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Les quatuors razoumovski de Beethoven

Publié le 27 mai 2020 — par Angèle Leroy

© Bridgeman Images

Dans ses quatuors op. 59, Beethoven trace des perspectives nouvelles. Si leurs premiers interprètes les assimilaient volontiers à une « musique de cinglé », Schumann, Brahms et Wagner ne tarissaient pas d’éloges à leur égard. 

— Quatuor Ebène - String Quartet No. 9 in C Major, Op. 59 No. 3, "Razumovsky": IV. Allegro molto

« Mais qu’ai-je à faire de vos misérables archets quand l’esprit me visite ? » C’est ce qu’aurait répondu Beethoven à son ami Ignaz Schuppanzigh, qui se serait plaint de la difficulté technique des Quatuors op. 59. L’anecdote est séduisante, mais il n’est pas certain qu’elle soit vraie, comme d’autres récits ou « petites phrases » de Beethoven dont il est difficile de retracer les origines.

Avant même de bousculer ses auditeurs, donc, Beethoven bouscula ses interprètes. Ainsi, « rien » qu’avec ces trois quatuors « Razoumovski » (leur surnom fait référence à leur dédicataire, le comte puis prince Razoumovski, qui était l’un des mécènes du compositeur), il réussit à dérouter Schuppanzigh et les membres de son quatuor, qui pensèrent à la première lecture du Quatuor op. 59 n° 1 que le compositeur leur faisait une farce, et à mettre en colère Bernhard Romberg, l’un des plus grands violoncellistes de son temps, lors de la création de 1812. La cause ? Le deuxième mouvement du Quatuor op. 59 n° 1, ouvert sur des si bémols répétés du violoncelle à nu.

— Quatuor Ebène - String Quartet No. 7 in F Major, Op. 59 No. 1, "Razumovsky": II. Allegretto vivace e sempre...

Mais toutes ces notes répétées, pour originales qu’elles soient, ne sont que l’une des caractéristiques hors normes de ce mouvement. Certains allèrent jusqu’à parler d’une « mauvaise farce de toqué, une musique de cinglé », rien de moins !

On sait que Beethoven souffrit de cette incompréhension du public et des musiciens – il fit souvent référence à l’avenir comme à un temps où ses œuvres seraient enfin appréciées à leur juste valeur. Le compositeur anticipait ainsi que la Sonate « Hammerklavier » donne encore du fil à retordre aux pianistes qui la joueraient cinquante ans plus tard. Au violoniste Felix Radicati, qui estimait que les Quatuors op. 59 n’étaient « pas de la musique », il aurait rétorqué : « ce n’est pas pour vous, c’est pour les temps à venir ». Même l’Opus 59 n° 3, qui fut le mieux accueilli à l’époque de la création, commence par une introduction lente (le geste deviendra fréquent dans les quatuors des années 1820) qui confine… à l’atonalité !

— Quatuor Ebène - String Quartet No. 9 in C Major, Op. 59 No. 3, "Razumovsky": I. Introduzione (Andante con moto...

Au moins, toutes ces réactions témoignaient d’une chose : tout le monde s’était rendu compte que Beethoven, avec ces trois quatuors de 1806-1807, et avec sa musique de l’époque d’une manière générale, frayait bien les « nouveaux chemins » qu’il entendait explorer depuis la Symphonie « Eroica ». Les quatuors précédents, ceux de l’Opus 18, avaient représenté une prise en main du genre – ceux-ci affirmaient une personnalité amenée à marquer l’histoire du quatuor d’une empreinte indélébile.

Ces trois quatuors comptent aujourd’hui (et depuis un certain temps, car ils suscitèrent l’intérêt et l’admiration de Schumann, de Mendelssohn, de Brahms et même de Wagner) parmi les œuvres pour cordes les plus aimées de Beethoven. Ils sont, il faut le dire, plus faciles d’accès que les derniers quatuors, car s’il est bien quelque chose où Beethoven fut constant, c’est dans sa capacité à déjouer les horizons d’attente et à poser des défis à ses auditeurs, contemporains ou non. Les mouvements lents, en particulier ceux des deux premiers quatuors de cet Opus 59, présentent un poids expressif inusité – celui de l’Opus 59 n° 1 est même tout bonnement déchirant, tandis que celui de l’Opus 59 n° 2, à « jouer avec beaucoup de recueillement » (Beethoven), donnerait à entendre, selon Czerny – encore lui –, « une méditation sur l’harmonie des sphères devant le ciel étoilé, dans le silence de la nuit ».

— Quatuor Ebène - String Quartet No. 7 in F Major, Op. 59 No. 1, "Razumovsky": III. Adagio molto e mesto
— Quatuor Ebène - String Quartet No. 8 in E Minor, Op. 59 No. 2, "Razumovsky": II. Molto adagio