Le musicien célèbre la réédition de ses trois premiers albums, pierres angulaires du rap français. Et redessine les contours d’un territoire paradisiaque aux frontières du jazz, de la soul, la chanson et du hip-hop.
Si l’émergence de la scène rap est certainement l’un des faits musicaux majeurs des années 80 dans l’Hexagone, le bouillonnement phénoménal alors à l’œuvre est encore en grande partie souterrain. Et ce n’est qu’au tout début de la décennie 90 qu’explose le plafond de verre qui séparait le hip-hop du grand public, avec le succès phénoménal du premier album de MC Solaar, Qui sème le vent récolte le tempo, publié en 1991. Des tubes (« Bouge de là », « Victime de la mode », « Caroline »), des chiffres de vente colossaux (plus de 300 000 exemplaires) et une Victoire de la musique couronnent l’émergence d’un rappeur aux textes poétiques et au flow nonchalant.
Étudiant en langues et en philosophie, affichant une soif de lecture et une curiosité sans frontières, le profil de Claude M’Barali tranche et séduit. Le clou est enfoncé en 1994 avec le chef-d’œuvre Prose Combat, où il affine une écriture qui se frotte désormais à des sujets sociétaux, et poursuit un dialogue fécond avec le jazz, dont mille et une nuances irriguent ses morceaux. La musique, c’est l’affaire du fidèle Jimmy Jay, épaulé par deux jeunes ingénieurs du son qui ont carte blanche, Hubert Blanc-Francard (alias Boombass) et Philippe Zdar, un duo bientôt aux avant-postes de la French touch. Carton plein, on frôle le million d’unités vendues.
Avec Paradisiaque, en 1997, la machine se grippe. Non d’un point de vue artistique ou commercial – l’album est une grande réussite – mais les relations avec Polydor se tendent puis se rompent. Unilatéralement, la maison de disques publie en 1998 une collection de chansons initialement destinée à accompagner le troisième album de MC Solaar. Le différend se réglera devant la justice, au bénéfice du rappeur, mais donnera lieu à une situation ubuesque : pendant vingt ans, les trois premiers albums de MC Solaar, des pierres angulaires d’un genre qui devient majoritaire dans le paysage musical, vont disparaître. Plus disponibles dans les magasins, absents des plateformes de streaming. Un pan de l’histoire effacé.
C’est leur renaissance que MC Solaar célèbre aujourd’hui avec ce New Big Band Project. Désormais propriétaire des masters de ses trois premiers albums, le rappeur les a réédités en bonne et due forme. Depuis l’automne 2021, Qui sème le vent récolte le tempo, Prose Combat et Paradisiaque (dans sa version double originellement imaginée par l’artiste) sont à nouveau à portée de toutes les oreilles, notamment celles d’une jeune génération qui ne connaît souvent du rappeur que la partie de sa carrière entamée en 2001 avec l’album Cinquième As. À chacun, une révélation s’impose : ces morceaux ont traversé le temps intacts. Trente années d’histoire du rap et de la chanson ont passé et confirmé leur originalité, leur (im)pertinence et leur modernité. Sur la scène de la Philharmonie, les retrouvailles se font à l’aune d’un audacieux pari : revisiter ce répertoire avec un ensemble symphonique, l’Orchestre national d’Île-de-France, et The Ice Kream, groupe qui fédère notamment cuivres et chœurs, sous la houlette du directeur musical Issam Krimi, également claviériste. Le musicien a déjà exercé ses talents d’alchimiste en concevant les six éditions de Hip Hop Symphonique organisées par Radio France depuis 2016. Un art de la conversation qu’il met ici au service des chansons de MC Solaar avec une subtilité et une maestria saisissantes.
Les relectures des morceaux ainsi proposées ont ceci d’extraordinaire qu’elles en soulignent les qualités et en rehaussent les couleurs, mais aussi qu’elles redessinent la cartographie des genres musicaux arpentés par ce hip-hop lettré et généreux : les arrangements de cordes imaginés pour « Victime de la mode » renvoient aux plus belles heures de la chanson française ; les cuivres de « Qui sème le vent récolte le tempo » respirent le jazz et le groove ; la soul et le gospel ne sont jamais loin. En toute décontraction, MC Solaar pose ses textes tirés au cordeau avec souplesse et élégance. Un peu plus de trente ans après ses débuts et malgré les aléas d’une industrie du disque qui a si longtemps éclipsé sa fabuleuse trilogie des années 90, mais s’est essoufflée avant lui, Solaar brille encore.