La Cité de la musique – Philharmonie de Paris présente « Les Grands Témoins » : Francis Kurkdjian, Mes notes parfumées
Animé par Chloë Cambreling – Salle de conférence, Philharmonie
Chloë Cambreling : Bonsoir et bienvenue à la Philharmonie de Paris. Nous sommes très heureux, très heureuses, d’ouvrir avec vous ce soir une nouvelle saison des grands témoins. Cette série est pour la Philharmonie l’occasion de proposer d’autres regards, d’autres paroles sur la musique, grâce à des personnalités qui, sauf exception, ne sont pas musiciennes professionnelles ou musicologues, mais qui acceptent de penser une intervention en lien avec la musique, avec l’écoute ou avec le son, à partir de leur personnalité, de leur sensibilité, de leur activité. Un pas de côté qui peut ouvrir bien des chemins puisque nous tenons à ce que cette programmation soit très large. Cette année, il y aura notamment William Marx, Mathias Énard, Esther Duflo, Patrick Chamoiseau ou encore Agnès B.
Mais ce soir pour cette première, nous sommes ravis de vous accueillir. Francis Kurkdjian, bonsoir.
Francis Kurkdjian : Bonsoir, bonsoir Chloë , bonsoir à toutes et à tous.
C. C. : Créateur de parfum, « compositeur de parfum» , comme vous le dites, et cela nous met déjà un peu sur la voie. En quelques mots rapidement, nous pouvons rappeler que vous avez connu très tôt le succès puisque vous avez créé à seulement 24 ans Le Mâle de Jean-Paul Gaultier. Vous avez fondé en 2009, avec Marc Chaya, la Maison Francis Kurkdjian.
Vous êtes aussi, depuis 2021, directeur de la création des parfums Dior et depuis longtemps, depuis le début des années 2000, vous conversez avec des artistes, vous créez des œuvres avec d’autres : Sophie Calle, Christian Rizzo, Cyril Teste ou Klaus Mäkelä. Ainsi le lien avec la Philharmonie existe depuis déjà plusieurs années, puisque fin 2022, vous avez donné avec Klaus Mäkelä une double interprétation de la Deuxième suite pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach.
La saison dernière, vous avez créé les accords olfactifs pour la Trilogie Cocteau / Philip Glass qui était proposée ici, avec Katia et Marielle Labèque, Cyril Teste et Nina Chalot. Nous y reviendrons, bien entendu. Merci beaucoup d’avoir accepté notre invitation. La programmation des grands témoins est très ouverte et la forme des interventions également. Ce soir, c’est un grand entretien en musique.
Alors vous avez intitulé, Francis Kurkdjian, cet entretien « Mes notes parfumées ». En réalité, tout ce que je viens déjà d’énoncer suffit à expliquer pourquoi il était important pour nous de vous avoir parmi nos grands témoins. Mais en réalité, il y a encore bien plus à dire, puisque votre lien à la musique est ancien, il est profond et il est important.
Je vais commencer avec une question que nous posons à chaque grand témoin. En général, elle arrive souvent à la fin mais pour vous, on va commencer avec : quels sont les musiques et les sons de votre enfance ?
Francis Kurkdjian : Vous disiez qu’ils étaient lointains : ils sont utérins, je pense, parce que j’ai un frère aîné de 6 ans qui jouait du piano. J’ai dû certainement, dans le ventre de ma mère, écouter mon frère jouer La Lettre à Élise, et mon père jouait de la guitare. Les sons de mon enfance c’est à la fois… le tic-tac d’une petite pendulette qui était chez mes grands-parents.J’ai beaucoup vécu chez mes grands-parents et ce tic-tac m’empêchait de dormir le soir parce que mon grand-père la remontait, avant d’aller se coucher. Et donc je dormais avec ce tic-tac et je n’arrivais pas à dormir. Je suis retombé sur cette petite pendulette il n’y a pas longtemps.
Il y a le tic tac de mon enfance. Il y a la messe à l’église arménienne. Pour moi c’est assez fondamental parce que c’était des chants et des sonorités tellement différentes de ce que j’entendais à la radio ou à la télévision et de la musique classique en général. C’est un peu comme la cuisine arménienne, la cuisine du Moyen Orient : il y a une espèce de double culture, voilà. Ça c’est important.
Et je dirais sans doute de mon enfance, à partir de l’âge de 5-6 ans, c’était le piano à l’école de danse : parce que j’y allais très souvent. À une époque, j’allais quasiment tous les jours à la danse. Et donc des morceaux classiques très récurrents d’accompagnement de ballet, de barre en fait, d’exercice.
C. C. : Alors la danse on va y revenir un peu plus tard évidemment parce que c’est très important aussi. Peut-être là, parmi tout ce que vous avez cité : les chants de messe, l’église arménienne, ça, peut-être que ça vaut la peine de s’y arrêter un peu plus longuement parce que ça aussi a un lien avec une personnalité qui a été très importante justement dans votre rapport à la musique.
F. K. : C’est un lien familial parce que c’est l’oncle de mon père qui était compositeur de musique, organiste. Sa femme était violoncelliste. Donc la musique a une part importante dans ma famille de par ces liens, mais aussi ma mère avait une très belle voix, elle était mezzo. Donc elle chantait souvent. Elle chantait d’ailleurs à la chorale, c’est à la chorale que mes parents se sont rencontrés.
Donc on y allait très fréquemment, on y allait au moins une à deux fois par mois. Nous habitions en banlieue et c’est l’église arménienne de la rue Jean Goujon dans le 8e arrondissement. Donc on venait au moins une fois par mois. C’est une messe qui dure – ils l’ont raccourcie maintenant – mais ça dure 3h30 la messe arménienne. L’office dure 3h00, 4h00, donc quand vous êtes un petit garçon…
C. C. : Mais avec beaucoup de musique donc.
F. K. : Avec beaucoup de musique, beaucoup de chants, avec beaucoup d’encens. Donc vous sortez presque avec les yeux qui piquent, tellement il y a de l’encens. Et puis ces voix… Il n’y a pas du tout de français : c’est une messe pendant 3h30 où l’on ne s’exprime pas en français, il n’y a jamais eu de traduction.
Il y a des paroisses où on peut traduire, mais à Paris on ne traduit rien, donc c’est de l’ancien arménien qui correspondrait finalement à l’équivalent d’une messe en latin. Mais un latin qu’on parlerait toujours, puisqu’en arménien il y a deux niveaux de langage. Donc c’est un peu complexe : ce n’est pas l’arménien de tous les jours, comme on rigole avec mon père. Mais c’est vrai que c’était assez fascinant ce décorum. Et puis il y avait quelque chose de très fantasmagorique : parce qu’il y avait l’encens, il y a cette petite église, mais il y a un dieu qui vous regarde, comme ça, avec sa barbe. Enfin quand j’étais petit, ça me faisait très très peur, je me souviens bien. Mais il y avait surtout cette musique et ces chants, et ces polyphonies orientales. Et cet oncle, donc, qui était à l’orgue. Il est né à la fin du XIXe siècle et c’est un peu cette école russe, parce qu’on peut retrouver des parallèles en termes de musique. Et en fait on sent qu’il y a tous ces... Il a écrit beaucoup de pièces, beaucoup ont été enregistrées. Et c’était beaucoup de chants populaires arméniens qui ont été orchestrés, qui ont été mis en musique, mais de manière à la fois classique avec ces sonorités orientales, un peu comme un Rimski-Korsakov. On est un peu dans des sonorités comme ça.
En même temps, comme mon oncle est venu – et c’est ce qui l’a sauvé du génocide, il est venu étudier en France, il était à la Scola Cantorum –, il y a toute cette orchestration de la musique française du début du siècle. Donc ça fait des choses qui à l’oreille sont assez singulières, j’avoue. Parce qu’on va retrouver des mélodies arméniennes, des chants, dont certains que je connais. Et puis tout d’un coup il y a une orchestration très – je dirais – « française », qui vient se plaquer un peu sur tout ça. Et ça fait une rencontre, une fusion assez singulière, j’avoue.
C. C. : Donc ce grand oncle, il s’appelait Ara Bartevian. On va écouter un peu de sa musique, vous avez choisi justement un chant de messe, je crois.
F. K. : Qui est l’un des plus connus, c’est-à-dire qu’il a intégré… c’est un chant qui a intégré la Messe. Voilà. Donc c’est en gros pour le situer : c’est un chant à la gloire de la Vierge Marie.
C. C. : Et on va écouter un extrait.
[Musique]
C. C. : Alors on peut dire qu’on entendra ici-même la musique d’Ara Bartevian dans pas longtemps, à la fin du mois, puisqu’il fera partie des compositeurs au programme d’un temps fort Arménie, qui aura lieu du 26 au 29 septembre.
Alors vous êtes très occupé Francis Kurkdjian, mais quand même vous œuvrez ou en tout cas un jour, justement, à la diffusion aussi de cette musique, parce qu’effectivement il y a des enregistrements qui existent, et le but c’est aussi de faire circuler tout ça encore aujourd’hui.
F. K. : Ça a été un grand compositeur à son époque. Je crois qu’il était élève de Komitas également, donc il a quand même une… c’est quand même important. Dans la communauté arménienne, – non pas que je sois très communautariste, loin de là –, mais il n’y a pas eu beaucoup de grands compositeurs... contemporains et musique classique, en mettant bien évidemment Charles Aznavour de côté, évidemment.
Donc il y a eu peu de compositeurs et c’est vrai qu’avec mon père, je trouvais dommage que son travail soit un peu mis de côté, parce qu’en fait à partir du moment où aujourd’hui tout est digitalisé, qu’on utilise beaucoup moins les disques… En fait si la musique n’est pas sur Internet – d’ailleurs on a eu beaucoup de mal à trouver : je vous avais demandé un morceau très particulier qu’on n’a pas trouvé parce qu’aujourd’hui c’est pas digitalisé. Et je me dis qu’à ne pas digitaliser, si on n’entretient pas la mémoire, elle risque un peu de disparaître, et je trouvais ça assez dommage. Je ne suis pas du tout musicologue et je ne connais pas la valeur de tout, et après c’est toujours compliqué parce que c’est familial, donc il faut toujours aussi mettre un peu de distance par rapport au travail, parce qu’on ne va pas tomber non plus dans le côté « fan club » de la famille, le côté peintre du dimanche où tout le monde s’extasie devant la croûte. C’était pas ça, en l’occurrence, parce que son travail a été joué à Venise, en Arménie, aux États-Unis, donc je sais qu’il y a quand même quelque chose qui est constant. Mais c’est vrai que – c’est l’idée –, c’est vrai qu’Anouch va reprendre certaines musiques, parce qu’en fait d’elle-même aussi… parce que je crois que son père a étudié avec lui aussi. Donc je suis en train d’essayer de recréer un petit fan club en fait.
C. C. : Voilà, donc on entendra sa musique ici dans quelques semaines.
Alors vous avez parlé de votre frère qui faisait du piano, mais vous aussi vous en avez fait du piano et vous en faites toujours d’ailleurs. L’apprentissage du piano jeune, est-ce que c’était… c’était dans une éducation artistique qui était plus large avec la danse aussi, donc ? Est-ce que c’était quelque chose qui était une espèce d’évidence, c’est-à-dire c’était l’éducation que vous receviez – il y avait dedans la musique et la danse –, ou est-ce que c’était un souhait formulé en tant que tel de votre part ?
F. K. : Du tout, c’était une obligation, et l’évocation même du cours de solfège pour moi c’est douloureux. On était dans la banlieue de Chelles dans le 77 et il y a ce conservatoire régional (je crois) de Chelles où les anciens présidents venaient de la Garde républicaine et c’était martial. Et je me souviens de mes cours de solfège, le mercredi en dernière année de classe de solfège – du cycle court, je sais pas quoi là… Ça durait trois heures et demi, et je sacrifiais mon mercredi après-midi avec mes potes, mes amis étaient en boum. À l’époque, jusqu’en troisième, je me suis avalé des cours de solfège, c’était atroce. Vraiment j’en garde un très mauvais souvenir.
Donc c’était une obligation : tous les trois – nous sommes trois enfants – nous sommes passés par là, avec l’obligation d’apprendre un instrument.Donc mon frère c’était le piano, je pense qu’il a choisi je pense. Moi je voulais faire de la harpe, mais il n’y a pas de cours de harpe donc je me suis rapatrié vers le piano parce que ma mère voulait me faire jouer de l’accordéon. Et là ça a été… je sais pas par quel miracle j’ai échappé à l’accordéon mais j’ai échappé à l’accordéon. Je m’imagine maintenant… enfin c’est quand même lunaire…
Et ma sœur a choisi le violon un peu malgré elle, la pauvre, parce qu’elle aurait voulu jouer du piano. Donc on était, c’était une obligation, voilà, je me souviens qu’on nous déposait devant l’école et qu’il fallait monter les marches et que c’était horrible.
C. C. : Pour le coup, autant un souvenir traumatique du solfège – bon malheureusement c’est une expérience assez largement partagée – mais le piano pas de trauma parce que le piano ça reste très important pour vous, aujourd’hui encore.
F. K. : Le piano j’en joue toujours et j’ai une professeur, Mademoiselle Grauste. Je m’en souviens encore parce que c’était assez exceptionnel : elle était aveugle. Je la challengeais de temps en temps – je n’étais pas un enfant calme – à faire des fautes de doigts pour savoir si elle pouvait entendre que je me trompais de doigts.
C. C. : Et alors ?
F. K. : Elle avait cette capacité à me reprendre quand je me trompais de doigts, quand je ne suivais pas le doigté qui m’était imposé. C’était impressionnant parce qu’elle me suivait à côté, elle tendait l’oreille, et les partitions étaient en braille : et je la vois encore suivre, et c’était assez spectaculaire. Cette femme était d’une douceur incroyable. Bon, je me suis fait sortir des cours de piano parce qu’un jour on m’a reproché à un examen de ne pas avoir respecté le tempo d’une valse de Chopin et j’ai rétorqué un truc « il y a 300 ans est-ce que vous étiez là quand Chopin l’a jouée ». Donc ça s’est mal terminé, donc ils m’ont viré, je suis sorti de l’école et j’ai continué en cours particulier avec cette professeur, mademoiselle Grauste, pendant assez longtemps. Je joue toujours, je vis sur mes acquis, un peu de Bach…
C. C. : Mais quand même le piano est encore là, il y en a un chez vous, c’est important.
F. K. : Le piano fait partie de mon équilibre.
C. C. : Alors justement, pour ce qui est du piano, vous avez choisi Chopin comme quoi, finalement, sans rancune. Et on va écouter un peu.
[Musique : Étude op. 10 n°12 de Frédéric Chopin]
C. C. : Chopin, justement, c’est un compositeur qui résonne…
F. K. : Je suis amoureux de Chopin. Il y a Chopin… Il y a Bach, Chopin, après c’est Debussy, Ravel. Mais Chopin… je sais pas, je sais pas. Il a une place… je pense que c’est avec sa vie privée qui semblait… C’est ses tourments. Voilà, voilà, Chopin c’est un tout, c’est pas que… sans doute c’est aussi l’artiste aussi. Les tourments, sa relation avec George Sand, la maladie, le fait qu’il soit quand même mort très jeune. Et puis il y a une force, il y a quelque chose de très puissant dans Chopin.
C. C. : Il y a donc ce goût, cette sensibilité artistique – même si donc au départ le piano, c’était pas forcément un choix – mais en tout cas, vous avez cette sensibilité artistique évidemment, mais qui va aussi, je crois pour vous, avec une question qui est très importante, qui est celle du savoir-faire, et ça peut-être que ça vient aussi de la couture. Ça c’est aussi… Quand on avait discuté, vous avez mis aussi dans les sons, les bruits de votre enfance, les bruits de machine à coudre. Ça, il faut quand même parler peut-être aussi de ça, parce que c’est aussi quelque chose d’important pour vous.
F. K. : Les ciseaux, les gros, les énormes ciseaux de couturier, qui sont très, très, très… comme ça. Ce bruit de ciseau et la machine à coudre, c’est vrai que c’est des bruits de l’enfance. Il y a même le bruit de la machine à coudre électrique, et le bruit de la machine à coudre de mon grand-père qui était avec la courroie, il n’y avait pas de moteur en fait, donc c’était à pédale.
C. C. : Est-ce que ça vient aussi de ça, votre attention à l’artisanat, vraiment à cette question du savoir-faire, de la matière, de…
F. K. : Ce qui est intéressant quand on joue d’un instrument de musique ou quand on coud c’est que finalement quelque chose d’inerte. Parce qu’un piano si on n’y fait rien, ça fait rien tout seul en fait. Et c’est l’interaction avec les doigts, avec la pensée, l’intelligence du geste. Ça me fait penser à ma sœur quand elle joue du violon. Le violon, je crois qu’il y a... c’est quand même très ingrat.
C. C. : Certes.
F. K. : La position qui est quand même… Alors la danse classique, c’est pas très naturel, pour en avoir fait pendant 20 ans… C’est pas très naturel d’avoir les pieds ouverts à 180 degrés, mais alors le violon, je me souviens encore comme elle est arrivée. Il fallait qu’elle se torde le poignet, le cou, le truc, le bras, tout ça pour sortir un son… Enfin quand on les voit, quand on les verra tout à l’heure, c’est toujours... tout ça paraît d’une aisance et d’une facilité…
C’est comme la danse en fait, on souffre en silence, et ensuite il y a des choses magiques qui se passent. Et c’est vrai que j’adore cette idée de transformation, qu’on va retrouver dans la couture, mais qu’on retrouve aussi dans la cuisine. Il y a des choses comme ça qu’on retrouve. Et c’est la magie de l’humanité. Moi, je relie de plus en plus ça, en vieillissant peut-être, j’ai conscience de la fragilité de ces choses-là. Et je trouve que c’est quand même assez extraordinaire quand mon accordeur de musique vient – il travaille ici d’ailleurs j’ai cette chance-là – vient à la maison pour accorder le piano et que je reste à côté de lui et qu’il va passer le temps pour essayer de trouver, accorder, le geste, la note. Ah c’est quelque chose de très émouvant, parce que c’est comme si l’instrument reprenait vie, en fait. Et je trouve que la couture s’est pareille : tout d’un coup, un vêtement dans un rouleau, comme ça, qui est posé contre un mur, va prendre vie parce qu’on va lui donner une forme, on va l’assembler à autre chose et tout d’un coup ça veut dire quelque chose. Je trouve ça… Et en parfumerie, c’est exactement ça. Les matières premières, quand elles sont posées sur une étagère, elles sont assez inertes. Le jasmin c’est intéressant, ça sent bon. Mais c’est jasmin, ça veut rien dire d’autre que jasmin. Et ce qui est intéressant c’est d’un coup d’essayer avec jasmin de faire dire autre chose à la matière. Ça c’est un... je trouve ça beau. C’est ça que je trouve intéressant en création en fait.
C. C. : Alors, la danse, on l’a évoquée plusieurs fois : la danse ça a quand même été très important, ça a été une grande affaire pour vous. Est-ce que vous pouvez nous en parler un peu de ça ?
F. K. : La danse c’est la frustration de ma vie. Je l’ai toujours compris, je ne me fais pas d’illusion sur le sujet. C’est mon rendez-vous manqué avec moi-même en fait, mais bon c’est comme ça, on ne se refait pas. C’est physique, c’est le mouvement, c’est le corps qui exprime quelque chose. C’est plusieurs choses la danse : c’est d’abord les efforts du cours, et puis il y a aussi la scène. Parce que la danse, moi ça passe aussi par rapport à une forme de… Mon prof de danse qui était de l’Opéra, disait que j’étais très cabotin.
Et ça passe aussi par la récompense : c’est aussi la scène. D’ailleurs, le jour où j’ai arrêté la scène, j’ai arrêté la danse. Je me suis pas entretenu le corps en me disant : « Faut que je continue à faire des mouvements ». La barre c’est quand même dur… C’est dur. On peut pas dire que ce soit la chose la plus intéressante… ça peut être assez répétitif, c’est pas… Non, c’est la scène.
Et c’est aussi exprimer avec son corps des choses. Surtout à une époque où c’était l’adolescence, où je trouvais ça intéressant, parce que j’ai eu la chance d’avoir un professeur de l’Opéra de Paris qui m’a fait danser des beaux ballets : parce que j’ai dansé son interprétation du Boléro de Ravel, j’ai fait un Petrouchka aussi. Bon, les princes charmants, c’était moins mon histoire, parce que je trouvais ça quand même assez « pffff »… pas très intéressant. Et puis le ballet classique pour les hommes, à part Noureev, qui arrive pour révolutionner un peu la chorégraphie : vous tendez le bras, vous soulevez, vous mettez à genoux. Pour un garçon, c’était pas super intéressant.
C. C. : Et vous avez dansé à Versailles aussi.
F. K. : Oui, j’avais oublié.
C. C. : Vous avez dansé à Versailles puisque vous faisiez partie de la compagnie de danse Versailles et Soleil, qui participait aux spectacles « Son et lumières » accompagnant les grandes eaux.
Et ce qui est marrant, c’est que vous avez un fort attachement à Versailles, parce que donc il y a cette expérience-là de la danse à Versailles, mais il se trouve que Versailles, c’était aussi le lieu des débuts en parfumerie, puisque vous étiez étudiant dans la Grande École de parfumerie, qui est à Versailles.
F. K. : Tout à fait. Oui, mes univers, ma vie s’est croisée tout d’un coup, de manière assez… Enfin, quand je retrace tout parfois… je pense que les gens vont me prendre pour un mythomane total. Mais c’est vrai que j’ai incarné Louis XIV à Versailles, dans un habit de cour, avec un chapeau de plumes d’un mètre 30 sur la tête – sublime, ça pesait quand même 6 kilos. C’était quand même assez spectaculaire : un costume doré, ce fameux costume de scène. Il est assez connu ce costume de scène, celui où il a le Soleil sur son torse. Donc j’ai appris la danse baroque là-bas. Et c’est vrai que c’était en parallèle du début de mes études de la l’École de parfumerie, qui était à Versailles.
J’habitais une toute petite chambre de bonne. Et donc Versailles était un grand terrain de jeu où, avec quelques amis, on allait réviser nos cours à Versailles.
C. C. : Alors, avant d’aller plus loin sur la parfumerie, puisque donc on va finir par y arriver, il y a une autre personnalité que vous avez évoquée quand on a entamé cette discussion : c’est Maria Callas.
On va l’entendre, mais on va l’entendre parler : et est-ce qu’avant ça, vous pouvez nous dire pourquoi elle est importante pour vous et pourquoi ? Par exemple, quand je vous ai posé la question de voilà, on va parler de votre rapport à la musique, c’était une évidence tout de suite qu’il y avait Maria Callas.
F. K. : En fait, comme vous le disiez, j’ai commencé très tôt en parfumerie. À l’âge de 25 ans, j’ai mon premier grand succès de parfumeur. Et ce qu’il faut imaginer, c’est que le succès qui m’est arrivé à 25 ans, normalement, dans la logique, dans la moyenne des parfumeurs du monde, c’est un succès qui arrive vers 40-45 ans. Et en fait, à 25 ans, j’ai dû un peu revoir la copie du plan de carrière qui m’était destiné en me disant « mais tu vas vieillir plus vite, forcément, plus que les autres, puisque tu as, à 25 ans, finalement, quelque part « techniquement » l’âge de 40 ou 45 ans. » Et donc, j’avais pas de… J’avais eu quelques maîtres parfumeurs avec qui j’ai changé, quelques aînés qui ont été assez généreux pour m’enseigner des choses. Mais finalement, j’étais en manque d’eux, j’étais un peu hors cadre, hors contexte. Ma carrière de parfumeur, elle est un peu comme ça.
Et j’ai rapidement essayé d’aller chercher des gens qui ont pu… Il y en a, y a Maria Callas, qu’on entend sur la musique. Si ça avait été de la danse, j’aurais parlé de Sylvie Guillem, qui pour moi, était hors cadre, très rapidement. Et ce sont des gens que j’ai… Alors Maria Callas, pas question de la rencontrer, elle était déjà décédée quand je suis né, quasiment. Et Sylvie Guillem, je l’ai croisée une fois, mais j’étais trop timide, pour lui parler, tout ça. Mais finalement, ce sont des gens que j’ai écoutés dans des interviews et qui m’ont appris des choses de moi-même, et qui m’ont appris à faire des choses et à faire des choix. Et en fait, je sais plus quel passage on va écouter de Maria Callas, mais en fait, ce que j’adore dans les…
Parfois, je me fais des… je les réécoute de bout en bout sur des enregistrements de l’ORTF, notamment, parce que ça me redonne du courage, ça me redonne de la motivation. Parce que c’est une artiste qui a été tellement au bout d’elle-même pour servir son métier, qui a été décriée par rapport à des choses qu’elle a pu faire, des choix qu’elle a faits, ou qu’elle n’a pas faits, des partis-pris qu’elle a eus. Et finalement, ça me donne parfois du courage aussi pour ne pas abandonner mon combat qui est...
Alors, c’est peut-être un peu prétentieux, mais qui est de servir la parfumerie, qui est de ne pas trahir, finalement, un métier qui m’a tout donné. Moi, je voulais être parfumeur à l’âge de 14 ans, j’en ai 55 aujourd’hui, j’ai envie de dire « je ne sais faire que ça ».
J’ai travaillé à partir de 14 ans, quand l’idée de devenir parfumeur s’est distillée dans ma tête, ça ne m’a plus jamais lâché. Et aujourd’hui, alors que j’ai accompli un certain parcours professionnel, parfois on a des baisses, parfois on n’a plus confiance en soi, parfois on n’a plus envie, parfois on n’a pas la motivation, parfois la vie est compliquée, parce que réussir, c’est pas qu’un CV, c’est aussi se remettre en question.
Et une personnalité comme Maria Callas me permet d’y croire, en fait. Il y a quelque chose qui est assez puissant dans ces paroles. Bien sûr, c’est une grande cantatrice, on ne reviendra pas sur le sujet, mais ce qu’elle dit est super intéressant aussi.
[Interview de Maria Callas :
Voix d’homme : Vous avez des doutes ?
Maria Callas : Oh, tout le temps. Tout le temps. Parce que vous voyez, dans notre métier, on veut… Moi je sais ce que je voudrais, mais je ne sais pas ce que je fais. Vous m’écoutez des fois, et des fois je crois que c’est horrible. Vous dites que c’est – vous, je parle en général – vous dites que c’est merveilleux. Et voilà qu’on devient fou. Et alors tout le temps, on a des peurs, mais pas peur du public : de ne pas faire justice à nous-mêmes, à l’art qu’on sert. Vous comprenez ? ]
C. C. : Voilà, la question du doute, en fait, et de l’exigence vis-à-vis de soi-même, avant tout, ça, ça vous…
J. K. : En fait, elle dit simplement que parfois on a l’impression de ne pas faire bien les choses, et que les gens adorent. Et bien ça arrive souvent, parce que parfois j’ai l’impression que mon parfum, il n’est pas bien, ou il ne va pas. Et puis on va me dire : « En fait, il est très bien ». Et moi je me dis : « Mais non, c’est nul » ; mais on me dit « Mais si, tu vois, les ventes, ils se vendent bien, donc il est très bien. » Et puis au contraire, parfois on va arriver avec une proposition qui nous a coûté très cher émotionnellement, qui nous a coûté beaucoup de réflexion et de temps, et puis tout d’un coup vous dites « Ah, y a personne en face pour le prendre, et pour le comprendre. » Et en fait, ce sont des blessures. Quand vous avez 25 ou 30 ans, ça passe facilement parce qu’il y a une forme de fougue, et on est un peu frais. Ça laisse des cicatrices, mais les cicatrices, y a encore de la place sur le corps pour en avoir d’autres. Et puis à partir d’un certain âge, et je m’en aperçois maintenant – je ne suis pas en train de faire une déprime, c’est pas ça l’idée – mais y a un âge où tout d’un coup, tout ça prend un relief un peu différent. Parce qu’en plus, ma carrière, elle est plutôt derrière que devant aujourd’hui.
J’ai 55 ans, j’ai 30 ans de métier, et je ne me vois pas travailler encore dans les 35 prochaines années, parce que je serais plus à la mode, ce qui est normal. À un moment donné, je pense qu’un artiste, ou un artisan, parce que je suis plutôt proche d’un artisan que d’un artiste, je pense qu’on correspond à un moment donné, à une époque, ça « fitte ». Et je pense qu’à un moment donné, quand on a atteint une forme d’idéal esthétique, je pense que l’époque évoluant d’elle-même, ce qui est tout à fait normal, je pense que l’artiste c’est rare quand il arrive à continuer à évoluer avec l’époque. Donc je me prépare quelque part à m’auto démoder, sans doute. Mais c’est vrai que ces conversations, avec Maria Callas, de l’entendre parler, de tout ce qu’elle a pu subir de tout ce qui lui est arrivé, et de comment elle imagine son art, je trouve ça très intéressant.
C. C. : Je reviens sur cette expression que j’ai utilisée au début : « compositeur de parfum ». Dans votre cas, vraiment, c’est pas une coquetterie : est-ce que vous pouvez nous expliquer en quoi, finalement, c’est le bon terme pour expliquer la manière dont vous procédez ?
F. K. : Je pense que le mieux, c’est de prendre un cas concret pour expliquer comment mon cheminement créatif se passe. Je pars du principe déjà que la parfumerie dans un flacon de parfum n’est pas un art. Pourquoi ce n’est pas un art ?
Parce qu’il faut absolument plaire : quand je vais mettre un flacon de parfum à la vente, quand on fait tourner une maison avec mon associé de 250 personnes à Paris (on doit être 400 maintenant dans le monde, il y a 700 points de vente) voilà, il faut faire tourner, il faut payer les salaires, il faut que mes parfums se vendent.
Et puis un parfum, on ne peut pas le poser là et dire, « Ah mais il est précurseur et revenez dans 10 ans » et on le voit un peu comme une œuvre d’art ou une œuvre de musique. On peut sortir du grenier de vieilles partitions, et puis s’apercevoir tout à coup qu’on est passés à côté d’un grand maître du chant ou du clavecin. Mais en parfumerie, 10 ans plus tard, mon parfum, il a un peu… Ça marche pas, ça marche pas comme ça, la parfumerie, ça ne fonctionne pas comme ça, ça n’est jamais arrivé, je ne pense pas que ça arrive un jour.
Donc si vous êtes dans le moment, dans l’instant, donc il faut quand même plaire. Il y a une forme… Je disais toujours un peu, de manière un peu indélicate sans doute, mais il y a une forme de prostitution. On fait des pubs avec des… Tous les gens sont beaux dans la publicité, vous ne ferez jamais une pub avec… C’est pas comme Goya qui va peindre des femmes moches, laides, vieilles.
Nous, tout le monde est beau. C’est un monde où tout le monde est beau, tout le monde est gentil quand même, la parfumerie.
Et donc, partant du principe que ce n’est pas de l’art, ça nécessite quand même une forme de – en ce qui me concerne – une forme de démarche artistique pour trouver une forme d’inspiration. Donc j’ai un agenda de travail. Quand vous entendez parler de la fashion week : on présente dans la mode des collections… En fait, en parfumerie, il y a un agenda de lancement. Donc tous les ans, j’ai à charge de lancer a priori une nouvelle création.
Donc cette création, je suis… Donc aujourd’hui, je commence à réfléchir à 2026. Donc j’ai quand même un peu de temps pour la travailler. Quand je dis un peu de temps, parce qu’il va falloir s’arrêter suffisamment longtemps à l’avance, pour que tout le monde, au sein des équipes, se mette en marche de lancer ce parfum. Parce que si on le lance pour le 1er septembre, il faut au moins que le parfum soit fini, olfactivement, la pub… peut-être pas la pub, mais olfactivement, l’année d’avant. Au 1er septembre, l’année d’avant, je dois terminer mon travail.
Donc je travaille toujours avec 2 ans d’avance. Ça veut dire que 2 ans à l’avance, je suis obligé de me mettre dans une forme d’état de quête un peu de moi-même et des autres, de qu’est-ce qui peut m’inspirer, qu’est-ce qui peut m’intéresser, quel est le sujet suffisamment intéressant pour que je puisse en parler. D’autant plus que dans ma maison – la maison qui porte mon nom – en fait, je n’ai pas envie de faire ce que j’ai fait pour d’autres maisons, et ce que je continue parfois à faire pour Dior. C’est-à-dire que ma maison garde sa singularité qui est plutôt d’exprimer l’air du temps. Et donc on sort les parfums que nous créons, les parfums que nous composons – que je compose et que nous sortons… Ce sont plutôt pour moi des parfums qui correspondent à une forme de l’air du temps.
Donc j’ai fait un couple de parfums qui s’appelait « Gentle fluidity » où je me suis questionné sur la fluidité du genre en parfumerie. Voilà, j’ai essayé de me poser, juste après Covid, et on a lancé un parfum qui s’appelait « 724 », qui était sur la ville. Et ça tombait au moment où on était en plein Covid. Et je me souviens – il y a quelques membres de mon équipe – je me souviens de ces réunions en Zoom, on parlait de ça, c’était complètement lunaire parce qu’on était complètement réfugiés à la maison.
Et donc j’essaie de chercher : en ce moment je suis en train de chercher 2026. Et pour ça, j’ai besoin à la fois d’absorber des choses, donc c’est lire… Je lis un peu, j’écoute beaucoup la radio, je regarde ce qui se passe au cinéma, dans les arts vivants autour de moi, des artistes un peu underground, on va dire, pas forcément grunge ou quoi que ce soit, mais pas forcément des gens très connus ou très célèbres. Parce qu’en général c’est dans les gens qui sont les petites graines, qui sont les grandes pousses de demain, qu’on va déceler des formes de vérité. Et à un moment donné il va falloir se mettre à travailler, et pour travailler j’ai besoin d’un nom.
Et donc mon processus créatif passe par une forme d’idée de l’air du temps que je me fais, ou de quelque chose dont je voudrais parler de, ou de moi ou de ma maison, en tout cas quelque chose que je ressens, qui va se matérialiser dans une espèce de sensation presque physique, en fait pour moi. Par exemple, le parfum qu’on va lancer en mars prochain, si je devais le résumer par une sensation physique, ce serait un éclat de rire, par exemple, voilà. Ça serait une forme de quelque chose de très… « comme ça ». Cette année, en septembre, le parfum qu’on lance en ce moment qui s’appelle « La paume », c’est quelque chose de peut-être de plus intime : c’est peut-être plus la voix, d’ailleurs. Si c’était une sensation, ça serait peut-être quelque chose de beaucoup plus lancinant.
Et une fois que j’ai capté ça, cette sensation physique, je vais… je vais trouver le mot, le nom qui va correspondre à cette sensation. Et seulement après – donc c’est l’étape numéro 3 –c’est composer le parfum qui va derrière. Le parfum pour moi est le geste ultime de tout ce que je n’ai pas réussi, tout ce que je n’ai pas réussi à dire, tout ce que je n’arrive pas à exprimer, ou après le mot ou après les images. En fait c’est le parfum qui va expliquer. C’est la sensation et après le parfum. Et le parfum pour moi c’est une touche finale de toute une forme d’expression que je n’arrive pas à sortir autrement.
C. C. : Alors, je l’ai cité tout à l’heure, il y a eu cette expérience, donc, cette création avec Klaus Mäkelä, on va s’y arrêter une seconde juste pour expliquer aussi à quel point ceci rendait compte justement de cette question de compositeur de parfum, parce que c’était véritablement une double interprétation au sens où en fait vous vous êtes retrouvés tous les deux, vous lui avez demandé de mettre des mots, des émotions sur les différents mouvements de cette Deuxième suite de Bach.
À partir de là, vous avez travaillé pour essayer de transcrire ces émotions et quand vous vous êtes retrouvés – et c’est ça qui est génial, et c’est là où c’est vraiment une conversation – quand vous vous êtes retrouvés, lui il a senti votre interprétation à vous et du coup, il a modifié son interprétation à lui. Il s’était vraiment… Et donc là on comprend vraiment à quel point justement ces échanges artistiques que vous faites – déjà c’est vraiment des échanges, des conversations – et cette notion de compositeur de parfum, on la comprend très bien aussi avec cet exemple là.
F. K. : C’est intéressant parce que déjà Klaus aime beaucoup les parfums. Donc déjà c’est un point de départ très important parce que c’est quand même plus intéressant que vous êtes avec un interlocuteur qui apprécie et qui arrive aussi à connecter les mots et les sensations sur ce qu’il sent donc, ce qu’il ressent. Ensuite c’est intéressant parce que c’est Bach et Bach est très… enfin c’est ce fameux Bach mathématique. Et la parfumerie… elle passe par une phase d’émotion parce que quand on sent le parfum, c’est une émotion, mais la phase de composition en parfumerie c’est pas mathématique mais c’est quand même structuré. Il y a quand même une rigueur, il y a quand même une rigueur du chiffre du nombre, voilà. Et chez Bach il y a une résonance derrière tout ça.
Donc je pense aussi que c’était aussi sans doute… on l’a pas refait avec d’autres compositeurs mais je pense qu’il y avait une forme de logique à ce que tout ça se passe très bien et c’est vrai qu’il y avait cet aller-retour avec Klaus… Et ce qui était assez fascinant – alors il y a 3 ans quand on a commencé… on l’a présenté il y a 2 ans mais on avait commencé il y a 3 ans. C’est vrai que Klaus est ce jeune chef d’orchestre hors du commun aussi donc. Il est plus jeune que moi, il est presque aussi jeune qu’à l’âge où j’ai commencé donc il y avait quelque chose d’assez intéressant aussi dans ce dialogue-là parce qu’il avait cette fougue, cette passion, il est habité par le… il était complètement habité.
Et c’était intéressant cet aller-retour qu’on a fait sur Bach, était tout à fait impressionnant parce que le dernier morceau de la suite de Bach, j’avais du mal à l’interpréter. Les mots de Klaus étaient compliqués pour moi parce que Klaus en parlait comme d’une synthèse de tous les mouvements qui étaient précédemment joués. En fait, en parfumerie c’était compliqué pour moi d’imaginer tout ça et j’avais décidé d’utiliser très très peu de notes olfactives. J’étais partie sur une histoire d’Iris parce que Klaus m’avait dit « cette pièce, elle est très lugubre : il y a de la brume, il fait froid, c’est humide ». Alors ce sont des sensations en parfumerie qui sont excessivement compliquées à exprimer : l’humidité en parfumerie, le froid, ces sensations. Même il parlait de choses un peu dépressives, de choses un peu tristes et la tristesse, olfactivement, c’est quand même très complexe. Il y a une fleur qui moi me rend triste – enfin que je trouve un peu triste et terne même si elle est magnifique et très coûteuse – c’est l’Iris. La racine de l’Iris : moi ça va toujours faire gris, brumeux, un peu anglais cette histoire-là. Je ne vais pas me faire des amis. Mais un peu ce côté londonien, un peu fog anglais, british, comme ça, il fait froid et tout. Quand j’ai travaillé pour Burberry c’était un peu ces sensations-là et je suis parti sur une digression autour de l’iris. Et il y a eu cette conversation avec Klaus, et ce qui était impressionnant c’est quand il a… Il s’est emparé, lui, de ça, et c’est ça que je trouvais assez beau et qu’il nous a offert à la fin de cette représentation…
Comme j’avais fait deux interprétations de la fin : j’avais fait une interprétation « à la Bach » où j’avais juste fait une forme de somme arithmétique de tous mes accords, de tous mes pourcentages de formules et puis je me suis dit après je vais faire une autre chose un peu différemment. Et c’est vrai que Klaus a compris un peu l’intention qui était derrière et je trouvais… pour moi c’est un grand moment de collaboration. C’est un peu intello – j’avoue –mais c’était très intéressant.
C. C. : Et donc la saison dernière il y a eu cette trilogie Glass/Cocteau pour laquelle vous avez créé des accords olfactifs. On va pour le plaisir écouter un peu Katia et Marielle Labèque ici à la Philharmonie.
[Extrait vidéo du concert : Trilogie Cocteau/Philip Glass – Katia et Marielle Labèque : La Chambre d’Orphée – Cité de la musique]
C. C. : Alors, on n’aura pas le temps de l’entendre aussi, mais vous avez aussi travaillé avec Cyril Teste qui était donc sur cette production pour l’opéra Salomé de Strauss. Peut-être, ce que je voudrais que l’on prenne le temps d’expliquer c’est que, là pour cette Trilogie Glass / Cocteau on comprenait en lisant le texte que vous aviez écrit pour le programme que c’était vos échanges avec Cyril Teste et Nina Chalot et le sœurs Labèque qui vous avaient permis de comprendre là encore votre interprétation autour de la dualité, etc. Et sur ce travail pour Salomé avec Cyril Teste là il vous a carrément… là c’était un élément dramaturgique. La question c’est ça : c’est de nous expliquer à quel point, quand vous intervenez comme ça, pour des productions d’opéra ou de concert, il ne s’agit pas d’une illustration mais vraiment de quelque chose de dramaturgique. Ça intervient…
F. K. : Disons que j’essaie d’éviter d’être dans le figuratif. J’essaie le plus possible. Même la parfumerie de ma maison, dans mon travail… parce que le figuratif, je ne trouve pas ça intéressant, il y a beaucoup de parfumeurs qui le font déjà. Je trouve que ça a été vu et revu. Finalement je me suis dit que la dimension artistique du parfum, elle ne peut intervenir que si on libère un peu le parfum du « sent bon » et si on va vers du « sent beau ». C’est-à-dire l’idée de l’émotion. Et donc toutes ces conversations artistiques – les accords de Klaus, ça ne sentait pas vraiment « bon »…
C. C. : Oui, ce ne sont pas des parfums que vous auriez mis en vente après…
F. K. : Non, pas du tout. Ce ne sont pas des parfums qu’on se met sur la peau, on n’a pas envie de les mettre. Pareil pour la Trilogie Cocteau, ce ne sont pas des parfums « à porter », ce sont des odeurs. C’est sans doute différent pour le parfum de Salomé parce que Salomé est une femme et c’est le parfum de Salomé qu’il fallait faire, donc c’est autre chose encore. Là, il fallait être parfumeur. Mais c’est vrai que sinon, c’est apporter l’olfaction comme la lumière apporte un propos sur une pièce de théâtre, de spectacle vivant. Et la lumière… ça peut être aussi bien… Et quand c’est de l’art c’est James Turrell, entre autres. Ou bien ça devient très technique ou artistique quand on éclaire un personnage sur une scène, dans une scénographie.
Et je pense que le parfum a sa place dans des dispositifs scéniques. La difficulté est technique : c’est que les salles ne sont pas équipées pour diffuser des odeurs. Donc on utilise des subterfuges plus ou moins biens, en passant en général par la climatisation. C’est ce qu’on fait en général, c’est ce qui a de plus facile à faire. Mais je rêve un jour de mon « Bayreuth ». Je dis souvent à Cyril en riant – parce que c’est Cyril qui m’a amené un peu à ça, c’est Cyril Teste qui est venu me chercher la première fois pour une pièce. Et je dis souvent à Cyril : « écoute un jour on va se construire un Bayreuth du parfum parce que je rêverais d’avoir un dispositif scénique qui permette l’activation d’odeur de manière très précise. Il y en a un à Los Angeles, à Las Vegas même, qui vient de sortir et qui est pas mal du tout.
C. C. : Alors je vais poser quelques questions qu’on pose à tous les grands témoins donc avec des réponses un peu courtes. Quel est votre rapport au silence ?
F. K. : Alors j’ai du mal parce qu’en ce moment j’ai des acouphènes. Donc en ce moment c’est un peu dur.
C. C. : Donc il n’y a pas de silence.
F. K. : Non, il n’y a pas de silence donc c’est très compliqué. J’essaie de me resouvenir… j’essaie de me souvenir du silence.
C. C. : Est ce que vous pouvez nous parler de sons qui ne sont pas considérés comme de la musique mais qui vous émeuvent ?
F. K. : On évoquait les ciseaux de.. le souvenir des ciseaux de couture.
C. C. : Il peut y en avoir plusieurs.
F. K. [en riant] : Vous vouliez que je fasse court.
C. C. : Je ne voulais pas vous brusquer. Ok d’accord [en riant].
Un concert qui vous a particulièrement marqué ?
F. K. : Un concert qui m’a particulièrement marqué… Ça peut être il y a longtemps ou pas ?
C. C. : Oui
F. K. : Il y a très longtemps, il y avait le premier concert de mon oncle, de son oratorio qui avait été joué à Notre-Dame-de-Lorette, et c’était la maîtrise de Radio France, plus les concerts Colonne, et c’est lui qui dirigeait. J’étais assez petit, je devais avoir 9 ou 10 ans et ça m’avait… Ça m’a beaucoup marqué parce que je pense que c’est la première sans doute que j’étais au premier rang. Ça, c’est un truc qui m’a beaucoup marqué. Et ensuite, en musique classique ?
C. C. : Non, un concert…
F. K. : Un des premiers concerts de Madonna, parce que je trouvais que tout était millimétré comme la danse classique. Et j’étais étonné parce que je pensais toujours que c’était que la danse classique qui pouvait… le grand spectacle… qui pouvait faire les choses hyper millimétrées, carrées. Et tout à coup… tout était… ça sentait la répétition, ça sentait les heures de répétition. Et j’avoue que c’était assez émouvant cet aspect-là aussi.
C. C. : Et si vous deviez avoir une bande-son de… en ce moment.
F. K. : En ce moment ?
C. C. : Oui, pas en ce moment, là, mais ces jours-ci, ces temps-ci…
F. K. : Ces temps-ci, une bande-son… Comme je suis en pleine création, il n’y a pas grand chose qui… Et je suis en pleine concentration de ce que je veux faire. C’est après une phase boulimique, donc c’est peut-être plutôt… Je peux vous parler de choses que j’ai écoutées récemment. Il y a du Bach, beaucoup en ce moment, parce que Bach, c’est carré, toujours. Les Variations que j’aime beaucoup. Les Variations Goldberg. J’ai repris.
C. C. : On n’aura pas le temps d’évoquer cette partie-là mais on a compris à quel point la musique est importante pour vous et signifie quand même à chaque fois – ceux qui vous suivent le savent déjà – mais justement, à chaque fois que vous sortez une création il y a toujours une musique qui est associée.
F. K. : … qu’on compose. On compose aussi la musique. Ce n’est pas une musique toute faite, toute prête, qu’on achète. On compose la musique.
C. C. : Est-ce que… ça se fait dans quel sens ? C’est-à-dire que… le parfum puis la musique ?
F. K. : Le nom, le parfum puis la musique, mais ce n’est pas non plus l’odeur qui va m’inspirer c’est tout .encore une fois, c’est ce que je ne peux pas dire avec l’odeur, je le dis avec le reste en fait Et donc le parfum vient toujours ajouter ce qui.. enfin la musique vient ajouter ce que je ne peux pas exprimer. Ce qui paraît logique : ce qu’on ne peut pas exprimer avec le parfum, avec la publicité, avec… La musique vient finaliser l’histoire en fait.
C. C. : Bon c’est une belle fin. On va s’arrêter là. Merci beaucoup, bonne soirée.
Crédits :
- Conception et organisation : Cité de la musique – Philharmonie de Paris
- Moyens techniques et réalisation : La caméra verte
Francis Kurkdjian
Pour décrire son métier, Francis Kurkdjian dit qu’il est « compositeur de parfums ». Une manière de nommer les choses qui reflète la façon dont il travaille et crée : au départ, il y a toujours des émotions à retranscrire, une histoire à raconter. Les odeurs, les senteurs – le nez ! – arrivent après.
Cette vision et cette pratique ont ouvert la voie à d’autres formes de création en dialogue avec des artistes tels que Sophie Calle, Christian Rizzo, Cyril Teste ou Klaus Mäkelä. En décembre 2022, c’est ainsi une double interprétation de la Deuxième Suite pour violoncelle de Johann Sebastian Bach que Francis Kurkdjian et le chef et violoncelliste ont proposé à la Philharmonie de Paris, chaque mouvement de la suite étant traduit en parfum. Plus récemment, Francis Kurkdjian a créé des accords olfactifs pour la Trilogie Cocteau Philip Glass proposée avec Katia et Marielle Labèque, Cyril Teste et Nina Chalot.
Pour sa venue dans le cadre de la série « Grands témoins », Francis Kurkdjian revient, sous la forme d’un grand entretien, sur ces conversations artistiques et plus largement sur une vie pleine de musique, de son rapport au piano (appris jeune et qui demeure un compagnon) aux œuvres composées par son oncle Ara Bartevian, en passant par sa fascination pour Maria Callas.
Comment la musique participe-t-elle au monde en train de se faire et comment le monde s’inscrit-il en elle ? Chaque saison, la Philharmonie invite de grandes figures du monde artistique et du monde des idées à porter un regard sur la musique et à explorer le sens de l’écoute, à partir de leur sensibilité, de leur pratique et de leurs travaux. Chaque intervention, au format très libre, est suivie d’un entretien mené par Anna Sigalevitch ou Chloë Cambreling (en alternance) sur le rapport intime de chaque grand témoin à la musique et au son.