font l'honneur d'être ici, ce soir. Alors, pas avec des organistes, mais avec notamment un pianiste de jazz, un violoniste, un clarinettiste, des spécialistes de musique « klezmer », cette musique juive d'Europe de l'Est. Et ensemble, on a commencé à réfléchir, à travailler, à composer de nouvelles musiques liturgiques pour accompagner les offices. Et ce travail, il a été pour moi extrêmement riche d'enseignement.
Et en réalité, à travers cette problématique de la musique, il m'a été donné de réfléchir plus largement à la question, non pas du changement d'air musical, mais du changement tout court dans une structure religieuse, voire dans toute structure qui aspire, comme presque toute institution, à une forme de conservation. Le monde de la pensée religieuse, ses institutions, ses rites, sont le royaume absolu, le temple suprême d'une idéologie conservatrice, d'une philosophie de l'inchangé. Ce n'est pas du tout propre à ma tradition religieuse, mais c'est vrai, admettez-le, dans toutes les nôtres.
e veux dire par là que nulle part comme dans ces lieux de culte ne résonne aussi souvent la phrase que vous connaissez tous. Soit vous l'avez déjà entendue, soit vous l'avez prononcée, cette phrase magique qui dit généralement : « C'est toujours comme ça qu'on a fait. » Cette réponse, « C'est toujours comme ça qu'on a fait », vaut pour plein de questions que vous pouvez poser dans ces institutions.
Pourquoi les prêtres, les rabbins ou les imams sont des hommes ? Parce que c'est toujours comme ça qu'on a fait. Pourquoi ne peut-on changer telle ou telle habitude dans la communauté, la paroisse, la congrégation ? Parce que c'est toujours comme ça qu'on a fait. Pourquoi ne peut-on prendre en compte tel ou tel changement dans la société ? Parce que... c'est jamais comme ça qu'on a fait. Ça, c'est une variante possible.
C'est fascinant, cette phrase, « C'est toujours ou jamais comme ça qu'on a fait », peut se décliner de bien des manières. Comme sous une forme alternative de : « Mais qui sommes-nous pour changer nos habitudes ? » Ces petites phrases de conservatisme ne sont pas propres aux religions. Vous les entendez peut-être résonner en politique, dans vos vies de famille ou dans vos vies de couple, ou dans tout système où on essaie de garantir un statu quo et parfois, de bâillonner certaines voix dissidentes.
Mais ce qui est fascinant, c'est que ce discours est toujours, toujours sans exception, un mensonge partiel. En fait, toute habitude est le produit d'un changement. D'un bouleversement, parfois léger, mais qui s'est produit à un moment donné et qui est devenu la norme, au point de faire croire à ceux qui s'y habituent que ça a toujours existé. Et bien sûr, l'idée d'un orgue dans une synagogue ou dans une église, gros scoop, n'est pas un accompagnement musical qui remonte à l'époque biblique. Ou au mont Sinaï ou qui viendrait directement de la pratique de Jésus ou d'un prophète de la Torah.
Je ne sais pas si vous imaginez, c'est une image que j'ai : Moïse en train de descendre du mont Sinaï, sous 45 degrés à l'ombre, avec un orgue à 150 tuyaux sur les épaules. Non, non, non, la musique liturgique, même la plus classique, est en fait le fruit d'une évolution. Mais chaque génération aime se raconter cela sous la forme d'un « Il en a toujours été ainsi ».
Je dois dire, objectivement, que ce phénomène me fascine. Ce phénomène porte d'autres noms. Dans la littérature contemporaine, il est expliqué par une métaphore que vous connaissez, une métaphore classique et proustienne qu'on appelle « la madeleine ». Tous ceux qui fréquentent assidûment une institution, qui se reconnaissent dans une forme de conservation, évoqueront toujours, pour éviter un changement, la notion de la madeleine de Proust à laquelle ils sont attachés, comme au sacro-saint d'une pratique ancestrale. Il n'y a rien de mal là-dedans. Il faut juste en être conscient.
C'est très vrai dans les lieux de culte concernant les musiques liturgiques. Beaucoup de gens vont à la synagogue le vendredi soir ou vont à la messe à Pâques ou le soir de Noël et attendent, parfois toute une année, d'y retrouver un air qui n'est autre que celui de leur enfance, celui de leurs habitudes. Et changer d'air, à ce moment-là, va constituer comme la violation d'un contrat émotionnel. Un non-respect de l'élan nostalgique où ils s'inscrivent. Encore une fois, cela peut être légitime.
J'en ai fait mille fois l'expérience dans les offices. Changer d'air, renouveler la musique implique d'œuvrer avec une très grande finesse, avec une certaine ruse. Parfois, avec une petite dose de malhonnêteté. Il faut composer des morceaux différents et nouveaux qui permettront aux fidèles de constater le changement, mais de se sentir encore dans une gamme de couleurs musicales où ils se perçoivent comme à la maison. Il faut leur proposer de déménager les meubles, mais de rester dans le même appartement.
Et voilà comment, ces dernières années, j'ai travaillé avec des musiciens qui ont composé des nouvelles musiques, tout en créant une tonalité musicale qui a fait comme un effet madeleine de Proust. Parfois, en aménageant des airs connus, pour leur faire prendre un petit twist inattendu. Raison pour laquelle j'ai souvent travaillé avec des spécialistes de klezmer, la musique juive d'Europe de l'Est. Parce qu'ils avaient à l'oreille, à l'archet ou dans leur souffle quelque chose d'un rythme connu pour de nombreux fidèles. Et on a réussi comme ça à créer des compositions originales que certains ont prises pour des classiques ancestraux.
Je voudrais vous donner des exemples de cela, en vous faisant écouter, aujourd'hui, quelques petits airs. Deux musiciens vont me retrouver : Yuri Shraibman, clarinettiste, avec qui je travaille très souvent, et Christophe Violland. Je les remercie sincèrement d'être à mes côtés ce soir. Je vais vous proposer maintenant une espèce de mini concert de synagogue, medley de Shabbat.
Alors, imaginez-vous... Prenons un instant, fermez les yeux. Imaginez que nous sommes vendredi, à la tombée de la nuit. Et bien sûr, vous êtes venus rapidement à la synagogue pour accueillir Shabbat. Un temps à part de tous les autres temps. On va rompre avec la frénésie de la semaine, on va entrer dans un temps de repos et de joie. Et comme chaque vendredi soir, pour accueillir ce temps sacré, vous vous préparez à prononcer une liturgie ancestrale qui a été composée au 16e siècle par des mystiques, qu'on appelle des kabbalistes, qui vivaient en Galilée, à Tsfat, très loin d'ici, et avaient l'habitude d'accueillir Shabbat, chaque vendredi, sous les traits d'une princesse.
Et chaque vendredi soir, dans toutes les synagogues du monde, on rejoue la scène, d'une manière ou d'une autre. On chante une prière, peut-être la plus célèbre de cet office. Une prière qui s'appelle « Lekha dodi ». On fait comme si on accueillait une reine, une princesse dans notre lieu de culte. Vous avez peut-être déjà assisté à cette chorégraphie liturgique particulière. À un moment, on se lève, on se tourne vers une porte d'entrée, comme si Shabbat, sous les traits d'une princesse, entrait.
On prononce ces mots en hébreu : « Lekha dodi likrat kallah penei Shabbat nekabelah. » « Allons, mon bien-aimé, au-devant de cette princesse pour accueillir Shabbat. » Cette prière est tellement célèbre qu'elle existe avec des milliers d'airs qui permettent de chanter ces mots. On ne chante pas la même version en France ou aux États-Unis. On ne chante pas la même version dans le Nord et dans le Sud de la France. Dans des familles ashkénazes, c'est-à-dire d'Europe de l'Est, ou séfarades, dans des familles marocaines ou tunisiennes. Dans un monde d'origines françaises ou plutôt polonaises.
Il existe autant de versions que de lieux, que de cultures juives et d'influences diverses. Mais vous pouvez être sûrs que si vous entrez... Imaginons que vous êtes un jeune rabbin, invité à officier dans une nouvelle synagogue. Première chose, vous demandez au fidèle quelle version du « Lekha dodi" il veut entendre. Il vous dira toujours : "La normale." Voilà. Parce que la "normale », c'est la vraie, l'authentique à ses yeux. Et c'est toujours celle avec laquelle il a grandi. C'est sa madeleine de Proust à lui, la « normale ».
Alors, voici un petit medley, pour que vous ayez à l'oreille plusieurs « Lekha dodi » normaux. Que vous voyiez à quoi ça ressemble. On va commencer tout simplement par la version normale, française, la plus célèbre. Si vous entrez dans une synagogue parisienne, il y a de très fortes chances pour que vous entendiez ceci. Oui, mais si vous poussez la porte d'une synagogue un peu plus au sud, ou à Paris, mais fréquentée par des gens qui peut-être viennent d'Afrique du Nord ou ont fait un passage par des contrées plus orientales, il y a de grandes chances que vous entendiez cette normalité-là. Mais si vous avez envie de faire un voyage vers l'Europe de l'Est, si vous vous sentez l'âme hassidique, l'âme d'un judaïsme ukrainien, des affinités avec un judaïsme auquel on pense beaucoup aujourd'hui, qui est né dans les plaines d'Ukraine, notamment du côté de Bratslav, alors, peut-être, vous vous sentirez emportés par ce « Lekha dodi ».
On pourrait en jouer des milliers. Je veux bien revenir chaque semaine, selon le lieu où on se trouve... C'est gentil, mais le moment est venu pour moi de me confesser. Ma faute... Ce n'est pas un truc très juif, la confession, mais voilà. Ma faute, ma très grande faute, ma très, très grande faute, et je rougis de ce culot qui est le mien, c'est que, chers amis, j'ai osé participer à l'écriture d'un nouveau « Lekha dodi ». J'ai demandé à un compositeur, il y a quelques années, d'en créer un autre, que vous allez entendre brièvement. C'est une nouvelle version, un changement d'air du « Lekha dodi ».
J'ai commencé, Yuri s'en souvient bien, à jouer cette version il y a 4 ou 5 ans, dans ma synagogue. Au commencement, bien sûr, certains ont tiqué. D'où venait donc ce truc inconnu qui ressemblait vaguement à une valse ? Et mystérieusement, s'est produit un phénomène qui, véritablement, aujourd'hui me fascine. Les enfants de la synagogue, les plus jeunes, se sont emparés de cet air, l'ont adopté. De plus en plus souvent, ils sont venus me voir avec une demande.
Un enfant, à 12 ans pour une fille, 13 ans pour un garçon, devient bar ou bat-mitsva. Au moment où il entre dans l'âge des responsabilités, à la date anniversaire de son entrée dans cet âge, on lui donne un petit privilège : choisir, ce Shabbat-là, quels seront les airs de la liturgie, quel air du « Lekha dodi » il a envie d'entendre. De plus en plus, ces dernières années, les jeunes sont venus en me disant : « Moi, pour mon 'Lekha dodi', je voudrais l'air normal. »
Par « air normal », la plupart du temps, ils faisaient référence à la composition récente. À leurs yeux, ou plutôt à leurs oreilles, ce nouveau morceau était devenu leur madeleine de Proust. Leur « C'est toujours comme ça qu'on a fait. » Vous vous en doutez, ce sujet me fascine, car il est une réponse parfaite à apporter à tous ceux qui disent : « Qui sommes-nous pour changer nos habitudes ? »
Il nous permet de dire tout simplement que nous sommes les héritiers de gens qui ont su, à un moment donné, changer un peu des habitudes. Nous sommes les enfants d'hommes et de femmes assez culottés pour bouger un peu les choses. Et peut-être que leur capacité de renouveau, celle qu'ils ont exercée en leur temps, nous oblige encore aujourd'hui. Peut-être que nous leur sommes précisément fidèles, lorsque nous reproduisons un peu de leurs gestes et de leur culot.
Je pourrais multiplier les exemples de changements de tradition qui sont devenus des normes pour la nouvelle génération. Je voudrais vous en donner un exemple très personnel, qui m'est cher, et qui illustre bien ce principe, même s'il n'est pas musical. J'anime chaque mois, dans ma communauté, un office musical pour les tout-petits, entre 2 et 6 ans, qui chantent, dansent, et écoutent des histoires et des contes, le vendredi soir, à la synagogue.
La plupart du temps, ces enfants ne viennent qu'une fois par mois. Donc, ils ne connaissent qu'un seul rabbin puisque c'est moi qui prends en charge ces offices. Récemment, un petit garçon, qui doit avoir 4 ou 5 ans, est venu me voir à la fin d'un office des enfants et il m'a dit, avec sa petite voix mignonne : « Tu sais, j'aurais adoré devenir rabbin un jour, mais dommage, je peux pas, je suis un petit garçon. »
Évidemment, pour ce petit bonhomme, rabbin, c'était forcément un métier de fille puisqu'il n'avait connu qu'une femme exerçant cette fonction. Alors, je ne lui ai rien dit. Je me suis dit qu'il finirait par découvrir la vérité et concevoir que tous ne chantent pas la même mélodie au sein du monde religieux.
Mais pourquoi vous parler de tout cela, chers amis ? Nous sommes le 10 mai, année d'élection présidentielle. En pleine campagne pour des législatives. 10 mai, une date symbolique de ce qui fut perçu en 1981 comme un sacré changement d'air. Le propre des discours politiques et des idéologies, c'est que parfois, elles vous promettent des lendemains qui chantent, en disant : « Grâce à moi, rien ne sera plus jamais comme avant. »
Ou au contraire, certaines jouent la carte de la nostalgie, d'un bon vieux temps : « Grâce à moi, on va réentendre des rengaines de notre enfance, revenir à un temps tel qu'il était, un bon vieux temps. » Et ces deux discours, vous l'entendez, l'un comme l'autre, sont des mélodies dissonantes. En fait, une forme de mensonge ou de chant de sirène, parce que la vérité, c'est que le seul nouvel air qui tienne, le seul changement d'air pouvant s'imposer à une nouvelle génération, c'est toujours un subtil équilibre entre de la rupture et de la continuité.
Une certaine façon de dire : « Nous pouvons changer de mélodie et de rythme, à condition d'avoir la conscience que nous restons des héritiers. » De faire preuve d'un certain art de la réinterprétation. Nous héritons de textes, de mélodies, de cultures, de partitions, et les auteurs ne nous demandent pas de les lire comme ils les ont lus, interprétés ou joués. Mais d'être les héritiers de leur lecture, pour que nous puissions les jouer, les entendre à notre tour, mais un peu autrement.
Je voudrais conclure avec une petite blague, obligatoire, une petite histoire juive avant que l'on puisse engager une conversation ensemble. Une petite histoire qui raconte bien l'art des interprétations contradictoires. Je l'adapte un tout petit peu, pour qu'elle soit un peu plus précisément une illustration de mon propos.
C'est l'histoire d'un visiteur qui entre, pour la première fois, dans une synagogue, dans une ville inconnue où il n'a jamais mis les pieds. Le vendredi soir, il décide d'aller dans cette synagogue pour la première fois, un endroit où il ne connaît pas les traditions. Et arrive ce moment dont je vous ai parlé où il faut chanter le « Lekha dodi ». Il se rend compte qu'au moment de le chanter, la moitié de la synagogue se lève et chante fort, l'autre moitié reste assise et chante beaucoup plus doucement. À ce moment-là, les debout qui chantent fort se tournent vers les assis : « Vous faites quoi ? Levez-vous ! » Et les assis disent violemment aux debout : « Mais non, non, non, non ! Asseyez-vous ! » Les fidèles commencent à s'emporter les uns contre les autres. Le visiteur, là pour la première fois, désolé, aimerait pouvoir apaiser la situation. Il se dit que la tension devrait pouvoir se résoudre. Il va vite demander à un fidèle qui a l'air d'avoir des habitudes : « Mais en fait, c'est simple. C'est quoi, votre tradition d'origine ? Au départ, les gens avaient l'habitude de se lever ou de s'asseoir à la prière ? Vous n'avez qu'à faire la même chose. » Le fidèle lui dit : « Ah oui, c'est une bonne idée. Tu sais quoi, demandons à notre ancien, à quelqu'un là depuis très longtemps. Regarde tout au fond, il y a un monsieur très âgé, c'est peut-être notre plus vieux membre. Lui, il sait forcément répondre. » Le visiteur se tourne vers ce vieux monsieur et il lui dit : « Vous qui êtes là depuis très longtemps, la tradition chez vous, c'est de vous lever pour le 'Lekha dodi' ? » Le vieux répond avec certitude : « Non, non, pas du tout. Ça, c'est pas la tradition, ici. » « Ah ben, voilà ! » répond le visiteur, « La tradition, c'est donc de vous asseoir pour réciter le 'Lekha dodi'. » À ce moment-là, le vieil homme lui dit : « Non, non, pas du tout. C'est pas ça, la tradition, ici. » « Mais enfin, ça n'a pas de sens. Si vous êtes incapable de dire si la tradition consiste à s'asseoir ou à se lever, vous allez continuer à vous disputer chaque semaine, à prier dans un brouhaha infernal en vous hurlant au visage. » Là, le vieil homme lui dit « Exactement ! C'est ça, la tradition, ici. »
Et vous voyez, chers amis, j'adore cette histoire qui dit bien que parfois, le conservatisme de la norme est une forme de brouhaha. Parfois, le brouhaha est une forme de tradition. Parfois, il est un certain respect de la divergence, aussi. Toujours, il faudrait être capable de préserver et chérir un certain art de la discussion et du débat, et reconnaître que la force... Reconnaître la force de la rencontre entre notes différentes qui crée ce que certains appelleront du bruit et d'autres, un accord.
Un accord en musique ou dans tout groupe humain, c'est la capacité à ne pas jouer la même note, mais à trouver comment des différences peuvent, tout à coup, créer un son assez inédit. Et en fait, jouer avec les sons, c'est exactement comme jouer avec les mots. C'est garantir qu'il reste pour toujours un malentendu ou en tout cas, un au-delà de ce que j'ai entendu. Et que la différence entre ce qui est dit et ce qui est perçu crée la possibilité d'un dialogue. La possibilité d'entendre la mélodie de l'autre et d'accorder un tout petit peu la nôtre à la sienne. Merci à vous.
[Applaudissements]
Merci à vous. Je n'ai aucune idée de l'heure. On a le temps pour des questions ? Je vous avoue que j'ai perdu la notion du temps. Quelle heure est-il ? 19h44. Parfait, très bien. Je suis dans les temps. Si certains parmi vous veulent engager une conversation ou poser des questions qui n'ont rien à voir. De préférence, qui n'ont rien à voir.
Personne du public n°1 : Merci pour tout ce que vous avez dit. Merci d'avoir si bien surfé entre la tradition et la modernité, d’avoir parlé de l’anormal et de la normale. Vous avez débattu du changement d'air, mais je voudrais simplement savoir : est-il possible de changer d'ère ?
D. Horvilleur : [Rires] Je ne sais pas exactement répondre, mais ce que cela m'inspire... Petite, à l'école, j'étais toujours fascinée par ces moments où on nous disait qu'en tel siècle ou telle époque, on passe de la préhistoire à l'Antiquité. J'imaginais le type qui, le matin, ouvre sa fenêtre et se dit : « Ah ben, voilà, c'est l'Antiquité ! » En réalité, bien entendu, les changements d'ère ne peuvent jamais être pointés lorsqu'ils arrivent. On les définit toujours ultérieurement. Il faut une latence particulière de conscience et d'interprétation de l'histoire pour déterminer qu'à tel moment de nos vies, nous avons changé d'ère.
Aujourd'hui, bien entendu, on peut déterminer que l'impression, le téléphone, la TV nous ont fait entrer dans une nouvelle ère. Nous sommes conscients qu'Internet et les technologies ont le même effet. Il est très difficile de pointer très précisément, pour notre temps et pour nous-mêmes, le changement d'ère. C'est là qu'il faut faire confiance à la génération suivante et aux liens intergénérationnels pour définir ce qui sera le changement d'ère de notre temps. Nous sommes nombreux à avoir le sentiment que nous sommes entrés aujourd'hui dans un moment anxiogène, à la fois d'un point de vue sanitaire, environnemental et politique. Nous nous demandons si nous pouvons parler aujourd'hui d'un nouveau monde.
Pendant le confinement, vous en avez sans doute fait l'expérience, c'était troublant de voir à quel point les gens se faisaient la promesse solennelle que, lorsqu'ils sortiraient, rien ne serait comme avant. Je rencontrais souvent des gens, ou au téléphone, qui me disaient : « À l'instant où je sors de chez moi, ma vie va changer radicalement. Je ne ferai rien comme avant. » Souvent, je demandais : « C'est quoi, le premier truc que tu vas faire ? » La plupart du temps, ils me répondaient : « Aller dans mon petit café où j'ai l'habitude, m'asseoir à la même table et commander mon petit cappuccino, comme j'ai toujours eu l'habitude. » [Rires de la salle] C'est extraordinaire, parce que ça, on en rit, mais cela raconte l'humain, sa fragilité, sa vulnérabilité. Son aspiration à un changement radical et sa puissante nostalgie à retrouver ses fondements. C'est-à-dire à tremper sa madeleine dans un café au lait. Quelque chose là-dedans nous raconte bien, mais c'est quand on a l'humilité de le reconnaître qu'on peut être un peu un agent de changement. De changement d'air, quelle que soit l'écriture. Merci pour cet autre jeu de mots. Je l'avais entendu.
Personne du public n°2 : Mais il y a des moments dans l'histoire où la proportion de tradition qu'on va garder et la proportion de modernité qu'on va créer varient. Il y a des moments où il y a beaucoup de traditions qu'il va falloir laisser tomber. Aujourd'hui, dans « Changer d'air », il y a évidemment l'air qu'on respire. Donc, on peut se poser la question de l'ampleur de ce qu'on doit jeter et abandonner de la tradition.
D. Horvilleur : Absolument, vous avez raison. On ne vit pas l'exercice de changement d'air ou de conservation de la même manière à chaque époque. La question qui se pose à chaque temps est de comprendre, à chaque époque, s'il est simple ou complexe d'être un héritier. Il y a des périodes où c'est plus facile qu'à d'autres de se sentir un héritier. Et il y a des moments, comme celui que nous vivons, qui stimulent le conflit intergénérationnel. Cela existe à toutes les époques, ce conflit, mais il y a des moments où il faudrait être sourd ou aveugle pour ne pas le voir ou l'entendre gronder.
Tellement souvent, on a entendu, et c'est bidirectionnel, cette expression « OK, boomer » ces dernières années. Cette façon qu'a une nouvelle génération de se tourner vers la génération des boomers en disant : « Finalement, vous vous êtes plantés. » Il y a ce conflit intergénérationnel très présent et vice versa, beaucoup regardent avec mépris la nouvelle génération, comme si elle n'avait rien compris, était à côté de la plaque ou trop radicale dans des combats qu'elle croit poursuivre ou avec lesquels elle croit rompre. Mais nous sommes dans un temps où ce conflit est extrêmement tendu. C'est problématique, car chaque nouvelle génération a le devoir, bien entendu, de critiquer son héritage. C'est même extrêmement salutaire et nécessaire, mais à condition de percevoir qu'on est dans le sillon de ce qui nous a précédés, quitte à ce que ce sillon soit extrêmement critique et revendicatif. Mais s'imaginer qu'on va pouvoir construire une nouvelle ère en tabula rasa du passé est à la fois illusoire et bien souvent dangereux, voire un peu mortifère.
Alors, comment travaillons-nous aujourd'hui cette question de l'héritage ? Personnellement, je m'y intéresse beaucoup de l'intérieur des textes religieux. Le propre des voix religieuses conservatrices, c'est-à-dire des orthodoxies, ou des voix les plus dogmatiques de nos traditions religieuses, dans nos monothéismes, c'est qu'on y entend le plus la voix du « On a toujours fait comme ça », la voix de la conservation. Le paradoxe vient avec le fait que tous les héros de nos textes sont des gens qui ont rompu avec leur origine. Tous ces héros des religions monothéistes sont des gens en rupture avec leur filiation. C'est le cas d'Abraham, père des trois monothéismes, qui, quand même, entend cet appel : « Quitte la maison de ton père, va où je t'indiquerai. » Donc, il est en rupture totale avec la génération précédente. C'est le cas de Jésus qui rompt avec sa filiation biologique en entrant dans une autre filiation, un cheminement. C'est le cas de Mahomet, le prophète, qui se met en chemin à partir de là où il est né. Les musulmans comptent le temps à partir de l'Hégire, à partir du moment où Mahomet quitte la maison. Vous percevez que tous nos héros sont des gens qui se sont éloignés de chez eux.
Et ceux qui affirment parler aujourd'hui en leur nom sont toujours des gens qui disent : « Restez à la maison. Ne bougez pas de la maison, revenez à l'origine. » Il y a là un paradoxe philosophique insoluble. Qu'est-ce que la fidélité à un héritage ? Est-ce une fidélité à de l'inchangé ou une fidélité à de la rupture ? Nul ne peut y répondre exactement, mais cette question est importante. Vous avez raison, elle est politique, en réalité.
Aujourd'hui, la question de l'avenir de notre société a à voir avec cette revendication d'héritage et la conscience que la seule transmission qui fonctionne... Si vous êtes parents ou grands-parents, vous le savez : on ne sait jamais ce qu'on transmet à la génération suivante. Ce qu'on a voulu transmettre ne marche pas, et ce qu'on a dit : « Surtout pas », les enfants réussissent à le capter. Je le dis en présence de mes enfants. Ça ne marche pas ! Qu'est-ce qui marche alors ? La transmission ne fonctionne que lorsque vous savez que vous transmettez quelque chose en le twistant un peu. Le meilleur exemple est la soupe de grand-mère, pour ceux qui cuisinent parmi vous. Vous ne pouvez transmettre à vos enfants la soupe de votre grand-mère que si vous ajoutez une épice ! Si vous transmettez la même recette, vous allez l'oublier. Mais si vous êtes capable de dire : « Moi, j'ai rajouté un petit truc ou j'ai changé un petit ingrédient », eh bien, mystérieusement, ça passe. La recette de transmission, c'est encore ce subtil équilibre entre fidélité et infidélité à la recette. Ça vous a donné faim ? [Rires]
Personne du public n°3 : Il y a cette jolie phrase de René Char : « Notre héritage n'est précédé d'aucun testament. »
D. Horvilleur : Absolument, « notre héritage n'est précédé d'aucun testament ». Très bien dit. Oui. Chouette, des mains se lèvent un peu partout.
Personne du public n°4 : Bonsoir.
D. Horvilleur : Bonsoir.
Personne du public n°4 : D’abord, vous avez une merveilleuse voix quand vous chantez…
D. Horvilleur : Merci beaucoup !
Personne du public n°4 : …mais aussi quand vous parlez. Est-ce que le danger de la tradition ne réside pas dans le « on dit », que j'entends aussi dans « tra-di-tion », et si le danger de la modernité n'était pas parfois dans l'air à la mode ?
D. Horvilleur : Très bonne question, merci. Effectivement, en écoutant votre question sur le « on », je suis renvoyée à un moment, à un enseignement très important reçu au séminaire, peut-être même le plus important, au séminaire rabbinique à New York. Un jour, un de mes professeurs m'a dit : « Dès que quelqu'un commence une phrase en te disant : 'La Torah dit que', 'Le Coran affirme que' ou 'Les Évangiles considèrent que', tu dois immédiatement interrompre la conversation et lui dire : 'La Torah lue par qui ? À quelle époque ? Dans quel contexte ? Et interprétée comment ? Avec quel agenda politique ?' »
En fait, il ne faut jamais laisser quelqu'un prononcer ces « on », prononcer ces phrases, comme des vérités immuables développées hors contexte. Le gros problème où nous en sommes vis-à-vis des pensées religieuses aujourd'hui et de la violence que souvent elles suscitent dans leur sillon, c'est que nous laissons souvent des voix les exprimer hors contexte. Sans réfléchir au contexte de leur écriture, de leur interprétation ou au contexte inédit de leur lecture contemporaine.
J'ai dit à une époque, et pardon, c'est un peu moche, que quand on lit un texte sans son contexte, on est juste un con face à son texte. [Rires et applaudissements] Mais c'est vrai. Si vous lisez un texte sans vous poser la question : à quoi il répond quand il est écrit, édité, composé, lu, interprété ? Quels sont les enjeux politiques, familiaux, internationaux du moment ? On ne peut pas lire la Bible, par exemple, ou les Évangiles, en déconnexion des polémiques politiques de leur temps. Il y a toujours des éléments, oui, polémiques, ou en réaction au monde environnant. Tous nos textes sont sous influence, tous nos textes sont « contaminés », fertilisés, pour le dire de façon plus belle, par les environnements croisés.
Je peux donner mille exemples dans ma tradition, mais c'est vrai dans toutes. Regardez le calendrier juif, vous voyez bien que chacune de ses fêtes vient raconter la rencontre entre le monde juif et les civilisations environnantes. La Pâque juive, c'est un symposium gréco-romain, reproduit à la mode des rabbins des premiers siècles. C'est totalement une fête sous influence hellénique. De la même manière que Pourim, le carnaval juif au printemps, est sous influence de la tradition perse antique. Mais cela ne fait pas de ces fêtes des fêtes moins juives ou moins authentiques. Elles sont authentiquement juives parce qu'elles sont le fruit d'une rencontre des Juifs avec d'autres mondes.
Le problème que nous avons bien souvent, c'est que nos leaders, ou les voix dogmatiques de nos pensées religieuses, sont des obsédés de la pensée pure. Ils sont obsédés de la pureté des pensées, des pratiques, et des phobiques de la contamination. Ils veulent toujours se raconter l'histoire d'une pureté des origines, d'une non-rencontre avec l'autre. Comme si nous n'avions pas été altérés par de l'altérité. Que la rencontre de l'autre ne nous avait pas changés. Mais nous sommes authentiquement, vraiment, purement nous-mêmes quand nous reconnaissons à quel point nous sommes le produit de ces fertilisations, ces rencontres et ces influences mêlées.
Je ne sais pas si je vous réponds, mais voilà le « on » de la tradition, et très souvent, celui des phobiques de la rencontre. Celui qui voudrait croire que les frontières de nos pensées, de nos histoires sont bien plus hermétiques qu'elles ne l'ont réellement été. Et en fait, c'est bien souvent un discours de mensonge historique qui nous protège.
Personne du public n°5 : Bonsoir. Je ne sais pas si votre prof’ de chant était assis ou debout, mais en tout cas, il a bien réussi. Ou peut-être que vous n’en aviez pas. 2e mini-question : seriez-vous d'accord pour dire que l'un des plus magnifiques jongleurs de mots est Raymond Devos ?
D. Horvilleur : Oui, je suis d'accord. Absolument. C'est, pour moi, quelqu'un qui... Il y en a beaucoup d'autres, mais Devos, c'est vrai. Une de mes passions est Romain Gary, aussi. J'ai la chance d'avoir écrit une pièce, très bientôt jouée par Johanna Izard, ici présente, où je raconte ma passion pour Gary et Ajar. Mais ça fait partie des auteurs, Devos et beaucoup d'autres qui, pour moi, ont ce talent de nous emmener vers un monde plus grand, grâce au langage qui n'a pas fini de dire. Mais je vous ai interrompu, pardon.
Personne du public n°5 : Non pas du tout, c'étaient trois mini-questions. Donc, la 3e : est-ce que les lapsus font partie de ce monde, un petit peu, du jonglage de mots ? Moi, j'entends parfois pas exactement les mots qu'on m'a dits. Est-ce que vous pensez avoir fait des lapsus pendant votre topo ?
D. Horvilleur : Oui, j'espère. En tout cas, je pense que la psychanalyse en dit des choses extraordinaires. Je dirais que, pour revenir au monde de mon expertise, le Talmud et la pensée rabbinique sont remplis de cette conscience et certitude que les mots parlent bien au-delà de ce qu'on veut dire. Qu'il existe dans le langage un pouvoir-dire toujours plus grand que notre vouloir-dire. Ce qu'on dit, à partir d'une volonté de s'exprimer, appartient toujours plus à l'oreille qui écoute qu'à nous, la bouche qui l'avons prononcé. Cette distance entre ma bouche et votre oreille est la possibilité d'un langage agrandi. Et le lapsus en fait partie. Il y a énormément de... C'est un ressort d'humour juif extrêmement fort que le lapsus ou le double sens.
J'ai le droit encore à une blague ? J'en raconte une, souvent, emblématique de ça. Elle pourrait ne pas être juive. Deux hommes sont devant un bain public, et l'un dit à l'autre : « T'as pris un bain ? » Et l'autre : « Pourquoi ? Il en manque un ? » [Rires] Vous voyez, c'est... Évidemment, ça joue sur ce ressort : qu'est-ce qui vous dit que vous avez compris ce que l'autre a voulu dire ? Et cette incertitude, cette possibilité de l'autre sens, qui a beaucoup à voir avec le lapsus, le jeu de mots, le contresens et le malentendu, est la condition d'un enrichissement de la relation.
Romain Gary disait souvent dans ses livres que pour bien se comprendre, il ne faut pas parler la même langue. Je trouve ça très juste. On a tendance à croire qu'on se comprend bien quand on parle la même langue. Mais précisément, quand on ne parle pas la même langue, quelque chose devient possible. J'en fais tout le temps l'expérience dans le dialogue interreligieux, le lieu parfait du malentendu, au sens premier. Quand on se rencontre en dialogue interreligieux, on est plein de bonnes intentions de dire qu'en fait, on se comprend, on dit la même chose, on veut la paix. Vous connaissez la problématique d'une certaine niaiserie dont ce dialogue a du mal à s'échapper. Pour moi, un dialogue efficace et intéressant, c'est commencer par la reconnaissance qu'on ne se comprend pas du tout. Qu'on ne parle pas du tout la même langue et que le même mot ne veut pas dire pareil. Ça m'arrive souvent, je fais du dialogue musulman, chrétien. Quand je parle avec un chrétien et qu'il me parle de foi, moi, juive, je ne comprends pas exactement ce qu'il veut dire. La façon dont le monde chrétien utilise le mot "foi" sonne un peu à côté pour une oreille juive, car la tradition juive est moins construite sur la centralité du credo que la chrétienté, évidemment. De la même manière, quand un musulman me parle de soumission, je ne suis pas bien sûre de comprendre. Et quand moi, juive, avec des chrétiens et musulmans, je parle de commandements, leurs yeux sont grands ouverts. J'entends que le mot dans ma bouche n'est pas le mot dans leur oreille. Ça nous oblige à accepter que la conversation commence quand on sait très profondément, viscéralement, qu'on ne parle pas la même langue. Et comme on ne se comprend pas, on va pouvoir commencer à discuter.
Personne du public n°5 : Du coup, vous n’avez pas répondu à ma question sur les lapsus.
D. Horvilleur : Ne pas répondre à la question est un truc de rabbin. [Rires et applaudissements] Merci, excusez-moi. Ce n'est pas que les rabbins font ça.
Personne du public n°5 : Juste pour vous donner un exemple, vous avez dit plusieurs fois « orgues ».
D. Horvilleur : orgues ?
Personne du public n°5 : Vous avez dit plusieurs fois « orgues ». Une fois, moi, j'ai entendu « ogres ».
D. Horvilleur : Ah ben, voilà !
Personne du public n°5 : Je ne sais pas si vous l'avez dit ou pas.
D. Horvilleur : Non, mais c'est beau de l'avoir entendu… Je vois que ma fille a une question. On peut la prendre ?
Fille de D. Horvilleur : On rentre à quelle heure à la maison ?
[Rires et applaudissements nourris]
D. Horvilleur : Alors, je vais réfléchir, et d'un point de vue talmudique, voilà. Bientôt…Merci à tous pour votre présence et aux formidables musiciens qui m'ont accompagnée, Christophe et Yuri.
[Applaudissements]
Delphine Horvilleur
Les musiques liturgiques, par exemple, sont pour certains fidèles comme des « madeleines de Proust » qu’il s’agirait de ne jamais faire évoluer.
Mais qu’en est-il de la créativité musicale dans le monde du culte ? Et que disent les nouveaux airs d’une créativité religieuse possible ?