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Claire Denis & Tindersticks : une amitié de cinéma et de musique

Publié le 18 octobre 2023 — par Christophe Conte

— Claire Denis & Tindersticks : Une amitié de cinéma et de musique

Claire Denis & Tindersticks : une amitié de cinéma et de musique

C’est une amitié de cinéma et de musique. Je me souviens très bien, comme si c’était hier. Je pense que c’est dans Les Inrockuptibles que j’ai lu un papier sur leur premier album, sur leur deuxième, et aussi dans Les Inrockuptibles que j’ai appris qu’il y avait un concert au Bataclan. Je préparais Nénette et Boni, un film que je voulais tourner à Marseille. Je suis allée au Bataclan. On avait une version de Nénette et Boni sommairement traduite en anglais, et j’ai réussi à aller backstage. J’ai fini par lui glisser le scénario. Pendant l’écriture du scénario, j’écoutais tout le temps une de vos chansons, « My Sister », et je me disais que si vous m’autorisiez à l’utiliser dans le film, ça serait formidable pour moi, pour le film. Et Stuart me dit : « Laissez-nous faire notre travail. On va faire la musique du film et puis c’est tout. » Et j’ai pu aller à Londres, dans leur studio dans l’est de Londres. J’ai assisté à l’enregistrement de la musique du film, ce qui était quand même... très, très bien, très gai. Son regard sur le film était important pour nous aussi. C’était nos premiers spectateurs, au fond. Il y avait une scène que je voulais couper. Et Stuart l’adorait. Et il a écrit un morceau pour cette scène. Ils ont écrit un morceau pour cette scène, avec la boulangère, Valeria Bruni Tedeschi. Et du coup, je ne l’ai pas coupée, parce qu’ils ont tellement protesté. C’est là que j’ai compris que quelque chose de chimique, pouvait fonctionner. 

J’avais fait Beau travail et je savais que... je ne pouvais pas... J’étais tentée, mais je savais qu’il fallait que je le fasse avec la musique de Benjamin Britten, que j’avais trop avancé avec cette musique-là. Mais dès Beau travail, dès Trouble Every Day, à partir de là, j’envoyais le scénario et je disais : « Voilà mon projet. Qu’est-ce que tu en penses ? Qu’est-ce que vous en pensez ? » Et c’était une façon de leur dire : Faut pas que la musique soit un élément tardif, mais peut-être que ce soit une source, aussi. C’était tellement vrai que le tournage de Trouble Every Day était fini, on commençait le montage, et Stuart est venu au montage avec la chanson de Trouble Every Day, en disant, avec sa brusquerie habituelle : « Tiens, une chanson pour le générique de fin. » J’étais avec Nelly, qui montait le film et j’ai dit : « C’est pas possible ! » Et Nelly pensait comme moi : c’est le début du film, c’est pas le générique de fin. Donc on a changé tout le début du film. Et j’avais heureusement tourné les plans des quais de la Seine, la nuit et à l’aube, avec un baiser d’amoureux. Et je l’avais fait pour une séquence qui vient très tard dans le film, quand le personnage interprété par Vincent Gallo erre dans Paris. Mais je l’avais fait aussi avec ce sentiment d’errance en moi. Et quand j’ai entendu la chanson, la voix de Stuart, je savais que ce baiser, en fait, n’attendait que cette chanson, qu’il n’avait pas d’autre place. Et là, le film que je voudrais faire, qui est en préparation, disons-le comme ça, Stuart l’a lu, évidemment, et il m’a demandé de changer la fin. Et donc je considère sérieusement à la changer.

Pendant le tournage de White Material, Stewart avait lu le scénario, et je reviens du Cameroun, on était au montage, mais j’avais tourné avant 35 Rhums. C’est deux films que j’ai faits un peu la même année. Je lui avais envoyé le scénario, mais j’avais dit : « Tu sais, pour moi, la seule musique de 35 Rhums, c’est les trains sur les rails. Et Stuart vient avec la musique de White Material au montage, et il dit : « Tiens, je vous ai apporté un peu de musique pour 35 Rhums. Je sais que t’en veux pas, mais bon, je l’ai amenée. » Et il part, il rentre dans la Creuse où il habite, et avec Guy, qui a monté 35 Rhums et White Material, on ne place même pas la musique, on la... Bout à bout, le début du film, on pose la musique vraiment, et la durée, tout... C’était comme si... la musique s’arrêtait au moment où le film commence vraiment. 

Quand la musique devient la chanson du film, quand une chanson devient la musique du film, elle contient beaucoup d’émoi et d’angoisse, d’anxiété, et d’émotions très fortes aussi que j’ai ressenties pendant le tournage et que la musique grave pour toujours. C’est très compliqué d’aimer un film qu’on a fait. Moi, j’en suis incapable. Mais par contre, j’aime cette musique. Donc finalement, il y a des séquences entières que Stuart m’a rendues aimables. Je pense peut-être à Avec amour et acharnement, quand la chanson de Stuart commence, quand Juliette sort dans la nuit. Je suis broyée à ce moment-là, parce que je sais que le personnage qu’interprète Juliette est broyé. Mais la chanson a cristallisé ce moment-là pour toujours.

Disons que déjà, je pensais que quelque chose de possible pouvait passer entre Wim Wenders et moi, son assistante. En fait, ce qui nous a beaucoup aidés pendant les repérages du film, c’était d’être dans son van, le van du repérage, qui était une sorte de petit bureau, et d’écouter de la musique. Et à l’époque, c’était encore des cassettes. Et je crois que j’ai gardé toutes les cassettes, que je recopiais. J’avais apporté les miennes, moi aussi. Mais je pense que, en dehors de ça, tout le parcours musical que Wim avait dans ces cassettes magnifiques, ça racontait le film, un peu. Je me souviens d’une chanson très belle qui s’appelait « L.A. Freeway », que j’ai plus jamais réentendue. Mais je l’ai en cassette. J’entendais « L.A. Freeway » et je savais que quoi qu’il arrive, je serais d’accord avec Wim, rien que pour ces choix-là. Ça ne pourrait jamais... On ne serait jamais en désaccord par rapport à ça. Peut-être, oui, que ça... ça nous permettait de nous comprendre alors qu’on n’avait rien de commun. Après, Jim, c’est différent parce que Jim... J’avais vu Permanent Vacation Je connaissais les Lounge Lizards, mais j’ai sympathisé avec John Lurie et du coup, il m’a fait écouter des musiques qu’il avait faites pour Jim Jarmusch. J’adore la musique que composaient John, et Tom Waits. C’était quand même une sorte de... En plus, je m’apprêtais à tourner mon premier film. C’était... c’était très, très fort.

Entretien : Charles Bosson
Réalisation : Laurent Sarazin — Imaginé productions
Montage : Olympe Petrou — Imaginé productions
© Cité de la musique — Philharmonie de Paris

Retour sur une collaboration de plus de trois décennies entre Claire Denis et le groupe de rock indépendant Tindersticks. Une amitié de cinéma et de musique, où le regard de la cinéaste croise la création musicale du groupe.

Tout démarre un jour de mai 1995. Pour décompresser de l’écriture du scénario de son cinquième long-métrage, la cinéaste française Claire Denis se rend au Bataclan, attirée par l’intensité élégante des Anglais de Tindersticks qui viennent tout juste de publier leur deuxième album. L’une des chansons jouées ce soir-là, «My Sister», provoque chez elle une telle émotion, en résonnance avec le film qu’elle est en train d’écrire, qu’elle file voir le groupe en coulisse pour leur demander l’autorisation de l’utiliser dans la bande-son. Immédiatement emballé, Stuart A. Staples, voix vibrante et ténébreuse du groupe, lui propose à la place de composer une musique originale pour l’ensemble du film, sans que ni les musiciens ni la cinéaste ne se doutent à cet instant que cette offre va donner lieu à une collaboration étroite et quasi-exclusive pendant presque trente ans. Depuis Nénette et Boni, le film en question, jusqu’au récent Stars at Noon, les Tindersticks (ou Stuart A. Staples seul pour L’Intrus, White Material ou High Life) ont ainsi apposé leur griffe envoûtante sur pas moins de dix films de Claire Denis, devenant l’un des marqueurs majeurs de son cinéma.

Apparus au début de la décennie 90, sur les décombres d’un premier groupe moins remarqué, Asphalt Ribbons, les Tindersticks ont immédiatement marqué les esprits. Alors que l’Angleterre s’apprêtait à entamer son énième combat de coqs insulaire avec la britpop, ils ont su jouer une partition singulière, déployant une musique sans attache identitaire, mais fluctuant dans les coursives de plusieurs genres, de la pop symphonique de Scott Walker et Lee Hazlewood jusqu’au songwriting ombrageux de Leonard Cohen et Nick Cave, avec une forte propension à intégrer à leurs chansons la tension dramatique des musiques de films, de Bernard Herrmann à Ennio Morricone. Nullement prisonnière d’un style elle aussi, Claire Denis s’est imposée, notamment depuis cette rencontre, comme une créatrice au langage unique, jouant des codes du film de genre (Trouble Every Day) ou du film noir (Les Salauds), prolongeant la vision rêche de l’intime de Rivette ou Pialat (Un Beau soleil intérieur, Avec Amour et acharnement) tout en demeurant, à travers ses affinités pour Wenders, Jarmusch ou Hou Hsiao-hsien, la plus internationalement appréciée et primée des cinéastes hexagonales. C’est aussi quelqu’un pour qui la musique de film n’est jamais un élément secondaire et décoratif d’un film, mais l’ultime révélateur des tourments et des sentiments de ses personnages comme la réverbération hors-champ et mystérieuse de la beauté des plans.

— Tindersticks - Trouble Everyday en live à la Philharmonie de Paris (2015)

Avec les Tindersticks, qui ont su adapter pour chaque film leur configuration instrumentale, des élans symphoniques (Trouble Every Day) jusqu’à la simplicité country-folk (35 Rhums), en passant par le miniaturisme climatique ou électronique (Les Salauds), Claire Denis a établi un dialogue sensoriel qui fait désormais partie intégrante de l’écriture et de la mise en scène, dépassant le simple cadre des obligations syndicales de la musique à l’image. À réécouter ces musiques dans les films, et même détachées de ceux-ci, on saisit toute la dimension fusionnelle et sensuelle qui les unit, tout comme on mesure à quel point l’intuition de départ de Claire Denis fut une illumination comme il s’en produit rarement entre les mondes, parfois hermétiquement séparés, du rock et du cinéma. On peut même raisonnablement penser que son travail a nourri en retour celui de son groupe fétiche, dont les chansons ont depuis considérablement profité de ces expériences chimiques constamment renouvelées et enrichies.

Après la publication en 2021 d’un treizième album, Distractions, suivi peu après d’un généreux best-of (Past Imperfect) les Tindersticks choisissent cet automne de célébrer sur scène l’itinéraire bis de leur œuvre, qui n’est en rien secondaire mais parfaitement complémentaire, comme ils l’avaient déjà fait en 2011 lors de quelques concerts mémorables. Une expérience de ciné-concert qui s’accompagne des extraits des films projetés sur un écran géant, donnant lieu à la fois à un cérémonial gracieux, où le ballet fluide des instruments et la palette de sensations semblent inépuisables, mais aussi à des moments d’intense dramaturgie, tant la musique du sextette de Nottingham semblait dès l’origine conçue pour se déployer ainsi, vivante et expressive, d’une calme volupté baudelairienne tout en étant parfaitement contemporaine. Ces quelque 2h20 qui attendent les spectateurs de la Philharmonie de Paris risquent à l’évidence, à l’instar des films de Claire Denis, de rester longtemps imprimées dans leurs mémoires.

Christophe Conte

Journaliste, auteur et documentariste, Christophe Conte a publié plusieurs ouvrages sur la chanson française et le rock (Étienne Daho, Nino Ferrer...) ainsi qu’une « anti-discothèque idéale ». Il a réalisé des documentaires sur David Bowie, François de Roubaix, le glam rock et The Kinks.

  • Texte : Christophe Conte
  • Entretien : Charles Bosson
  • Réalisation : Laurent Sarazin - Imaginé productions
  • Montage : Olympe Petrou - Imaginé productions
  • © Cité de la musique - Philharmonie de Paris