Tout démarre un jour de mai 1995. Pour décompresser de l’écriture du scénario de son cinquième long-métrage, la cinéaste française Claire Denis se rend au Bataclan, attirée par l’intensité élégante des Anglais de Tindersticks qui viennent tout juste de publier leur deuxième album. L’une des chansons jouées ce soir-là, «My Sister», provoque chez elle une telle émotion, en résonnance avec le film qu’elle est en train d’écrire, qu’elle file voir le groupe en coulisse pour leur demander l’autorisation de l’utiliser dans la bande-son. Immédiatement emballé, Stuart A. Staples, voix vibrante et ténébreuse du groupe, lui propose à la place de composer une musique originale pour l’ensemble du film, sans que ni les musiciens ni la cinéaste ne se doutent à cet instant que cette offre va donner lieu à une collaboration étroite et quasi-exclusive pendant presque trente ans. Depuis Nénette et Boni, le film en question, jusqu’au récent Stars at Noon, les Tindersticks (ou Stuart A. Staples seul pour L’Intrus, White Material ou High Life) ont ainsi apposé leur griffe envoûtante sur pas moins de dix films de Claire Denis, devenant l’un des marqueurs majeurs de son cinéma.
Apparus au début de la décennie 90, sur les décombres d’un premier groupe moins remarqué, Asphalt Ribbons, les Tindersticks ont immédiatement marqué les esprits. Alors que l’Angleterre s’apprêtait à entamer son énième combat de coqs insulaire avec la britpop, ils ont su jouer une partition singulière, déployant une musique sans attache identitaire, mais fluctuant dans les coursives de plusieurs genres, de la pop symphonique de Scott Walker et Lee Hazlewood jusqu’au songwriting ombrageux de Leonard Cohen et Nick Cave, avec une forte propension à intégrer à leurs chansons la tension dramatique des musiques de films, de Bernard Herrmann à Ennio Morricone. Nullement prisonnière d’un style elle aussi, Claire Denis s’est imposée, notamment depuis cette rencontre, comme une créatrice au langage unique, jouant des codes du film de genre (Trouble Every Day) ou du film noir (Les Salauds), prolongeant la vision rêche de l’intime de Rivette ou Pialat (Un Beau soleil intérieur, Avec Amour et acharnement) tout en demeurant, à travers ses affinités pour Wenders, Jarmusch ou Hou Hsiao-hsien, la plus internationalement appréciée et primée des cinéastes hexagonales. C’est aussi quelqu’un pour qui la musique de film n’est jamais un élément secondaire et décoratif d’un film, mais l’ultime révélateur des tourments et des sentiments de ses personnages comme la réverbération hors-champ et mystérieuse de la beauté des plans.
Avec les Tindersticks, qui ont su adapter pour chaque film leur configuration instrumentale, des élans symphoniques (Trouble Every Day) jusqu’à la simplicité country-folk (35 Rhums), en passant par le miniaturisme climatique ou électronique (Les Salauds), Claire Denis a établi un dialogue sensoriel qui fait désormais partie intégrante de l’écriture et de la mise en scène, dépassant le simple cadre des obligations syndicales de la musique à l’image. À réécouter ces musiques dans les films, et même détachées de ceux-ci, on saisit toute la dimension fusionnelle et sensuelle qui les unit, tout comme on mesure à quel point l’intuition de départ de Claire Denis fut une illumination comme il s’en produit rarement entre les mondes, parfois hermétiquement séparés, du rock et du cinéma. On peut même raisonnablement penser que son travail a nourri en retour celui de son groupe fétiche, dont les chansons ont depuis considérablement profité de ces expériences chimiques constamment renouvelées et enrichies.
Après la publication en 2021 d’un treizième album, Distractions, suivi peu après d’un généreux best-of (Past Imperfect) les Tindersticks choisissent cet automne de célébrer sur scène l’itinéraire bis de leur œuvre, qui n’est en rien secondaire mais parfaitement complémentaire, comme ils l’avaient déjà fait en 2011 lors de quelques concerts mémorables. Une expérience de ciné-concert qui s’accompagne des extraits des films projetés sur un écran géant, donnant lieu à la fois à un cérémonial gracieux, où le ballet fluide des instruments et la palette de sensations semblent inépuisables, mais aussi à des moments d’intense dramaturgie, tant la musique du sextette de Nottingham semblait dès l’origine conçue pour se déployer ainsi, vivante et expressive, d’une calme volupté baudelairienne tout en étant parfaitement contemporaine. Ces quelque 2h20 qui attendent les spectateurs de la Philharmonie de Paris risquent à l’évidence, à l’instar des films de Claire Denis, de rester longtemps imprimées dans leurs mémoires.