Espace (ouvert) et temps (dilaté) pour un concert hors norme : la stupéfiante partition tout à la fois radicale et pop de Philip Glass est présentée en version de concert par l’ensemble Ictus, le Collegium Vocale Gent et Suzanne Vega en narratrice protéiforme.
Depuis ses origines, l’opéra ne cesse de se préoccuper de mythe, jusqu’à en être hanté. À bien des égards, Einstein on the Beach (1976) s’inscrit dans cette tradition. Par sa forme, d’abord: un sujet emblématique au destin unique et connu de tous; le recours au chœur, qui, énigmatique, commente l’action au masque –un masque certes réactualisé, mais non moins archétypal que les masques antiques–; sans oublier le mystère, percé d’interstices qui laissent filtrer le sublime. Cependant, aux mythologies classiques, Philip Glass et son cocréateur Bob Wilson en ont préféré une autre, non moins remplie de bruits et de fureur: celle de la naissance de nos sociétés contemporaines, dont les héros ne sont pas moins ambivalents, et leurs destins pas moins tragiques. Pour leur premier opus, leur choix s’est porté sur Albert Einstein. «La plus belle expérience qui soit, disait justement le savant, est celle du mystère.»
«[Einstein on the Beach] évoque ce personnage, ce dieu mythique que l’homme de la rue connaît aussi bien que les Grecs anciens connaissaient les dieux de l’Olympe au temps d’Euripide», dit Bob Wilson. Mais il n’est nullement question ici de biographie, ni même de parabole ou de métaphore fictionnelle. Einstein on the Beach est un poème, qui convoque l’aura d’Einstein bien plus que sa réalité physique: la trace qu’il a laissée dans notre inconscient collectif, et la forme qu’il a imprimée au moule de notre société.
Nul besoin, au reste, d’évoquer factuellement la vie de l’homme: chacun peut se projeter une image de l’homme, et se projeter lui-même sur cette image. Ainsi vit le mythe: une coquille vide que chacun remplit au gré de son passé, de son présent, de son avenir.
Il ne suffit pour faire apparaître son spectre sur scène que de quelques clefs, désarmantes de simplicité. Pour le masque: une moustache, une chevelure folle et grisonnante, des cernes profondes. Qu’importe qui les porte, Einstein est là, tel un personnage de bande dessinée. Idem pour le costume, qui reproduit les habits que le savant porte sur une photo bien connue: pantalon de toile grise, bretelles sur chemisette blanche. Car qui dit mythes dit symboles, et c’est aussi là-dessus que joue Einstein on the Beach, restituant l’une après l’autre les icônes les plus emblématiques du personnage: Einstein au violon, Einstein tirant la langue, Einstein au tableau, Einstein expliquant la relativité en prenant l’exemple du train…
MYTHE ET MYSTIQUE
L’évocation répétée de ces symboles sur la durée de l’opéra installe peu à peu un rituel au cœur même de l’œuvre– un rituel qui est autant moteur du spectacle que litanie et formule. Car qui dit mythe dit aussi mystique. Et la personne d’Einstein a cristallisé autour d’elle un nouveau catéchisme énigmatique: celui du messie que le XIXe siècle industriel et scientiste aurait tant attendu. Le livret original s’apparente ainsi davantage à un réservoir de textes de différentes natures, destinés à être utilisés avec une certaine liberté– ils seront lus ici selon le point de vue tout personnel de Suzanne Vega, célèbre pour ses petits joyaux de pop poétique dans les années 1980.
La musique de Philip Glass, dans laquelle se fond l’ensemble Ictus, contribue grandement à cette liturgie, puisant largement dans son expérience de la musique indienne. Cette tradition musicale plurimillénaire, qu’il a étudiée avec le grand Ravi Shankar notamment, est inséparable de la religion: en Inde, la musique est sacrée. Même quand elle n’est pas jouée dans un contexte religieux, elle célèbre avant tout le divin. Sans s’approprier tous ses modes et formules, Glass en retient la rythmique fabuleuse, les kaléidoscopes de couleurs, et surtout son rapport au temps tout à fait différent de celui qui domine le monde musical occidental. Einstein on the Beach s’inscrit ainsi dans une dimension temporelle autre. Au reste, en fait de temporel, il s’agirait plutôt d’intemporel. Car le mythe, c’est encore cela: un schéma inlassablement nourri du présent, réceptacle de nos projections, peurs et fantasmes, quelle que soit l’époque, et par-delà le temps.
MICROCHIRURGIE RYTHMIQUE
Là où les forces conjuguées de Philip Glass et Bob Wilson, en compagnie de la chorégraphe Lucinda Childs, présentaient en 1976 un spectacle total à valeur de manifeste, cette relecture, proposée quarante ans plus tard, expose en première ligne le geste musical lui-même. Le défi physique et mental que représentent pour les musiciens d’Ictus et les chanteurs du Collegium Vocale Gent ces 200 minutes de microchirurgie rythmique, souvent à très haute vitesse, constitue le cœur de l’action dramatique. Ils jouent, se font des signes, partagent l’espace du public entre leurs interventions, changent de place, entourent les spectateurs, s’occupent de modifier les éclairages: ils sont «à l’œuvre» dans l’œuvre.
La durée extrême, le plein déploiement des processus répétitifs et accumulatifs, la diction envoûtante de Suzanne Vega plongent l’auditeur dans une écoute immersive, immaîtrisable, qui le reconnecte à la fraîcheur et la radicalité des premières expériences de Glass et ses compagnons d’alors. Les portes de la salle de concert resteront ouvertes, permettant au public d’aller et venir à sa guise, tandis que la frontière entre scène et salle sera rendue incertaine par l’installation artistique et lumineuse de Germaine Kruip, qui reconfigure l’espace.