Projeter la sarabande sur la seule Europe musicale des XVIIe et XVIIIe siècles dont elle fait la fierté réduirait le titre de ce concert à un trait d’oxymore: quelles affinités entre la danse lente et solennelle de la suite instrumentale baroque et un continent qui à l’époque intéresse davantage pour le commerce négrier que pour sa musique? La friction pourtant s’estompe dès que l’on dénude les racines, que l’on trace les origines. C’est dans ce retour aux sources et à l’oralité, à la «mémoire des chosesClaire Duguet, Queen Kidjo, le rythme absolu, film documentaire, 2021.», qu’Angélique Kidjo et Yo-Yo Ma cultivent le commun de leurs musiques, le hors-frontière de leurs inspirations, la porosité de leurs cultures. Dans l’écoute, le dialogue et la générosité.
Désacraliser la musique
«Nous racontons ici l’histoire de rencontres musicales passées –la zarabanda des esclaves du Panama et Bach, le negro spiritual et Bernstein ou Gershwin–, qui déterminent la musique dans ce qu’elle est aujourd’huiEntretien personnel réalisé le 24 octobre 2023.», explique la chanteuse béninoise. Avec elle, «Summertime» de Porgy and Bess renoue avec son ascendance africaine, l’ostinato du Boléro de Ravel retrouve sa vertu de transe et se chante en langue mina. Avec elle encore, le compositeur américain Philip Glass «construit un pont sur lequel personne n’a marché jusqu’iciProgramme du concert du 3 octobre 2015, Philharmonie de Paris.». L’œuvre Ifè qu’il lui destine est donnée en 2015 à la Philharmonie de Paris, qui depuis compte cette femme de parole parmi ses fidèles invitées, pour des concerts, master-classes ou hommagesHommages à Terence Blanchard en 2016, Celia Cruz en 2017, Manu Dibango en 2021, Tony Allen en 2022..
Dans cette perspective affranchie et désacralisante, Angélique Kidjo se laisse traverser par ses coups de cœur et partage volontiers la scène. Yo-Yo Ma est lui aussi toujours impatient de se régénérer à l’écoute de l’autre. Plante son violoncelle dans le métro, dans la rue ou en pleine natureSon récent album Nature at Play: Bach’s Cello Suite n° 1 est enregistré au cœur des Great Smoky Mountains.; s’empare sans hiérarchisation de tous les répertoires; développe son multiculturalisme à l’échelle du projet Our Commun Nature ou du collectif The Silk RoadMorgan Melville, The Music of Strangers, film documentaire sur The Silk Road Ensemble, 2016.. Familier de la Philharmonie de ParisAutour de Christoph Eschenbach en 2010, avec Emanuel Ax et Leonidas Kavakos en 2018, le Boston Symphony Orchestra en 2015 et le West-Eastern Divan Orchestra en 2019., il y propose aussi des programmes atypiques, comme ce voyage musical braqué sur les étoiles en octobre 2022.
Croiser les cultures
Depuis leur premier tressage de cultures en novembre 2018 sous l’Arc de Triomphe, à l’occasion du centenaire de l’armistice, la chanson «Blewu» est devenue l’hymne de leur duo d’infatigables globe-trotters. Offerte sur les réseaux sociaux en 2021 comme un baume à la pandémie, elle est aussi l’âme vibrante de l’album Notes for the Future, sur lequel le violoncelliste franco-américain invite au dialogue avec son instrument.
Car leur démarche artistique jamais n’oublie leur conscience aiguë de l’autre et leur militantisme en faveur de la paix et de la préservation de la planète. Critiques face au monde, sensibles à l’humanité malmenée, ils ouvrent par la musique un espace de partage, sèment pour les générations futuresYo-Yo Ma est le premier artiste nommé au conseil d’administration du Forum économique mondial à Davos, Angélique Kidjo en reçoit le prix Crystal en 2015. Tous deux participent aux objectifs de développement durable 2020-2030.. Les chansons «Kelele» et «Zelie» soulignent en creux de ce programme l’obsession d’Angélique Kidjo pour l’éducationAngélique Kidjo est ambassadrice de bonne volonté pour l’Unicef et a créé sa propre Fondation Batonga en faveur de l’éducation des jeunes filles africaines., et c’est avec les mots de L’Horloge de Baudelaire qu’elle dira combien agir au bon moment est essentiel…
Bach, «infaillible boussole»
Bach les rattrape tous les deux dans une émotion commune. «Il me touche profondément, confie Angélique Kidjo sans exclure Mozart et Ravel. Il est mon infaillible boussole.Entretien personnel réalisé le 24 octobre 2023.» Les Variations Goldberg la soutiennent lors du décès de son père; la chanson «Aisha» s’élève sur le mouvement lent du Concerto pour clavier BWV 1056. «Bach nous montre la profondeur et la largeur de l’univers, sans chercher à nous prouver à quel point il sait construire une miraculeuse architecture musicaleIn Conversation with Yo-Yo Ma and David Goldbloom, YouTube, 9 janvier 2023.», s’émerveille Yo-Yo Ma, auteur de trois intégrales des suites pour violoncelle seul. La sarabande y est cette danse codifiée caractéristique du style baroque français, que Bach a déclinée en une quarantaine de spécimens dans ses suites et partitas. Haendel l’intègre quant à lui dans ses opéras et ses suites pour clavecin, où puisera Stanley Kubrick pour son film Barry Lyndon.
Les antécédents du genre, sous pavillon espagnol, sont affaire de spécialistes. La zarabanda est recensée pour la première fois en 1539 dans le poème Vida y tiempo de Maricastaña de Fernando Guzmán Mejía, à Panama. Via Cuba, la chanson à danser, caractère vif et verbe cru, se popularise en terres hispaniques. Elle y connaît une formidable vogue entre 1580 et 1620, sous l’œil réprobateur d’une Église alarmée de ses racines païennes et non européennes. L’interdit de 1583 ne suffira pas à nier le syncrétisme musical né en des territoires «saturé[s] de diversitéMélodie Michel, « Villancico hispano-américain au XVIIe siècle », Encyclopédie des historiographiques : Afriques, Amériques, Asies, vol. 1 : Sources et genres historiques, Paris, Presses de l’Inalco, 2020.» et assimilé de plein gré par la musique espagnole puis européenne. La zarabanda en est l’un des témoignages florissants, qui vient étayer la conviction, forte chez Angélique Kidjo, d’une Afrique berceau de toutes les musiques du monde.