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Les mots de la musique : l’ornement

Publié le 04 octobre 2018 — par Albina Belabiod

© DR

Trille, mordant, appoggiature ou encore gruppetto… Ils sont à la phrase musicale ce que les figures de style sont à la littérature. Depuis plus 1000 ans, les ornements embellissent la musique et invitent l’interprète à déployer toute l’étendue de son talent… au risque de parfois faire se retourner les compositeurs dans leurs tombes.

Appelé autrefois « agrément », « note de goût » ou encore « broderie », l’ornement désigne une variation ajoutée à la phrase musicale, dans le but de l’embellir ou de la diversifier. Sur la partition, le compositeur indique à l’interprète, par un signe ou une note inscrite en petit caractère, la façon d’agrémenter le texte initial. Mais l’ornement peut aussi être ajouté par l’interprète lui-même, voire improvisé au moment du concert.

On recense plus de cent ornements. Les plus fréquents sont le trille (alternance très rapide de deux notes contigües), le mordant (qui s’apparente à un trille très court), le gruppetto (groupe de notes contigües jouées rapidement avant la note principale) et l’appoggiature (note jouée rapidement avant la note principale).

Dans l’exemple ci-dessous, on entend dès les premières secondes de nombreux mordants, qui laissent la place à de longs trilles à la douzième seconde :

Jean-Philippe Rameau – La Follette (Rondeau) – Scott Ross

Si l’art de l’ornementation a évolué au cours des siècles, il est demeuré la forme d’expression la plus manifeste de la créativité de l’interprète et de sa liberté vis-à-vis du texte. Une même pièce peut ainsi donner lieu à différentes interprétations, à l’image de la Sonate K. 32 de Scarlatti, ornementée ci-dessous par Alexandre Tharaud, puis par Yevgeny Yontov.

Domenico Scarlatti – Sonate K. 32 – Alexandre Tharaud

Domenico Scarlatti – Sonate K. 32 – Yevgeny Yontov

Les premières traces d’ornements remontent à la musique savante du IXe siècle, dans les chants grégoriens, dont de nombreuses mélodies sont ornées de tremulas, collisibiles, secabiles, repercussio vocis, etc., techniques d’interprétation à destination des chanteurs, vouées à décorer la phrase musicale. C’est en Italie, à la Renaissance, que le procédé se développe de façon significative, se propageant rapidement dans toute l’Europe, notamment grâce à des compositeurs tels que Palestrina, Caccini ou Carissimi. À l’ère baroque, les chanteurs-stars rivalisent de virtuosité, improvisant vocalises et ornements pour rendre leurs arias, qu’elles soient sacrées ou profanes, les plus spectaculaires possible.

Riccardo Broschi – Artaserse : « Son qual nave ch’agitata » – Extrait du film Farinelli de Gérard Corbiau

La mode de l’improvisation gagne bientôt les instrumentistes solistes, puis les musiciens d’ensemble, pour lesquels l’ajout d’ornements devient une façon de briller et de se faire entendre, au risque de parfois frôler la cacophonie. Dès la fin du XVIIe siècle, certains compositeurs se rebellent contre ces libertés prises par les musiciens, et pour de nombreux créateurs il devient indispensable de faire figurer en début de partition une table d’ornements dans laquelle il convient dorénavant de piocher. À l’image de Johann Sebastian Bach qui, en 1720, inscrit un tableau de treize ornements en préambule de son Klavierbüchlein. Il reste encore de nos jours une référence vers laquelle se tournent les interprètes soucieux de respecter les volontés du Cantor de Leipzig.

Johann Sebastian Bach : Trio en sol mineur BWV 929 – Aurélien Delage. Concert enregistré à la Cité de la musique le 14 mars 2014.

Au XIXe siècle, si l’ornement garde une place de choix dans la musique, notamment vocale avec le bel canto, il n’est plus question de laisser à l’interprète l’occasion de dénaturer le travail du maître, et c’est Rossini qui, avec son opéra Elisabetta en 1815, décide d’écrire pour la première fois l’intégralité des ornements sur la partition ; une façon de se prémunir d’un excès de créativité de la part de ses chanteurs…

Gioachino Rossini – Elisabetta, regina d’Inghilterra – « Quant’è grato all’alma mia » – Joyce DiDonato

Dans la préface de son Troisième Livre de pièces pour clavecin, François Couperin témoigne de son exaspération à l’égard des clavecinistes qui ne respectent pas ses indications : « Je suis toujours surpris (après les soins que je me suis donné pour marquer les agréments qui conviennent à mes Pièces, dont j’ai donné, à part, une explication assez intelligible dans une Méthode particulière, connue sous le titre de L’art de toucher le Clavecin), d’entendre des personnes qui les ont apprises sans s’y assujettir. C’est une négligence qui n’est point pardonnable d’autant qu’il n’est point arbitraire d’y mettre tels agréments qu’on veut. Je déclare donc que mes pièces doivent être exécutées comme je les ai marquées, et qu’elles ne feront jamais une certaine impression sur les personnes qui ont le goût vrai tant qu’on n’observera pas à la lettre tout ce que j’y ai marqué, sans augmentation ni diminution. »

La liberté de l’interprète s’arrête où commence le respect du compositeur…